Lucy sur le Styx
Le renouveau du cinéma italien passe aussi par çà. Pas seulement par des histoires de caïman, de brigades rouges, ou de terroriste repenti. Evidemment, on est loin des icônes historiques ou des péplums plus ou moins westerniens. Mais après tout, je ne suis peut-être pas le seul à ne pas m’en plaindre. Et si c’est le cas, et bien tant pis, … assumons. En tout cas, quatre ans après « Respiro », Emanuele Crialese nous livre un nouvel opus de sa contribution à cette reconstruction. Et le fait d’avoir dû, dans le cadre du Festival du Cinéma Européen en Essonne, mériter la projection par une expédition à la boussole à la recherche du cinéma L’Atmosphère de Marcoussis, n’est pas sans participer à l’impression de découverte. Bel effort que d’avoir implanté cette belle salle au milieu des champs, dans une construction flambant neuf quasi attenante à un château d’époque. Effort également louable que d’avoir de ci de là balisé le chemin de quelques indications à destination des parigots en goguette. L’effort eut-il été porté à son terme, en fléchant également la fin du parcours et en installant quelqu’enseigne distinctive vaguement lumineuse au fronton de la bâtisse, que le plaisir en fut resté néanmoins anodin. Le jeu de piste et l’angoisse de petit poucet se sentant égaré dans un nocturne labyrinthe semi-rural faisaient manifestement partie du programme. Et plaisir ultime, l’absence complète d’indication sur la route du retour prolongeait adroitement la facétie. Se sentir perdu à cinq kilomètres de la RN 20, … un must. Dire que d’ici peu, le GPS tarira cette inattendue source de délectation.
Le renouveau du cinéma italien passe aussi par çà. Pas seulement par des histoires de caïman, de brigades rouges, ou de terroriste repenti. Evidemment, on est loin des icônes historiques ou des péplums plus ou moins westerniens. Mais après tout, je ne suis peut-être pas le seul à ne pas m’en plaindre. Et si c’est le cas, et bien tant pis, … assumons. En tout cas, quatre ans après « Respiro », Emanuele Crialese nous livre un nouvel opus de sa contribution à cette reconstruction. Et le fait d’avoir dû, dans le cadre du Festival du Cinéma Européen en Essonne, mériter la projection par une expédition à la boussole à la recherche du cinéma L’Atmosphère de Marcoussis, n’est pas sans participer à l’impression de découverte. Bel effort que d’avoir implanté cette belle salle au milieu des champs, dans une construction flambant neuf quasi attenante à un château d’époque. Effort également louable que d’avoir de ci de là balisé le chemin de quelques indications à destination des parigots en goguette. L’effort eut-il été porté à son terme, en fléchant également la fin du parcours et en installant quelqu’enseigne distinctive vaguement lumineuse au fronton de la bâtisse, que le plaisir en fut resté néanmoins anodin. Le jeu de piste et l’angoisse de petit poucet se sentant égaré dans un nocturne labyrinthe semi-rural faisaient manifestement partie du programme. Et plaisir ultime, l’absence complète d’indication sur la route du retour prolongeait adroitement la facétie. Se sentir perdu à cinq kilomètres de la RN 20, … un must. Dire que d’ici peu, le GPS tarira cette inattendue source de délectation.
Pour en revenir à nos moutons, l’histoire débute dans l’Italie du début du siècle (le vingtième, cela va sans dire), et déroule l’histoire de la transformation d’une famille de paysans en émigrants pour ce nouveau monde qui donne son titre original au film (Nuovomondo), et dont l’accès passe par l’étape obligée d’Ellis Island dont le surnom de Golden Door inspire le titre de la version internationale de l’ouvrage.
La famille Mancuso, qui se compose de la mère, Fortunata (Aurora Quattrocchi), du fils Salvatore (Vincenzo Amato), de deux petits-fils Angelo (Francesco Casisa) et Pietro (Filippo Pucillo) ce dernier muet, et de quelques jeunes femmes de parenté indéterminée, survit plus qu’elle ne vit dans des conditions moyenâgeuses au flanc d’une montagne escarpée qui pourrait bien être la Sicile ou la Sardaigne. Peut-être le dialecte italien usuel du lieu, rude et lourd comme une poignée de cailloux qui vous embarrasserait la bouche, serait-il de quelque utilité à un érudit pour finalement localiser le récit en Sicile, mais il n’est nul besoin d’être cet érudit pour ressentir le poids de la misère. Et dans ce cadre aride et désolé, écrasé aussi sous le poids de la tradition et de la superstition, sous la férule d’une mère vaguement guérisseuse et vaguement sorcière, naît cependant chez Salvatore un rêve d’ailleurs, encouragé par l’exemple de son jumeau parti tenter sa chance dans un Nouveau Monde aux allures d’Eldorado. N’y tenant plus, il finit par se décider au grand voyage, entraînant dans son sillage le reste du clan. Chemin faisant, le groupe s’enrichit d’une jeune femme, Lucy (Charlotte Gainsbourg), se disant anglaise, bourgeoisement vêtue, et en quête d’un alibi matrimonial pour accéder au navire d’émigrants.
