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7 octobre 2008

L’affaire Winston (Man in the middle)

L’homme au milieu

Poursuivant dans une fougue renouvelée son exploration aléatoire des classiques du cinéma, la Sylvain Etiret Company ne résiste pas à la tentation de faire partager à ses assidus lecteurs la redécouverte d’une oeuvre oubliée depuis 1964. Pourquoi une telle pierre a-t-elle été délaissée dans le caillouteux jardin de l’oubli ? Mystère ! Elle ne manque pourtant pas d’un certain éclat et de quelques atouts qui auraient dû éveiller l’attention d’une mémoire bien ordonnée. Et pourtant …
Affiche France (intemporel.com)

Voyez plutôt : un réalisateur, Guy Hamilton, qui, s’il n’avait pas encore à l’époque marqué l’histoire, allait bientôt commettre pas moins de quatre James Bond et «La Bataille d’Angleterre», une tête d’affiche occupée par un Robert Mitchum encore auréolé de la gloire de sa prestation dans « La nuit du Chasseur » neuf ans plus tôt, un Trevor Howard à peine sorti de son rôle de Capitaine Bligh dans « Les Révoltés du Bounty ».
Affiche France (movieposterdb.com)
L’histoire raconte l’intervention du Lieutenant-Colonel Barney Adams (Robert Mitchum) à qui l’armée américaine confie la tache d’assurer la défense du Lieutenant Charles Winston (Keenan Wynn) accusé du meurtre d’un soldat britannique avec qui il co-dirigeait une obscure base d’intendance alliée en Inde durant la seconde guerre mondiale. La tension monte entre anglais et américains et il est temps pour le chef de l’état-major, le Général Kempton (Barry Sullivan), d’y mettre bon ordre en faisant condamner et exécuter le coupable. Choisi plus pour son sens de la discipline et de l’obéissance que pour son expérience inexistante d’avocat, Adams va cependant prendre son rôle au sérieux et tenter de mettre en évidence la pathologie mentale de l’accusé l’exonérant du risque de peine capitale. De faux témoignage en mutation de témoin gênant, l’état-major s’emploie à rappeler Adams à l’ordre et à entraver son action. Avec l’aide de Kate Davray (France Nuyen), une infirmière révoltée par l’attitude de sa hiérarchie participant au complot, et celle inattendue du Major John Kensington (Trevor Howard), un psychiatre militaire anglais au rencard, Adams poursuit sa route jusqu’à rendre évident en pleine audience le trouble de l’accusé malgré les avis officiels des pseudo-experts militaires.

Affiche USA (moviegoods.com)
« Encore un film judiciaire », soupireront les esprits chagrins. « Après « 12 Hommes en Colère », « Vers sa destinée », et « Find me guilty », Sylvain se laisse encore aller à sa marotte ! » Et ils n’auront pas tord. De fait, les films de procès ont ce charme désuet de l’action dans la lenteur. Une action, pour violente ou agitée qu’elle ait été, est reprise au calme des audiences, décortiquée, pesée, soupesée, expliquée, interprétée, débattue. Et, si le film est bien fait, on assiste, à un rythme humainement compréhensible, à un ralenti du mouvement, analogue à ce que le ralenti nous fait découvrir de détails insoupçonnés dans un mouvement sportif. De plus, on cède facilement au plaisir du combat des idées, de la joute verbale, de la confrontation des esprits dans le huis clos feutré d’une arène policée. Comme une victoire de la pensée sur la force, quelle que soit l’issue du débat.

