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24 octobre 2008

Vers sa destinée (Young Mr Lincoln)

Peut-être jusqu’au sommet de cette colline …

La même année où David O. Selznick produisait le « Gone with the wind » (Autant en emporte le vent) de Victor Fleming dans un déluge de couleurs et de grand spectacle, Darryl F. Zanuck se lançait dans le « Young Mr Lincoln » (Vers sa destinée) de John Ford dans une sobriété de noir et blanc quasi monacale. 1939. Cette année-là, John Ford réalisait également « Stagecoach » (La Chevauchée fantastique). En quelques années, sortant à peine du muet, découvrant sa place dans le monde, questionnant son passé, son présent, et pensant déjà son avenir, en pleine tourmente des troubles agitant la planète entière, le cinéma américain aura mis sur le devant de la scène une spectaculaire cohorte d’individualités et traité une diversité de thèmes insensée. A-t-on encore idée du saut parcouru après l’avènement de parlant, seulement 12 ans auparavant ? A titre de comparaison, 1994 n’est pas si loin d’aujourd’hui, mais même dans notre époque de révolution permanente, peut-on imaginer une telle différence entre le cinéma de 1994 et celui d’aujourd’hui ? Comment une telle concentration a pu survenir justement à cette époque est un autre débat. Mais que John Ford soit une des figures de cette improbable cavalcade est un fait incontournable.

Affiche France (de.cinemotions.com)


Presque perdues au milieu de cette cataracte de monuments, de cette tornade de questionnement, d’appropriation et de mise en forme des mythes fondateurs de l’âme américaine, de fabrication d’une imagerie et d’un imaginaire renouvelés, de tentatives et d’invention de diverses formes d’écriture, qui pour longtemps allaient devenir par la force des évènements un patrimoine partagé largement au-delà des frontières états-uniennes, se nichent une multitude de productions oubliées, qu’on est surpris, en les visionnant aujourd’hui, de se dire qu’elles ont quelque chose de connu, quelque chose de fondamental qui fonde l’essentiel de notre mémoire. Quelque chose comme “How green was my valley”, “Gentleman’s agreement”, “Pygmalion”, “3 Godfathers”, … Et « Youg Mr Lincoln » est une de ces surprises de la mémoire.

Affiche USA (de.cinemotions.com)
John Ford nous présente ici une étape de la vie d’Abraham Lincoln, futur président des Etats-Unis. Une étape de sa jeunesse, entre son éveil à une conscience collective et une de ses premières implications dans l’action publique. Que le récit soit plus une évocation, largement romancée, voire concentrant dans cette période décisive des évènements qui lui sont en réalité ultérieurs, ne fait que confirmer l’objectif du réalisateur de mettre en scène le mythe étatsunien plus que son histoire réelle, de participer à la constitution ou au renforcement d’une conscience nationale plus qu’à entreprendre une leçon historique. Il est de ces images qui fondent l’identité dont seule la valeur symbolique importe. Qui se soucie des détails historiques du bris d’un vase à Soissons ? Pourtant, qui ne connaît l’acte d’Hugues Capet comme un geste fondateur de la réalité de la France ? Peu importe que le procès mené par Lincoln dans le film se déroule en réalité non en 1837 mais en 1857, si peu avant son élection à la présidence en 1860. Les valeurs portées par cet épisode sont éternelles dans l’imaginaire national, et cela suffit à en justifier la présence dans notre film.