Après un éprouvant voyage à fond de cale, le bateau libère ses passagers à la porte des USA et les livre aux formalités administratives et aux tests de santé et d’aptitude des autorités d’immigration.
Sans verser dans une mièvrerie ni romantique ni de comédie, le film se présente comme un voyage tout autant géographique que social ou initiatique. Il dépeint la migration et la mutation à marche forcée d’une culture agricole et en apparence miséreuse vers une modernité davantage rêvée que réellement comprise. Il se développe en trois parties successives : en Italie avant le départ, le voyage, et le séjour à Ellis Island. Peut-être pourrait-on même séparer une quatrième partie, à inclure en seconde position, présentant la rencontre avec le monde moderne et citadin avant l’embarquement au port.
Bien sûr, la motivation de la migration est d’abord économique, soutenue par la révolte d’un paysan vieilli avant l’heure aux prises avec des conditions de vie intenables, coincé qu’il est entre les maigres ressources que lui permettent son cheptel rare, une terre pauvre et rocailleuse, et une famille dont il a la charge depuis le départ de son frère jumeau vers des horizons plus propices. Certains se contentent de cette situation, peut-être trop effrayés à l’idée d’abandonner tout lien avec un cadre de référence connu, peut-être aussi par résignation, ou parce qu’ils n’imaginent même pas qu’un autrement soit possible. Lui est déjà dans cet âge où les responsabilités s’accumulent, et encore dans celui où l’on n’a pas perdu espoir de changer les choses, où, même si l’on est déjà tout imprégné de ces routines de pensée qui mènent à l’acceptation, au « faire avec », à ce que les anglo-saxons nomment coping, on est encore dans la recherche de changements et d’avenir meilleur. Il est déjà dans cette dévotion qui lui fait gravir la montagne pieds nus et une pierre dans la bouche pour la déposer au pied de la croix dressée à son sommet, mais encore dans la colère lui faisant réclamer un signe de la part du Dieu qu’il implore : Voilà ma pierre, maintenant je ne bouge pas tant que tu ne m’envoies pas ce signe de ce qui va changer ! Il est encore dans l’âge de la crédulité face à ces images, ces cartes postales humoristiques présentant un arbre aux fruits en forme de pièces de monnaie ou des légumes géants dont il ne saisit pas l’ironie, qu’il découvre au pied de la croix. Mais il est déjà dans l’âge de la traduction de ce rêve par la planification concrète du départ du clan vers l’Eldorado où coule le fleuve de lait dont il a entendu parler. Un homme à la frontière entre deux âges, à la frontière entre deux époques, et bientôt à la frontière entre deux mondes. Un homme aussi à la conviction puissante et contagieuse qui deviendra le guide de la troupe qu’il réunit. Nulle surprise dès lors que cet homme se nomme ici Salvatore, le Sauveur d’un monde finissant, et que ses enfants soient d’une part Angelo, l’Ange, et d’autre part Pietro, le Pierre sur lequel se bâtira le troupeau qu’il a assemblé, littéralement son Eglise.
Sa mère Fortunata, elle, est pleinement de son temps et de son lieu. Elle est ancrée dans une oralité qui se revendique. « Je ne comprends pas les choses écrites », répond-elle dédaigneusement en refusant un carton qui lui est tendu. Elle sait trouver son chemin et maîtriser les esprits maléfiques, se saisir des serpents et conjurer les sorts. Elle sait parler aux absents et voir dans le monde qui l’entoure autre chose que la simple misère matérielle. Elle est de ce monde, mais elle est aussi d’un autre monde, plus grand, plus vaste, plus magique, dont nul ne pourra jamais la déloger car elle en est la maîtresse, un monde de magie, de fortune dont elle porte le nom, et de sortilèges, un monde qui rend le monde d’ici bas si négligeable ou mieux, n’en fait que le perron de son domaine de puissance secrète.