Affiche USA (movieposterdb.com)
C’est encore une fois aussi une étape dans l’exploration de l’imaginaire mythologique étasunien dans lequel la place du droit et de la vérité semble les tenir à la droite immédiate de Dieu. Quelle autre culture a autant mis en avant le rôle de l’avocat et de l’action judiciaire ? Qui a inventé la judiciarisation de la société et des rapports sociaux comme une forme de plaie menaçant, s’il n’est pas déjà trop tard, de s’étendre de ce côté-ci de l’Atlantique ? Qui n’a été bercé depuis son enfance par cette surprise permanente que la moindre fiction étasunienne reprend à l’envi : « Tu as menti » ? Accusation rédhibitoire dans un discours d’outre-Atlantique, dans laquelle l’oreille européenne s’est habituée à baigner sans y prendre garde mais sans parvenir à vraiment saisir ce qu’un tel acte pouvait bien avoir d’odieux et de sacrilège. « Tu as tué père et mère, et ce n’est pas bien. Mais surtout tu as menti, et ça, c’est impardonnable ». Mystère.

Affiche USA (movieposterdb.com)
Ici, contrairement à ce qu’auraient pu en donner un John Wayne ou un Gary Cooper, purs entre les purs, Robert Mitchum confère au héros, comme il sait le faire, une ambiguïté inhabituelle. Initialement tout dévoué à la cause de son commandement, presque désinvolte concernant le cas de l’accusé qu’il a mission de défendre, Adams n’en vient que lentement à soutenir la cause de son client, sous l’effet conjugué de l’évidence d’un complot et de l’enthousiasme d’une infirmière révoltée, traditionnelle accoucheuse des consciences et des corps. Et c’est justement cet accouchement, cette transformation d’Adams d’un rôle d’exécutant zélé et plein de bonne volonté en celui de pourfendeur de l’injustice, qui fait la particularité du film. Adams n’est pas, comme à l’accoutumé dans de genre de scénario, une grande âme lâchée au milieu des loups et qui vainc à force de courage et d’obstination. Il est un des loups qui se retourne contre ses maîtres au prix de son confort et de sa carrière, au nom de principes qui lui étaient jusque là quasiment inconnus.

Affiche USA (movieposterdb.com)
De fait, Winston n’est pas le pauvre bougre pris dans une tourmente qui lui échappe et qui le brise injustement. Il n’y a aucun doute à ce sujet tant son discours est clair, vindicatif, odieux, irrémédiable et définitivement incorrigible. Besogneux défenseur de la race blanche, dans une armée en lutte contre les tenants des « valeurs » qu’il prône, gardé en cellule par un soldat à peau d’ébène, il pousse la minutie jusqu’à tenir un recensement de toutes les « forfaitures » et les compromissions inter-raciales de sa victime. Né de l’autre côté de la frontière, Winston n’aurait probablement été qu’un sous-fifre de plus à rééduquer après la victoire. Mais dans ce camp-ci, il devient une verrue impardonnable qui doit être conduite à l’échafaud coûte que coûte. Bien sûr, il faut entendre ce discours avec les oreilles de 1964, à peine neuf ans après la fin de la seconde guerre mondiale, en pleine mutation de l’Amérique de l’immédiat après-Kennedy, de Matin Luther King, de Malcolm X, en pleines émeutes pour les droits civils, pour la fin de la ségrégation raciale sur le sol même et dans les institutions des Etats-Unis. Si des illuminés de cette trempe peuvent encore se tolérer au fin fond d’un état du sud, bien caché au milieu de quelque champ de coton, son apparition au regard du monde extérieur, d’une armée alliée mais étrangère, devient comme une honte à châtier promptement. Et c’est bien cet énergumène, si vil qu’il soit, qui n’en demande même pas tant, et presque contre lui, qu’Adams va se mettre en devoir de sauver du bourreau.

