Pris par surprise
On ne traverse pas impunément les festivités de Noël.
On se croyait bien à l’abri, derrière un gros sapin surchargé de boules et de guirlandes, confortablement installé dans la routine de quelques habitudes enfin conquises. On se disait qu’on avait bien avalé et digéré suffisamment d’expériences cinématographiques depuis tant d’années, et qu’on avait bien le droit désormais de se reposer sur ces lauriers chèrement acquis pour se contenter de regarder d’un oeil distrait la production récente à mesure de sa parution. Qui allait nous contester la capacité à disserter sur les mérites de telle ou telle nouveauté ? On avait fait ses preuves.
Et puis voilà, patatra ! Le cadeau qu’on n’attendait pas, le défi qui vous prend par surprise. Même pas volontaire, en fait. Le DVD d’un film qu’on avait presque oublié tant il fait partie d’un patrimoine non-dit tellement il est évident. En déballant le paquet, on ne s’attend à rien de précis, juste qu’on reconnaît qu’il s’agit encore d’un film en format DVD, encore un. Un coup d’œil sur la pochette et plus rien. Le blanc. Le choc. Du genre uppercut. « Sunset Boulevard ». Mon Dieu …
C’est que ce n’est pas d’hier que date la première rencontre avec ce film. Et ça n’avait pas été du gâteau. Le genre de cinéma qui vous prend à revers. Mais on était jeune et prêt à tout. Alors à l’époque, on l’avait mis dans un coin de sa mémoire comme un objet spécial auquel on pourrait penser plus tard. Un peu comme cette édition reliée cuir de la « Critique de la raison pure » que Tonton Charles nous avait offert pour un anniversaire d’adolescent. On savait bien qu’il y avait là-dedans de quoi remplir de pleines nuits d’insomnie et nous construire l’âme à coup de béton armé. Mais devant l’énormité du projet, on l’avait soigneusement rangé bien en évidence sur le rayon central de la bibliothèque pour ne surtout pas oublier de le lire quand il serait tant. Et l’impressionnante icône n’avait depuis jamais quitté sa place éminente : « j’y penserai plus tard ».
Et s’il était temps, maintenant ? Si c’était justement un signe du destin, maintenant qu’on avait amassé tant de matériau plus ou moins digeste, de plonger réellement dans le tréfonds de l’objet ?
De quoi s’agit-il ? D’un film de Billy Wilder de 1950.
Dans le Hollywood des Studios, un jeune scénariste désargenté, Joe Gillis (William Holden), tentant d’échapper aux huissiers qui lui réclament sa voiture, se cache dans une impressionnante bâtisse qu’il croit d’abord abandonnée sur Sunset Boulevard. En réalité, c’est la demeure d’une riche et ancienne star du muet, Norma Desmond (Gloria Swanson), qui y vit quasi-recluse en compagnie des stigmates de sa gloire passée et de son majordome, Max Von Mayerling (Erich Von Stroheim). Se croyant toujours attendue du public, Gloria tente de rédiger un scénario pour son retour devant la caméra, et elle sollicite l’aide de Joe pour le mettre en forme. Se noue alors une relation délétère jusqu’au drame.
Comme pour signifier d’emblée que le sujet ne sera pas la résolution d’une enquête policière, le film s’ouvre sur la conclusion du drame, sur le cadavre flottant du narrateur en voix off qui parle au présent malgré l’évidence de sa mort. Le sujet sera ailleurs, dans un intemporel où seules les relations entre les êtres, leurs motivations, leurs forces et leurs bassesses, ont un réel intérêt.