Et c’est bien de la révolte du fils contre la mère qu’il est question. La révolte du présent contre le passé. Mais un passé qui regarde le présent de toute sa hauteur et finit par accepter de le laisser tenter sa chance avant de retourner en lui-même. Freud en pleine action, à l’épreuve des travaux pratiques de la mise en œuvre des passions et des rebellions. En tout cas, un autre ressort de cette réticence à la modernité qui alimentait le coping relevé plus haut.
Dans les éclats de cette confrontation, comme des étincelles nées de l’affrontement du marteau et de l’enclume, apparaît alors Lucy. Femme mystère, issue d’on ne sait où, peut-être anglaise, peut-être italienne, peut-être bourgeoise, peut-être catin, aussi à l’aise devant la naïveté du simple et de l’inculte que face à la lubricité du marchand de passeport, ou face à la modernité de l’administration médico-scientifique du Service de l’Immigration. Rousse comme le diable, Lucy – et ce simple prénom, sans autre patronyme, n’est certainement pas là par hasard - est ce passeur qui guide le voyageur d’une rive à l’autre du Styx. Sans passé, sans histoire. Juste dans le présent de l’instant qui doit accoucher du futur. Mais si elle est Charon, elle l’est à contre-sens, vers une résurrection. Presque Méphisto prodiguant la jeunesse à un Salvatore qui, en pleine mer se rasant la moustache se transforme subitement de vieillard accablé en jeune et solide gaillard. Mais Méphisto est un escroc retors là où Lucy est une muse, une Maïa experte en mise au monde. Encore que les choses ne soient pas forcément si simples et que Lucy puisse être sans doute les deux choses à la fois selon le regard que l’on porte sur elle, la naissance étant autant l’arrivée d’un nouvel être au jour que la séparation d’avec son terreau nourricier. Elle est autant délivrance que traumatisme. Elle est autant espoir que division, comme cet étonnant plan du film en plongée montrant la foule du port se scindant au départ du navire. Autant désir que mystère de l’inconnu, comme cette arrivée en Amérique dans un brouillard tel que jamais aucune image n’en montrera ni les côtes ni autre chose que l’intérieur des locaux du Service de l’Immigration. Et comme s’il fallait encore forcer le trait du symbole, c’est justement lors de l’examen gynécologique imposé aux femmes à leur arrivée à Ellis Island, dans la mise à jour de la fonction maternante pourrait-on dire, que se décide le résultat du combat entre Lucy et Fortunata, entre la mère symbolique et la mère charnelle, entre le passé et l’avenir.
Emporté dans l’euphorie de la métaphore et de l’allégorie, Crialese n’est jamais avare en redoublement du discours et de la symbolique, puisant dans chaque anecdote du récit la moindre occasion d’alimenter le propos à la fois en détails historiques ou sociaux et en répétitions signifiantes. Le mutisme de Pietro, la place des femmes transportées d’un bord à l’autre de l’Atlantique comme vers une place de marché matrimonial, leur débarquement en grandes tenues traditionnelles, le viatique offert par le prêtre du village aux voyageurs en partance et prélevé sur les nobles défunts et les gloires mafieuses locales décédées, … tout concourt à renforcer ensemble les caractères initiatiques, religieux, psychologiques, politiques, sociaux, du voyage qui se déroule à l’écran.
Et dans cette abondance de facettes de la notion de voyage, comment ne pas être tenté de voir au surplus dans les quelques scènes d’hallucinations visuelles de Salvatore un clin d’œil au voyage réprouvé par la législation sur la toxicomanie ? Mais on dira sans doute alors que le propos général du film est tellement ailleurs qu’il faut avoir l’esprit bien compliqué pour trouver ici de telles allusions scabreuses.
Pour qui en serait resté au cinéma italien des années 70, ce film ferait office de production extra-terrestre. Au chapitre de l’évocation immédiate, il aurait bien plus à voir avec le « Yol » de Yilmaz Güney qu’avec un quelconque Fellini ou un Sergio Leone inconnu. Peut-être à cause de l’étrangeté des paysages de montagne qu’on dirait impossibles, comme en attente de neige sous un soleil de plomb parfois fermé de nuages épais comme un brouillard taciturne. Peut-être à cause de cette ambiance de révolte contenue jusqu’à l’explosion. Peut-être à cause de cette envie d’ailleurs chargée de sens qui ne s’imagine que face aux éléments dépassant la mesure de l’homme.