Le film s’ouvre sur le discours électoral d’un politicien haranguant quelques badauds sur les marches d’une épicerie de campagne à New Salem, Illinois, tenue par un tout jeune Lincoln (Henry Fonda) de 23 ans. En fin de discours, l’homme donne la parole au timide Lincoln dont le ton tranche d’emblée : pas de grande phrase, pas de promesse grandiloquente, juste un homme simple, dans ses paroles, sa tenue, son attitude, qui propose sa bonne volonté sans prétention au vote de ses concitoyens. Acceptant parfois le troc pour faciliter l’accès des colons désargentés à son magasin, Lincoln reçoit un jour en paiement un exemplaire du deuxième tome des Commentaires sur les lois d’Angleterre de William Blackstone. De ce jour, et encouragé par son amie Ann Rutledge (Pauline Moore), il l’étudie jusqu’à la trame et en fait le départ d’un apprentissage autodidacte du droit dont il fera son métier en s’installant comme avocat quelques années plus tard à Springfield, Illinois. C’est dans cette ville que, lors de la fête du 4 Juillet qui donne lieu à de multiples parades et festivités, la famille Clay venue pour l’occasion se fait harceler par l’adjoint du sheriff, Scrub White (Fred Kohler Jr), sous l’œil goguenard de son acolyte, J. Palmer Cass (Ward Bond). Malheureusement, la journée se termine mal, avec une bagarre entre White et les deux fils Clay , Matt et Adam, et avec la mort du policier. Cass, témoin de la scène comme la mère, Abigail Clay (Alice Brady), permet l’arrestation des deux jeunes. Aucun des deux frères ne voulant dénoncer l’autre et leur mère refusant d’accuser l’un de ses fils, Matt (Richard Cromwell) et Adam (Eddie Quillan) sont conjointement accusés du meurtre. Après être héroïquement intervenu face à la foule déchaînée et avoir ainsi évité le lynchage, Lincoln se porte volontaire pour assurer la défense des accusés face au tribunal. La plus grande partie du film décrit le déroulement du procès, avec son lot de rebondissements, de stratégie, de joutes oratoires entre Lincoln et le procureur, John Felder (Donald Meek). En particulier s’y tient l’épisode fameux de la présentation à la cours d’un banal almanach permettant de mettre à mal un témoignage défavorable. C’est également l’occasion de présenter plusieurs des personnages qui côtoieront la vie réelle d’Abraham Lincoln, Mary Todd (Marjorie Weaver), sa future épouse, Stephen A. Douglas (Milburn Stone), un de ses futurs opposants politiques, Ninian Edwards (Charles Tannen), beau-frère de Lincoln, ou encore John T. Stuart (Edwin Maxwell), associé de Lincoln à Springfield.

Dépassant les approximations historiques, dont la plus évidente est le déplacement dans le temps du procès de William Duff Armstrong (ici celui des frères Clay) de 1857 à 1837, le film ne se veut manifestement pas une biographie d’Abraham Lincoln. C’est bien plus une évocation de son image laissée dans la conscience nationale américaine. Il n’est pas plus question d’une étude politique des thèses défendues par Lincoln. Davantage d’une présentation des racines et des principes qui l’ont vu atteindre à son statut mythico-historique. Nulle part il n’est question de son action durant la Guerre de Sécession, ni de son intervention concernant l’abolition de l’esclavage. C’est son origine humble, son caractère autodidacte, sa simplicité, sa proximité avec les petites gens, son amour du droit et de la justice, ses talents d’orateur, sa perspicacité, son ancrage dans un pays physique fait de prairies et de rivières, mais aussi son dévouement à une inspiration et à un projet dépassant le commun des mortels, qui sont mis en avant et soulignés. Et cet effet est rendu par tous les moyens disponibles : par l’effet de contraste qu’offre une gaucherie certaine dans les tentatives d’imitation des gestes de la bonne société, par une maladresse en situation de parole publique lorsqu’elle n’est pas motivée par l’urgence, par le vêtement qui, lorsqu’il cherche la distinction, verse dans la caricature du chapeau haut de forme, par le regard qui se perd dans l’infini d’un projet immense même en présence des avances d’une séduisante jeune fille.

L’habileté rhétorique face à la foule hostile est un grand classique du charisme de l’homme publique. Ainsi la scène du discours renversant la colère de la populace n’est pas sans évoquer ce que sera celui du Marc Antoine incarné par Marlon Brando dans le Jules César de Mankiewicz en 1953. De même, la rigueur du raisonnement face à l’hostilité ambiante inaugure la multitude de films que le cinéma américain consacrera à des procès filmés, du « Sergent noir » ou du « Cas Paradine » à « Des hommes d’honneur », de « Ouragan sur le Caine » ou de « 12 hommes en colère » à « Philadelphia » ou jusqu’à « Find me guilty ». Dans tous les cas, il s’agit d’une démarche comparable : s’appuyant sur une conviction et une volonté tenace, même un homme seul peut parvenir retourner la situation la plus désespérée ; et lorsque cette conviction confinant à la certitude le fait œuvrer dans le sens du bien,
il est à même à faire triompher la vérité et la justice.