On comprend très vite que tout ce beau monde évolue dans le milieu très fermé de l’industrie du cinéma de ces années là. On a pu croire que le propos était d’en décrire les travers et les folies. Ce d’autant que le film est parsemé de personnages réels dans leurs propres rôles, aussi emblématiques que Cecil B. DeMille, Buster Keaton, …, et à tel point que le Directeur du Studio, à l’issue de la présentation du film, avait pu violemment prendre Billy Wilder à partie : « Comment as-tu pu faire ça ?! ». En outre, Gloria Swanson était à l’époque du tournage, une authentique gloire du muet qui tentait ainsi un retour à l’écran. Erich Von Stroheim, s’il n’avait jamais réellement quitté les écrans, avait vu sa carrière de réalisateur, quasi-mythique aujourd’hui, brisée vingt-deux ans plus tôt par la sortie de son dernier film financé et joué par Gloria Swanson alors au fait de sa gloire.
Mais tant d’énergie pour si peu ? Juste pour vilipender les mœurs de ce petit monde ? Billy Wilder aurait-il risqué tant de foudres pour ce seul objectif ? Diantre, l’animal a d’autres appétits !
Bien sûr, il y a de cela. Il y a quelque chose comme la mise au grand jour d’un monde réel derrière une industrie du rêve, quelque chose comme une démystification. Comme de montrer comment la hotte du Père Noël ne peut se remplir que grâce au labeur sous-payé d’enfants asiatiques sous le joug de requins financiers sans scrupule, comment les lutins du Père Noël manient le fouet et le licenciement sauvage. Il y a quelque chose comme de montrer que derrière le miracle de la naissance d’un enfant se cache la douleur et le sang dans une maternité en fait véritable usine à accouchements dont les coulisses sont pleines de conflits syndicaux, de ménage oublié, de rendements tendus, d’absentéisme et de sordides luttes de pouvoir. Bien sûr. Et alors ? En fait, à mesure que le mythe se détricote apparaît un autre mythe : comment à partir de telles bases en est-on malgré tout arrivé à construire « L’Homme qui tua Liberty Valance » ou « 12 Hommes en Colère » ? Comment de telles petitesses a pu naître tant de grandeur ? Où se cache le génie et le mystère de ce bouillonnement étourdissant ?
Et de petitesses et de dévoiements, ce monde humain n’en manque pas même si, au bout du compte, il parvient à regarder le ciel dans les yeux et se construire une route vers les étoiles.
Comment cette machine à fabriquer du rêve et les icônes de ces rêves en arrive-t-elle à broyer les plus faibles d’entre ses meilleurs serviteurs ? Comment l’humain s’accommode-t-il de l’adulation puis de l’oubli ? Quelle force faut-il, dans ce monde d’outrance, d’exacerbation des sentiments et d’exaltation qui accompagne le voyage vers les cimes, pour conserver une once de raison et un pied sur la terre ferme ? Certains connaissent les dangers du voyage et sont comme les gardiens d’un troupeau perdu qui se donne corps et âme à une cause qui le dépasse. D’autres se noient dans les remous violents du torrent, dérivant certes dans la même direction, mais submergés par la furie des flots, par le temps qui les emporte vers l’âge où la folie les rattrape. Que par moment réapparaisse une compassion pour ces naïves victimes importe finalement bien peu. Joe peut s’étonner de remarquer comme les gens peuvent paraître gentils quand ils s’occupent d’un cadavre, à l’image de la bienveillance qui entoure la folie de Norma, la victime n’en tombe pas moins sur l’échafaud du monde en mouvement.
Norma Desmond est de ces enfants perdus, survivant dans le faste rococo d’un palais à l’abandon sous l’aile protectrice d’un Max qui tente de tenir à bout de bras un monde figé dans la poussière du temps. Chaque pas de Norma est une épreuve, un risque de se confronter à l’évolution de la réalité extérieure. Max est là pour veiller au grain, derrière chaque pas pour étayer au fur et à mesure le rêve qui s’étiole. Il ôte comme il peut la poussière qui s’amoncelle, il ôte chaque serrure de la maison pour éviter à Norma la tentation d’un geste fatal, il remet en service la vieille voiture fastueuse depuis longtemps sur cales, il déplace les lampadaires pour garder à Norma la lumière que le monde ne projette plus sur elle. Ange gardien anonyme et secret, il se perd lui-même dans sa tâche insurmontable, tout en accompagnant jusqu’à la chute ultime et en la travestissant des projecteurs de la gloire. Mais il ne peut rien contre cette enfance qui demeure dans le cœur et jusque dans l’écriture de Norma. D’ailleurs le veut-il ? Evidemment, on ne peut s’empêcher de regarder ce Max avec le regard amusé du spectateur de « L’Amour du risque », série TV américaine mettant en scène un couple de milliardaires et leur majordome, Max. Même si la parodie est loin derrière l’original.