Comment Crialese parvient à passer de ce registre à celui des ambiances confinées d’une cale de bateau ou de bâtiment grouillant est un mystère qui lui appartient. Peut-être en conservant dans un recoin reculé de la mémoire de sa caméra la sensation vertigineuse des sommets escarpés et en la laissant suinter jusque dans ces images plongeantes d’escalier sur une foule en mouvement dans des coursives froides, comme, dans un tout autre registre, avait su le faire Pierre Granier-Deferre dans le générique étourdissant de « La métamorphose des cloportes ».
Comment parvient-il à faire exprimer autant de sensations complexes aux acteurs dont il s’est entouré tout en leur conservant cette force de naturel qui frise par moment le documentaire ou le reportage ? Peut-être par la complicité établie avec trois d’entre eux sur le tournage de Respiro. Peut-être … Mais cela ne dit pas où il a bien pu dénicher cette Aurora Quattrocchi (Fortunata), dont IMDb ne relève que 6 films en 17 ans, et dont la simple scène de la consultation pour exorcisme est un monument d’anthologie. Ni comment il arrive à rendre Charlotte Gainsbourg méconnaissable sans une once de grimage, comment il en obtient cette aura d’irréalité, sans que rien ne la souligne, et qui fait en grande partie s’envoler le film dans des sphères métaphysiques que le scénario ou la mise en scène auraient à eux seuls eu probablement bien du mal à rendre si transparentes.
Bien sûr, le retour nocturne et angoissé à travers les lotissements déserts de la zone pavillonnaire de Marcoussis n’est pas le plus propice au mûrissement d’un sentiment immédiat au sortir de la projection. Il a en tout cas le mérite d’éviter un éventuel débriefing rapide et réducteur. Peut-être de là la possibilité d’une relecture apaisée après quelques jours de digestion. Et la découverte d’un film pour tout dire inattendu.
La famille Mancuso, qui se compose de la mère, Fortunata (Aurora Quattrocchi), du fils Salvatore (Vincenzo Amato), de deux petits-fils Angelo (Francesco Casisa) et Pietro (Filippo Pucillo) ce dernier muet, et de quelques jeunes femmes de parenté indéterminée, survit plus qu’elle ne vit dans des conditions moyenâgeuses au flanc d’une montagne escarpée qui pourrait bien être la Sicile ou la Sardaigne. Peut-être le dialecte italien usuel du lieu, rude et lourd comme une poignée de cailloux qui vous embarrasserait la bouche, serait-il de quelque utilité à un érudit pour finalement localiser le récit en Sicile, mais il n’est nul besoin d’être cet érudit pour ressentir le poids de la misère. Et dans ce cadre aride et désolé, écrasé aussi sous le poids de la tradition et de la superstition, sous la férule d’une mère vaguement guérisseuse et vaguement sorcière, naît cependant chez Salvatore un rêve d’ailleurs, encouragé par l’exemple de son jumeau parti tenter sa chance dans un Nouveau Monde aux allures d’Eldorado. N’y tenant plus, il finit par se décider au grand voyage, entraînant dans son sillage le reste du clan. Chemin faisant, le groupe s’enrichit d’une jeune femme, Lucy (Charlotte Gainsbourg), se disant anglaise, bourgeoisement vêtue, et en quête d’un alibi matrimonial pour accéder au navire d’émigrants.
Après un éprouvant voyage à fond de cale, le bateau libère ses passagers à la porte des USA et les livre aux formalités administratives et aux tests de santé et d’aptitude des autorités d’immigration.
Sans verser dans une mièvrerie ni romantique ni de comédie, le film se présente comme un voyage tout autant géographique que social ou initiatique. Il dépeint la migration et la mutation à marche forcée d’une culture agricole et en apparence miséreuse vers une modernité davantage rêvée que réellement comprise. Il se développe en trois parties successives : en Italie avant le départ, le voyage, et le séjour à Ellis Island. Peut-être pourrait-on même séparer une quatrième partie, à inclure en seconde position, présentant la rencontre avec le monde moderne et citadin avant l’embarquement au port.
