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22 octobre 2009

My Winnipeg (Winnipeg mon amour)

La fourche du Manitoba

Comment décrire cette étrangeté pondue par Guy Maddin en 2007 qu'est « My Winnipeg » (Winnipeg mon amour) ?

Peut-être en avouant tout de suite que Tonton Sylvain, quoique parfois partant pour des aventures inattendues, ne se serait sans doute pas lancé sur l'affaire si le hasard d'un DVD qui traînait par là et la promesse de Madame faite à un copain d'en lire et d'en commenter le contenu ne lui avaient substantiellement forcé la main. Autrement dit, et plus simplement, littéralement fait comme un rat, Tonton n'avait plus d'autre choix que de s'avaler la chose sous peine de … mais c'est une autre affaire. Bref, le DVD s'engouffrait dans le lecteur, la télé commençait à afficher l'image en noir et blanc d'une vieille femme râleuse, et Tonton se préparait à son premier bâillement, le dos vaguement vautré dans une confortable pile de larges coussins.

Ce n'est que 1h20 plus tard que Tonton réalisa que son premier bâillement n'était finalement jamais arrivé et qu'il était une heure indue.

Entre temps, Guy Maddin avait pris le contrôle de la situation, un peu comme dans « La quatrième dimension », cette vieille série des années 50 dont le début de chaque épisode présentait un écran brouillé et une voix off prévenant de ne pas changer les réglages du téléviseur mais qu'une force extérieure en avait pris les commandes.

A vrai dire, cet épisode est à ce jour ma seule expérience maddinienne, aussi je suis bien incapable de dire si le vécu de cette projection tient au film lui-même ou au style propre au réalisateur. Encore que la lecture de commentaires de quelques aficionados de l’auteur tendrait à faire pencher pour la seconde hypothèse.

De fait, sous des dehors obscurs et hermétiques, la forme est proprement stupéfiante. Si on se demandait s’il était possible de rédiger de la poésie avec un langage d’images, on se trouverait là devant la réponse absolument affirmative. Car il y a dans ce film quelque chose de captivant sans qu’il ait l’air d’y toucher. Le découpage erratique, les images vaguement floues et parasitées comme celles d’une mauvaise caméra de surveillance, la voix off permanente de Guy Maddin déclamant un texte aux allures de monologue intérieur, l’entremêlement d’images d’archives et de scènes filmées, les petits bouts de la petite histoire, les reconstitutions de scènes de l’enfance, le visage permanent de cette vielle mère, les allers-retours entre un passé intime et un présent douloureux, la plainte inassouvie contre une ville que rien ne prédestinait à faire naître un attachement si puissant, la valse hésitation entre un désir de fuite et une impossibilité du détachement, … on n’en finit pas de disséquer chacun des plans, chacune des images, chacun des mots des 80 minutes du film. Mais de les disséquer après coup, tant l’instant du visionnage reste entier, monolithique, opaque à autre chose que la fascination. Et c’est bien là la force de la chose : embarquer le spectateur le plus rétif sans espoir de sortie avant la dernière image qui opère alors comme une sonnerie de réveil. « Hein, quoi, comment … ? Ah, c’est fini ?! Il est quelle heure, au fait ? »

Que le fond n’ait rien de bien palpitant n’est d’ailleurs que bien secondaire dans l’affaire : l’attachement / répulsion de Maddin pour sa ville natale et cité de son enfance qu’il tente désespérément de fuir sans parvenir à la quitter. Sur la vague trame d’un voyageur dans un train de nuit qui fait ses premiers tours de roue au départ de Winnipeg alors que le voyageur se remémore tout ce qui le retient ou le pousse à s’éloigner de cette ville, on passe en revue les principales particularités de la ville, le froid, la neige, les bâtiments publics, les évènements marquants de son histoire, tout autant que les principales étapes de la vie du jeune homme et de sa famille. La grande grève, l’évasion des chevaux de leurs écuries pétrifiés dans les glaces des mois durant après s’être jetés dans le fleuve, la piscine municipale à trois bassins superposés, la fourche des rivières, le chien de la famille, la mère actrice de série télé, la sœur championne d’athlétisme, le frère mort à l’adolescence, … Le tout dans un entremêlement de sujets, d’images d’archives ou de reconstitution. Guy Maddin ne filme pas tant la ville que « sa ville ». Même pas sa ville telle qu’il la voit, d’ailleurs, mais bien plutôt telle qu’il la ressent, qu’il la vit, qu’il s’en nourrit, qu’il s’en pétrit. La voix off exclusive n’est pas un descriptif, elle est un monologue, une longue page de journal intime, une longue introspection du réalisateur au travers du filtre de cette ville dont il s’est progressivement construit, pour le meilleur et pour le pire.

Pour le meilleur et pour le pire, de cette ville maternelle comme de cette ascendance maternelle, aussi captivantes que repoussantes l’une que l’autre, aussi présentes et comme en écho l’une de l’autre. La voix du narrateur se fait l’expression de la ville et la seule autre voix du film est celle de la mère, comme pour souligner l’effet de pendant, au travers d’un film par ailleurs muet. Non pas seulement muet au sens qu’il ne rend aucune autre voix, mais au sens des films d’avant l’invention du parlant, quand les séquences étaient, comme ici, séparées de cartons présentant une parole écrite ou un commentaire intermédiaire. Les deux voix se répondent, sans le savoir, dans la construction du narrateur, dans ce qui le construit, dans l’étrangeté qui le construit, l’étrangeté de cette double parole tellement présente qu’elle en efface toute autre voix, étrangeté qui fait apparaître les cartons rédigés en français en contreplan d’un texte dit en anglais. Bien sûr la ville comme le réalisateur sont canadiens et pétris de cette double culture, mais l’étrangeté demeure de cette superposition à l’image de celle de cette mère-ville et de cette mère-femme.

Etrangeté qui ne prend fin qu’avec la fin du film et la sortie de Tonton de son coma hypnotique, avant qu’il ne se jette sur son écritoire pour en décrire les charmes troublants.

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