Le rêve de Norma est le rêve d’une enfant pour l’éternité. Le rêve d’une petite fille qui n’a pas su passer le cap de l’âge magique de l’enfance où tout est acquis sur un simple geste, sans besoin d’un mot, d’une parole. Le verbe n’existait pas, à l’époque de sa grandeur, le cinéma était muet et s’en contentait. Mais comme le passage à l’âge adulte, comme l’entrée de Dieu sur Terre, l’introduction du verbe qui nomme, qui dit, qui parle, qui pose les choses et les pensées, s’est déroulé autour de Norma et comme sans elle. Elle, elle en est restée à un monde de signes, à un monde où la pensée suffit à l’action, à un monde d’enfance, à un monde d’avant l’arrivée de Dieu, à un monde dans lequel elle était Dieu. Et la confrontation brutale à un nouveau monde où chacun se revendique une part de ce pouvoir de dire, de faire, se revendique une part de Dieu, où la brigade criminelle n’est complète que lorsqu’elle associe policiers et journalistes, nouveaux maîtres des mots et action, ne peut que la pousser à l’extrême du pouvoir du seul Dieu qu’elle est, au pouvoir de vie et de mort, sur elle, et sur les hommes.
Dans une confrontation de cette ampleur, que pèse la contribution d’un Joe, homme parmi les hommes, happé dans un monde de titans ? Les enjeux sont d’un autre niveau qu’il ne pouvait les imaginer. Il vivait sur une planète où la banalité du quotidien, les soucis d’argent, le sourire des filles, l’amitié, pouvaient avoir un sens. Espérant tirer partie d’une situation dont il perçoit les failles, il entre en fait dans un territoire dont il ignore les codes, les rites, les puissances mises en branle. Il entre muni d’un glaive dans une arène où l’on se bat à coups de bombes à neutrons, avec toute sa bonne volonté, sa ruse, son humanité, et finalement son ignorance. Mais une fois dans cette arène, il n’y a d’autre issue que le combat, la révolte, la défaite.
Le véritable mystère de « Sunset Boulevard » n’est en fait pas tant dans la description d’un drame daté sur la vie des stars à une époque de changements radicaux. Il est dans la capacité de Billy Wilder à en ramener les déterminants dans une humanité commune où chacun d’entre nous est soumis, certes aux diverses avanies du quotidien, mais aussi aux questionnements fondamentaux de notre condition d’homme inscrit dans un temps, un groupe, une évolution. Il est dans la capacité d’une société à produire certains de ses membres à ce niveau de lucidité et de clarté et à en assumer le discours.
Bien sûr, l’art de Wilder n’est pas que dans la conception d’un tel monument. Il est aussi dans la maîtrise technique de sa réalisation. Dans le choix d’un noir et blanc, certes encore fréquent à l’époque, mais porteur de cette vertu de contraster la réalité en d’en rehausser l’esprit. Dans le choix d’introduire le sujet par le seul plan réellement spectaculaire du film, Joe flottant dans la piscine vu de sous l’eau avec la foule légèrement déformée des policiers affairés au bord de la piscine en arrière plan. Dans le souci du détail de chaque prise de vue, jusque dans la texture presque palpable de la poussière et des volutes de fumée de cigarette. Il est surtout dans cette capacité de Wilder à faire oublier la mise en scène pour ne plus laisser voir que le sens de l’histoire, que l’âme des personnages, et au bout du compte que son sujet.