Peut-être la scène la plus emblématique, celle qui est peut-être la plus symboliquement chargée de ce que la mythologie nationale doit retenir du grand homme, est-elle la scène de clôture du film. Lincoln, après avoir dit adieu à la famille Clay, se retrouve seul sur une route de campagne avec son fidèle compagnon, Efe Turner, qui lui demande, alors qu’une pluie fine commence à tomber : « On ne va pas rentrer, Abe ? ». Le regard déjà perdu dans le lointain, Lincoln commence à s’engager d’un pas calme mais ferme sur la route que vient d’emprunter le chariot des Clay, et répond, comme déjà ailleurs : « Non, je crois que je vais avancer un peu … peut-être jusqu’au sommet de cette colline ». Cette certitude confiante dans l’avenir, dans sa capacité à changer l’avenir, non le sien mais celui des gens simples et honnêtes qu’il s’est donné comme mission de défendre, sur un chemin que la pluie vient rincer de toutes les scories de la petitesse et d’un passé d’injustice, dans l’ascension d’une colline que John Ford filme comme il filmerait l’ascension par Jésus de son Golgotha, cette rectitude de l’homme tranquille face aux éléments rehaussée par le chapeau haut de forme malgré une posture légèrement voûtée qui en souligne l’humanité, après un combat qui a fait triompher le bien mais surtout la vérité, pilier du vivre ensemble étatsunien, c’est cette icône que l’ensemble du film s’est évertué à lentement construire.

Car c’est bien de cela qu’il semble être question. D’un homme parmi les hommes que sa conviction porte à un statut quasi divin. Homme parmi les hommes, rusé, roublard, éventuellement bagarreur. Sans cesse en contrepied, il traite la plupart de ses entretiens importants dans une position à la fois horizontale, mais également brisée : sa lecture de son livre initiatique de Blackstone se fait allongé dans l’herbe et les jambes dressées en appui sur le tronc d’un arbre ; ses premiers clients d’avocats, il les écoute quasiment avachi dans son fauteuil de bureau ; c’est dans la même position qu’il écoute les témoignages lors du procès ; au juge qui vient s’entretenir avec lui à son office à la veille de la clôture du procès, il offre un accueil les pieds appuyés au rebord de la fenêtre. Mais c’est aussi un homme qui se dresse lorsque le souffle de son projet se met à souffler : droit face à la foule en colère ; droit dans la contre-attaque face au faux-témoin ; droit dans son ascension de la colline finale. Homme parmi les hommes, mais à la manière du prêcheur de Galilée, à la manière d’un dieu fait homme pour s’y mêler et les reconnaître à son image.

Lincoln, dans l’iconographie de John Ford, n’est ainsi pas seulement une image mythico-historique, c’est aussi un figure mystique, à l’image de la faible distance séparant le mystique du patriotique dans l’imaginaire étatsunien. Et le fondu-enchainé final du Lincoln de chair et de sang à sa statue trônant dans le monument de Washington, DC, qui lui est consacré renforce encore le propos : un Lincoln de pierre en Majesté, imposant par sa taille comme par son attitude de calme résolu, siégeant face à la nation, à l’humanité, à l’éternité, comme Dieu siègerait au jour du Jugement Dernier, comme Zeus se tiendrait sur son trône au faîte de l’Olympe.

Qu’on soit sensible ou pas à ce genre de discours, il faut bien avouer que le cinéma de John Ford nous entraîne là dans un projet bien éloigné de ce que sera un cinéma d’aventure ou un cinéma des états d’âme. L’aventure intérieure n’a que peu de place dans ce propos qui ne s’appuie sur des individus que pour exalter la construction d’une vision du monde, une conception des valeurs d’une nation.

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