Bien sûr, la motivation de la migration est d’abord économique, soutenue par la révolte d’un paysan vieilli avant l’heure aux prises avec des conditions de vie intenables, coincé qu’il est entre les maigres ressources que lui permettent son cheptel rare, une terre pauvre et rocailleuse, et une famille dont il a la charge depuis le départ de son frère jumeau vers des horizons plus propices. Certains se contentent de cette situation, peut-être trop effrayés à l’idée d’abandonner tout lien avec un cadre de référence connu, peut-être aussi par résignation, ou parce qu’ils n’imaginent même pas qu’un autrement soit possible. Lui est déjà dans cet âge où les responsabilités s’accumulent, et encore dans celui où l’on n’a pas perdu espoir de changer les choses, où, même si l’on est déjà tout imprégné de ces routines de pensée qui mènent à l’acceptation, au « faire avec », à ce que les anglo-saxons nomment coping, on est encore dans la recherche de changements et d’avenir meilleur. Il est déjà dans cette dévotion qui lui fait gravir la montagne pieds nus et une pierre dans la bouche pour la déposer au pied de la croix dressée à son sommet, mais encore dans la colère lui faisant réclamer un signe de la part du Dieu qu’il implore : Voilà ma pierre, maintenant je ne bouge pas tant que tu ne m’envoies pas ce signe de ce qui va changer ! Il est encore dans l’âge de la crédulité face à ces images, ces cartes postales humoristiques présentant un arbre aux fruits en forme de pièces de monnaie ou des légumes géants dont il ne saisit pas l’ironie, qu’il découvre au pied de la croix. Mais il est déjà dans l’âge de la traduction de ce rêve par la planification concrète du départ du clan vers l’Eldorado où coule le fleuve de lait dont il a entendu parler. Un homme à la frontière entre deux âges, à la frontière entre deux époques, et bientôt à la frontière entre deux mondes. Un homme aussi à la conviction puissante et contagieuse qui deviendra le guide de la troupe qu’il réunit. Nulle surprise dès lors que cet homme se nomme ici Salvatore, le Sauveur d’un monde finissant, et que ses enfants soient d’une part Angelo, l’Ange, et d’autre part Pietro, le Pierre sur lequel se bâtira le troupeau qu’il a assemblé, littéralement son Eglise.
Sa mère Fortunata, elle, est pleinement de son temps et de son lieu. Elle est ancrée dans une oralité qui se revendique. « Je ne comprends pas les choses écrites », répond-elle dédaigneusement en refusant un carton qui lui est tendu. Elle sait trouver son chemin et maîtriser les esprits maléfiques, se saisir des serpents et conjurer les sorts. Elle sait parler aux absents et voir dans le monde qui l’entoure autre chose que la simple misère matérielle. Elle est de ce monde, mais elle est aussi d’un autre monde, plus grand, plus vaste, plus magique, dont nul ne pourra jamais la déloger car elle en est la maîtresse, un monde de magie, de fortune dont elle porte le nom, et de sortilèges, un monde qui rend le monde d’ici bas si négligeable ou mieux, n’en fait que le perron de son domaine de puissance secrète.
Et c’est bien de la révolte du fils contre la mère qu’il est question. La révolte du présent contre le passé. Mais un passé qui regarde le présent de toute sa hauteur et finit par accepter de le laisser tenter sa chance avant de retourner en lui-même. Freud en pleine action, à l’épreuve des travaux pratiques de la mise en œuvre des passions et des rebellions. En tout cas, un autre ressort de cette réticence à la modernité qui alimentait le coping relevé plus haut.
Dans les éclats de cette confrontation, comme des étincelles nées de l’affrontement du marteau et de l’enclume, apparaît alors Lucy. Femme mystère, issue d’on ne sait où, peut-être anglaise, peut-être italienne, peut-être bourgeoise, peut-être catin, aussi à l’aise devant la naïveté du simple et de l’inculte que face à la lubricité du marchand de passeport, ou face à la modernité de l’administration médico-scientifique du Service de l’Immigration. Rousse comme le diable, Lucy – et ce simple prénom, sans autre patronyme, n’est certainement pas là par hasard - est ce passeur qui guide le voyageur d’une rive à l’autre du Styx. Sans passé, sans histoire. Juste dans le présent de l’instant qui doit accoucher du futur. Mais si elle est Charon, elle l’est à contre-sens, vers une résurrection. Presque Méphisto prodiguant la jeunesse à un Salvatore qui, en pleine mer se rasant la moustache se transforme subitement de vieillard accablé en jeune et solide gaillard. Mais Méphisto est un escroc retors là où Lucy est une muse, une Maïa experte en mise au monde. Encore que les choses ne soient pas forcément si simples et que Lucy puisse être sans doute les deux choses à la fois selon le regard que l’on porte sur elle, la naissance étant autant l’arrivée d’un nouvel être au jour que la séparation d’avec son terreau nourricier. Elle est autant délivrance que traumatisme. Elle est autant espoir que division, comme cet étonnant plan du film en plongée montrant la foule du port se scindant au départ du navire. Autant désir que mystère de l’inconnu, comme cette arrivée en Amérique dans un brouillard tel que jamais aucune image n’en montrera ni les côtes ni autre chose que l’intérieur des locaux du Service de l’Immigration. Et comme s’il fallait encore forcer le trait du symbole, c’est justement lors de l’examen gynécologique imposé aux femmes à leur arrivée à Ellis Island, dans la mise à jour de la fonction maternante pourrait-on dire, que se décide le résultat du combat entre Lucy et Fortunata, entre la mère symbolique et la mère charnelle, entre le passé et l’avenir.