On ne traverse pas impunément les festivités de Noël.
On se croyait bien à l’abri, derrière un gros sapin surchargé de boules et de guirlandes, confortablement installé dans la routine de quelques habitudes enfin conquises. On se disait qu’on avait bien avalé et digéré suffisamment d’expériences cinématographiques depuis tant d’années, et qu’on avait bien le droit désormais de se reposer sur ces lauriers chèrement acquis pour se contenter de regarder d’un oeil distrait la production récente à mesure de sa parution. Qui allait nous contester la capacité à disserter sur les mérites de telle ou telle nouveauté ? On avait fait ses preuves.
Et puis voilà, patatra ! Le cadeau qu’on n’attendait pas, le défi qui vous prend par surprise. Même pas volontaire, en fait. Le DVD d’un film qu’on avait presque oublié tant il fait partie d’un patrimoine non-dit tellement il est évident. En déballant le paquet, on ne s’attend à rien de précis, juste qu’on reconnaît qu’il s’agit encore d’un film en format DVD, encore un. Un coup d’œil sur la pochette et plus rien. Le blanc. Le choc. Du genre uppercut. « Sunset Boulevard ». Mon Dieu …
C’est que ce n’est pas d’hier que date la première rencontre avec ce film. Et ça n’avait pas été du gâteau. Le genre de cinéma qui vous prend à revers. Mais on était jeune et prêt à tout. Alors à l’époque, on l’avait mis dans un coin de sa mémoire comme un objet spécial auquel on pourrait penser plus tard. Un peu comme cette édition reliée cuir de la « Critique de la raison pure » que Tonton Charles nous avait offert pour un anniversaire d’adolescent. On savait bien qu’il y avait là-dedans de quoi remplir de pleines nuits d’insomnie et nous construire l’âme à coup de béton armé. Mais devant l’énormité du projet, on l’avait soigneusement rangé bien en évidence sur le rayon central de la bibliothèque pour ne surtout pas oublier de le lire quand il serait tant. Et l’impressionnante icône n’avait depuis jamais quitté sa place éminente : « j’y penserai plus tard ».
Et s’il était temps, maintenant ? Si c’était justement un signe du destin, maintenant qu’on avait amassé tant de matériau plus ou moins digeste, de plonger réellement dans le tréfonds de l’objet ?
De quoi s’agit-il ? D’un film de Billy Wilder de 1950.
Dans le Hollywood des Studios, un jeune scénariste désargenté, Joe Gillis (William Holden), tentant d’échapper aux huissiers qui lui réclament sa voiture, se cache dans une impressionnante bâtisse qu’il croit d’abord abandonnée sur Sunset Boulevard. En réalité, c’est la demeure d’une riche et ancienne star du muet, Norma Desmond (Gloria Swanson), qui y vit quasi-recluse en compagnie des stigmates de sa gloire passée et de son majordome, Max Von Mayerling (Erich Von Stroheim). Se croyant toujours attendue du public, Gloria tente de rédiger un scénario pour son retour devant la caméra, et elle sollicite l’aide de Joe pour le mettre en forme. Se noue alors une relation délétère jusqu’au drame.
Comme pour signifier d’emblée que le sujet ne sera pas la résolution d’une enquête policière, le film s’ouvre sur la conclusion du drame, sur le cadavre flottant du narrateur en voix off qui parle au présent malgré l’évidence de sa mort. Le sujet sera ailleurs, dans un intemporel où seules les relations entre les êtres, leurs motivations, leurs forces et leurs bassesses, ont un réel intérêt.