Mais pourquoi se mettre soi-même en péril pour sauver le pire des hommes ? On comprend vite que ce n’est pas tant cet homme qui compte dans la démarche, que c’est davantage l’Homme et les principes qui sauvent son humanité qui sont en jeu. Mais jamais n’apparaît cet argument, cette pensée construite. Les choses viennent comme naturellement, comme s’imposant à un Adams en situation. Il n’y a aucune fierté dans le geste, aucune révolte contre une autorité qui lui marche sur les pieds. Adams est avant tout un soldat, qui ne vit que par et pour l’armée, acceptant toute consigne comme légitime dès lors qu’elle est ordonnée par un supérieur. C’est de là qu’il part en toute bonne conscience. Et qu’il renverse ensuite le mouvement. Toute la question est dans le pourquoi de ce renversement, sans qu’une réelle réponse soit énoncée. Vient-il du regard de Kate, de l’ironie froide et désabusée de Kensington, du tourment et du courage du Major Kaufman, le premier psychiatre à avoir examiné Winston et à avoir été muselé par sa hiérarchie, de la force tranquille du sergent noir gardant la cellule de Winston ? Peut-être de partout à la fois. Mais quoi qu’il en soit, certaines choses valent la peine de se perdre soi-même pour nous grandir au bout du compte.

Ici, le déséquilibre mental de l’accusé éclate à la fin du procès et vient valider les efforts d’Adams. L’odieux, pour odieux qu’il soit, valait bien une défense puisqu’il était mû par une fragilité, un handicap profond de la volonté et de la conscience. Malheureusement, l’histoire ne dit pas comment aurait œuvré la défense d’un accusé en l’absence d’une telle faille. On est guidé vers l’idée que l’inhumanité en l’homme est probablement le fruit d’une pathologie plus ou moins masquée. Quelle est cependant la réalité de cette hypothèse ? Mais peut-être n’est-ce pas vraiment le sujet du film. Peut-être ne s’agit-il que de souligner que tout accusé mérite une défense honnête, un procès juste, sans préjuger du résultat de la confrontation entre la défense et l’accusation. "Justice exists only in its own right. It exists apart from power and apart from might. Expedience can have no part in justice." (« La justice existe uniquement de par elle-même. Elle existe séparément du pouvoir et de la force. L’a priori n’a aucune part dans la justice »), répond Adams, peut-être sans encore y croire vraiment, à un journaliste indien lors d’une conférence de presse d’avant procès.

Du point de vue technique, l’usage du noir et blanc a ici un petit quelque chose de faussement rassurant. Les choses semblent si aisées à discerner dans un univers aussi simplement tranché. Le bien et le mal se distinguent si commodément dans un nuancier allant du blanc au noir. Et pourtant, comment ne pas s’y sentir pris dans la même pénombre qui fait de « Casablanca » un endroit encore plus mystérieux que si c’était en couleurs que s’y faufilaient Humphrey Bogart et Ingrid Bergman ?

Le casting majoritairement britannique, en écho à un tournage en terre anglaise, à proximité de Londres même pour les scènes d’extérieur dont on ne doute pas une seconde qu’elles se déroulent sous le soleil de l’Inde, procure sans avoir l’air d’y toucher ce léger soupçon d’étrangeté suffisamment puissant pour d’emblée déconcerter les certitudes tout en restant suffisamment discret pour qu’on y prenne garde avant la fin du film.

La mise en scène est sobre, sans ostentation, à mille lieues de la pyrotechnie que le réalisateur fera bientôt virevolter dans sa série de James Bond. On est presque dans du théâtre filmé, sans fioriture et sans état d’âme. Il y a là-dedans quelque chose de la fin d’ « Ouragan sur le Caine » dont on aurait condensé à l’extrême la phase introductive et dont l’angle de vision aurait glissé subrepticement de l’examen de l’accusé à celui de son défenseur.

La rançon d’un tel traitement est naturellement une impression de lenteur, accentuée par le caractère contenu du jeu de Mitchum, par son phrasé inimitable de feint détachement, par la lente claudication de son personnage. Une lenteur qui selon les cas peut soit aider à entrer dans la trame du procès soit heurter par son apparente négligence initiale.

Qu’une perle de ce gabarit soit resté méconnu depuis plus de quarante ans est finalement peut-être le plus grosse surprise de la découverte de ce film posé et intelligent.

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