Emporté dans l’euphorie de la métaphore et de l’allégorie, Crialese n’est jamais avare en redoublement du discours et de la symbolique, puisant dans chaque anecdote du récit la moindre occasion d’alimenter le propos à la fois en détails historiques ou sociaux et en répétitions signifiantes. Le mutisme de Pietro, la place des femmes transportées d’un bord à l’autre de l’Atlantique comme vers une place de marché matrimonial, leur débarquement en grandes tenues traditionnelles, le viatique offert par le prêtre du village aux voyageurs en partance et prélevé sur les nobles défunts et les gloires mafieuses locales décédées, … tout concourt à renforcer ensemble les caractères initiatiques, religieux, psychologiques, politiques, sociaux, du voyage qui se déroule à l’écran.
Et dans cette abondance de facettes de la notion de voyage, comment ne pas être tenté de voir au surplus dans les quelques scènes d’hallucinations visuelles de Salvatore un clin d’œil au voyage réprouvé par la législation sur la toxicomanie ? Mais on dira sans doute alors que le propos général du film est tellement ailleurs qu’il faut avoir l’esprit bien compliqué pour trouver ici de telles allusions scabreuses.
Pour qui en serait resté au cinéma italien des années 70, ce film ferait office de production extra-terrestre. Au chapitre de l’évocation immédiate, il aurait bien plus à voir avec le « Yol » de Yilmaz Güney qu’avec un quelconque Fellini ou un Sergio Leone inconnu. Peut-être à cause de l’étrangeté des paysages de montagne qu’on dirait impossibles, comme en attente de neige sous un soleil de plomb parfois fermé de nuages épais comme un brouillard taciturne. Peut-être à cause de cette ambiance de révolte contenue jusqu’à l’explosion. Peut-être à cause de cette envie d’ailleurs chargée de sens qui ne s’imagine que face aux éléments dépassant la mesure de l’homme.
Comment Crialese parvient à passer de ce registre à celui des ambiances confinées d’une cale de bateau ou de bâtiment grouillant est un mystère qui lui appartient. Peut-être en conservant dans un recoin reculé de la mémoire de sa caméra la sensation vertigineuse des sommets escarpés et en la laissant suinter jusque dans ces images plongeantes d’escalier sur une foule en mouvement dans des coursives froides, comme, dans un tout autre registre, avait su le faire Pierre Granier-Deferre dans le générique étourdissant de « La métamorphose des cloportes ».
Comment parvient-il à faire exprimer autant de sensations complexes aux acteurs dont il s’est entouré tout en leur conservant cette force de naturel qui frise par moment le documentaire ou le reportage ? Peut-être par la complicité établie avec trois d’entre eux sur le tournage de Respiro. Peut-être … Mais cela ne dit pas où il a bien pu dénicher cette Aurora Quattrocchi (Fortunata), dont IMDb ne relève que 6 films en 17 ans, et dont la simple scène de la consultation pour exorcisme est un monument d’anthologie. Ni comment il arrive à rendre Charlotte Gainsbourg méconnaissable sans une once de grimage, comment il en obtient cette aura d’irréalité, sans que rien ne la souligne, et qui fait en grande partie s’envoler le film dans des sphères métaphysiques que le scénario ou la mise en scène auraient à eux seuls eu probablement bien du mal à rendre si transparentes.
Bien sûr, le retour nocturne et angoissé à travers les lotissements déserts de la zone pavillonnaire de Marcoussis n’est pas le plus propice au mûrissement d’un sentiment immédiat au sortir de la projection. Il a en tout cas le mérite d’éviter un éventuel débriefing rapide et réducteur. Peut-être de là la possibilité d’une relecture apaisée après quelques jours de digestion. Et la découverte d’un film pour tout dire inattendu.
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