On comprend très vite que tout ce beau monde évolue dans le milieu très fermé de l’industrie du cinéma de ces années là. On a pu croire que le propos était d’en décrire les travers et les folies. Ce d’autant que le film est parsemé de personnages réels dans leurs propres rôles, aussi emblématiques que Cecil B. DeMille, Buster Keaton, …, et à tel point que le Directeur du Studio, à l’issue de la présentation du film, avait pu violemment prendre Billy Wilder à partie : « Comment as-tu pu faire ça ?! ». En outre, Gloria Swanson était à l’époque du tournage, une authentique gloire du muet qui tentait ainsi un retour à l’écran. Erich Von Stroheim, s’il n’avait jamais réellement quitté les écrans, avait vu sa carrière de réalisateur, quasi-mythique aujourd’hui, brisée vingt-deux ans plus tôt par la sortie de son dernier film financé et joué par Gloria Swanson alors au fait de sa gloire.
Mais tant d’énergie pour si peu ? Juste pour vilipender les mœurs de ce petit monde ? Billy Wilder aurait-il risqué tant de foudres pour ce seul objectif ? Diantre, l’animal a d’autres appétits !
Bien sûr, il y a de cela. Il y a quelque chose comme la mise au grand jour d’un monde réel derrière une industrie du rêve, quelque chose comme une démystification. Comme de montrer comment la hotte du Père Noël ne peut se remplir que grâce au labeur sous-payé d’enfants asiatiques sous le joug de requins financiers sans scrupule, comment les lutins du Père Noël manient le fouet et le licenciement sauvage. Il y a quelque chose comme de montrer que derrière le miracle de la naissance d’un enfant se cache la douleur et le sang dans une maternité en fait véritable usine à accouchements dont les coulisses sont pleines de conflits syndicaux, de ménage oublié, de rendements tendus, d’absentéisme et de sordides luttes de pouvoir. Bien sûr. Et alors ? En fait, à mesure que le mythe se détricote apparaît un autre mythe : comment à partir de telles bases en est-on malgré tout arrivé à construire « L’Homme qui tua Liberty Valance » ou « 12 Hommes en Colère » ? Comment de telles petitesses a pu naître tant de grandeur ? Où se cache le génie et le mystère de ce bouillonnement étourdissant ?
Et de petitesses et de dévoiements, ce monde humain n’en manque pas même si, au bout du compte, il parvient à regarder le ciel dans les yeux et se construire une route vers les étoiles.
Comment cette machine à fabriquer du rêve et les icônes de ces rêves en arrive-t-elle à broyer les plus faibles d’entre ses meilleurs serviteurs ? Comment l’humain s’accommode-t-il de l’adulation puis de l’oubli ? Quelle force faut-il, dans ce monde d’outrance, d’exacerbation des sentiments et d’exaltation qui accompagne le voyage vers les cimes, pour conserver une once de raison et un pied sur la terre ferme ? Certains connaissent les dangers du voyage et sont comme les gardiens d’un troupeau perdu qui se donne corps et âme à une cause qui le dépasse. D’autres se noient dans les remous violents du torrent, dérivant certes dans la même direction, mais submergés par la furie des flots, par le temps qui les emporte vers l’âge où la folie les rattrape. Que par moment réapparaisse une compassion pour ces naïves victimes importe finalement bien peu. Joe peut s’étonner de remarquer comme les gens peuvent paraître gentils quand ils s’occupent d’un cadavre, à l’image de la bienveillance qui entoure la folie de Norma, la victime n’en tombe pas moins sur l’échafaud du monde en mouvement.
Norma Desmond est de ces enfants perdus, survivant dans le faste rococo d’un palais à l’abandon sous l’aile protectrice d’un Max qui tente de tenir à bout de bras un monde figé dans la poussière du temps. Chaque pas de Norma est une épreuve, un risque de se confronter à l’évolution de la réalité extérieure. Max est là pour veiller au grain, derrière chaque pas pour étayer au fur et à mesure le rêve qui s’étiole. Il ôte comme il peut la poussière qui s’amoncelle, il ôte chaque serrure de la maison pour éviter à Norma la tentation d’un geste fatal, il remet en service la vieille voiture fastueuse depuis longtemps sur cales, il déplace les lampadaires pour garder à Norma la lumière que le monde ne projette plus sur elle. Ange gardien anonyme et secret, il se perd lui-même dans sa tâche insurmontable, tout en accompagnant jusqu’à la chute ultime et en la travestissant des projecteurs de la gloire. Mais il ne peut rien contre cette enfance qui demeure dans le cœur et jusque dans l’écriture de Norma. D’ailleurs le veut-il ? Evidemment, on ne peut s’empêcher de regarder ce Max avec le regard amusé du spectateur de « L’Amour du risque », série TV américaine mettant en scène un couple de milliardaires et leur majordome, Max. Même si la parodie est loin derrière l’original.
Le rêve de Norma est le rêve d’une enfant pour l’éternité. Le rêve d’une petite fille qui n’a pas su passer le cap de l’âge magique de l’enfance où tout est acquis sur un simple geste, sans besoin d’un mot, d’une parole. Le verbe n’existait pas, à l’époque de sa grandeur, le cinéma était muet et s’en contentait. Mais comme le passage à l’âge adulte, comme l’entrée de Dieu sur Terre, l’introduction du verbe qui nomme, qui dit, qui parle, qui pose les choses et les pensées, s’est déroulé autour de Norma et comme sans elle. Elle, elle en est restée à un monde de signes, à un monde où la pensée suffit à l’action, à un monde d’enfance, à un monde d’avant l’arrivée de Dieu, à un monde dans lequel elle était Dieu. Et la confrontation brutale à un nouveau monde où chacun se revendique une part de ce pouvoir de dire, de faire, se revendique une part de Dieu, où la brigade criminelle n’est complète que lorsqu’elle associe policiers et journalistes, nouveaux maîtres des mots et action, ne peut que la pousser à l’extrême du pouvoir du seul Dieu qu’elle est, au pouvoir de vie et de mort, sur elle, et sur les hommes.
Dans une confrontation de cette ampleur, que pèse la contribution d’un Joe, homme parmi les hommes, happé dans un monde de titans ? Les enjeux sont d’un autre niveau qu’il ne pouvait les imaginer. Il vivait sur une planète où la banalité du quotidien, les soucis d’argent, le sourire des filles, l’amitié, pouvaient avoir un sens. Espérant tirer partie d’une situation dont il perçoit les failles, il entre en fait dans un territoire dont il ignore les codes, les rites, les puissances mises en branle. Il entre muni d’un glaive dans une arène où l’on se bat à coups de bombes à neutrons, avec toute sa bonne volonté, sa ruse, son humanité, et finalement son ignorance. Mais une fois dans cette arène, il n’y a d’autre issue que le combat, la révolte, la défaite.
Le véritable mystère de « Sunset Boulevard » n’est en fait pas tant dans la description d’un drame daté sur la vie des stars à une époque de changements radicaux. Il est dans la capacité de Billy Wilder à en ramener les déterminants dans une humanité commune où chacun d’entre nous est soumis, certes aux diverses avanies du quotidien, mais aussi aux questionnements fondamentaux de notre condition d’homme inscrit dans un temps, un groupe, une évolution. Il est dans la capacité d’une société à produire certains de ses membres à ce niveau de lucidité et de clarté et à en assumer le discours.
Bien sûr, l’art de Wilder n’est pas que dans la conception d’un tel monument. Il est aussi dans la maîtrise technique de sa réalisation. Dans le choix d’un noir et blanc, certes encore fréquent à l’époque, mais porteur de cette vertu de contraster la réalité en d’en rehausser l’esprit. Dans le choix d’introduire le sujet par le seul plan réellement spectaculaire du film, Joe flottant dans la piscine vu de sous l’eau avec la foule légèrement déformée des policiers affairés au bord de la piscine en arrière plan. Dans le souci du détail de chaque prise de vue, jusque dans la texture presque palpable de la poussière et des volutes de fumée de cigarette. Il est surtout dans cette capacité de Wilder à faire oublier la mise en scène pour ne plus laisser voir que le sens de l’histoire, que l’âme des personnages, et au bout du compte que son sujet.
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