Add to Technorati Favorites

24 octobre 2008

Vers sa destinée (Young Mr Lincoln)

Peut-être jusqu’au sommet de cette colline …

La même année où David O. Selznick produisait le « Gone with the wind » (Autant en emporte le vent) de Victor Fleming dans un déluge de couleurs et de grand spectacle, Darryl F. Zanuck se lançait dans le « Young Mr Lincoln » (Vers sa destinée) de John Ford dans une sobriété de noir et blanc quasi monacale. 1939. Cette année-là, John Ford réalisait également « Stagecoach » (La Chevauchée fantastique). En quelques années, sortant à peine du muet, découvrant sa place dans le monde, questionnant son passé, son présent, et pensant déjà son avenir, en pleine tourmente des troubles agitant la planète entière, le cinéma américain aura mis sur le devant de la scène une spectaculaire cohorte d’individualités et traité une diversité de thèmes insensée. A-t-on encore idée du saut parcouru après l’avènement de parlant, seulement 12 ans auparavant ? A titre de comparaison, 1994 n’est pas si loin d’aujourd’hui, mais même dans notre époque de révolution permanente, peut-on imaginer une telle différence entre le cinéma de 1994 et celui d’aujourd’hui ? Comment une telle concentration a pu survenir justement à cette époque est un autre débat. Mais que John Ford soit une des figures de cette improbable cavalcade est un fait incontournable.

Affiche France (de.cinemotions.com)


Presque perdues au milieu de cette cataracte de monuments, de cette tornade de questionnement, d’appropriation et de mise en forme des mythes fondateurs de l’âme américaine, de fabrication d’une imagerie et d’un imaginaire renouvelés, de tentatives et d’invention de diverses formes d’écriture, qui pour longtemps allaient devenir par la force des évènements un patrimoine partagé largement au-delà des frontières états-uniennes, se nichent une multitude de productions oubliées, qu’on est surpris, en les visionnant aujourd’hui, de se dire qu’elles ont quelque chose de connu, quelque chose de fondamental qui fonde l’essentiel de notre mémoire. Quelque chose comme “How green was my valley”, “Gentleman’s agreement”, “Pygmalion”, “3 Godfathers”, … Et « Youg Mr Lincoln » est une de ces surprises de la mémoire.

Affiche USA (de.cinemotions.com)
John Ford nous présente ici une étape de la vie d’Abraham Lincoln, futur président des Etats-Unis. Une étape de sa jeunesse, entre son éveil à une conscience collective et une de ses premières implications dans l’action publique. Que le récit soit plus une évocation, largement romancée, voire concentrant dans cette période décisive des évènements qui lui sont en réalité ultérieurs, ne fait que confirmer l’objectif du réalisateur de mettre en scène le mythe étatsunien plus que son histoire réelle, de participer à la constitution ou au renforcement d’une conscience nationale plus qu’à entreprendre une leçon historique. Il est de ces images qui fondent l’identité dont seule la valeur symbolique importe. Qui se soucie des détails historiques du bris d’un vase à Soissons ? Pourtant, qui ne connaît l’acte d’Hugues Capet comme un geste fondateur de la réalité de la France ? Peu importe que le procès mené par Lincoln dans le film se déroule en réalité non en 1837 mais en 1857, si peu avant son élection à la présidence en 1860. Les valeurs portées par cet épisode sont éternelles dans l’imaginaire national, et cela suffit à en justifier la présence dans notre film.

Le film s’ouvre sur le discours électoral d’un politicien haranguant quelques badauds sur les marches d’une épicerie de campagne à New Salem, Illinois, tenue par un tout jeune Lincoln (Henry Fonda) de 23 ans. En fin de discours, l’homme donne la parole au timide Lincoln dont le ton tranche d’emblée : pas de grande phrase, pas de promesse grandiloquente, juste un homme simple, dans ses paroles, sa tenue, son attitude, qui propose sa bonne volonté sans prétention au vote de ses concitoyens. Acceptant parfois le troc pour faciliter l’accès des colons désargentés à son magasin, Lincoln reçoit un jour en paiement un exemplaire du deuxième tome des Commentaires sur les lois d’Angleterre de William Blackstone. De ce jour, et encouragé par son amie Ann Rutledge (Pauline Moore), il l’étudie jusqu’à la trame et en fait le départ d’un apprentissage autodidacte du droit dont il fera son métier en s’installant comme avocat quelques années plus tard à Springfield, Illinois. C’est dans cette ville que, lors de la fête du 4 Juillet qui donne lieu à de multiples parades et festivités, la famille Clay venue pour l’occasion se fait harceler par l’adjoint du sheriff, Scrub White (Fred Kohler Jr), sous l’œil goguenard de son acolyte, J. Palmer Cass (Ward Bond). Malheureusement, la journée se termine mal, avec une bagarre entre White et les deux fils Clay , Matt et Adam, et avec la mort du policier. Cass, témoin de la scène comme la mère, Abigail Clay (Alice Brady), permet l’arrestation des deux jeunes. Aucun des deux frères ne voulant dénoncer l’autre et leur mère refusant d’accuser l’un de ses fils, Matt (Richard Cromwell) et Adam (Eddie Quillan) sont conjointement accusés du meurtre. Après être héroïquement intervenu face à la foule déchaînée et avoir ainsi évité le lynchage, Lincoln se porte volontaire pour assurer la défense des accusés face au tribunal. La plus grande partie du film décrit le déroulement du procès, avec son lot de rebondissements, de stratégie, de joutes oratoires entre Lincoln et le procureur, John Felder (Donald Meek). En particulier s’y tient l’épisode fameux de la présentation à la cours d’un banal almanach permettant de mettre à mal un témoignage défavorable. C’est également l’occasion de présenter plusieurs des personnages qui côtoieront la vie réelle d’Abraham Lincoln, Mary Todd (Marjorie Weaver), sa future épouse, Stephen A. Douglas (Milburn Stone), un de ses futurs opposants politiques, Ninian Edwards (Charles Tannen), beau-frère de Lincoln, ou encore John T. Stuart (Edwin Maxwell), associé de Lincoln à Springfield.

Dépassant les approximations historiques, dont la plus évidente est le déplacement dans le temps du procès de William Duff Armstrong (ici celui des frères Clay) de 1857 à 1837, le film ne se veut manifestement pas une biographie d’Abraham Lincoln. C’est bien plus une évocation de son image laissée dans la conscience nationale américaine. Il n’est pas plus question d’une étude politique des thèses défendues par Lincoln. Davantage d’une présentation des racines et des principes qui l’ont vu atteindre à son statut mythico-historique. Nulle part il n’est question de son action durant la Guerre de Sécession, ni de son intervention concernant l’abolition de l’esclavage. C’est son origine humble, son caractère autodidacte, sa simplicité, sa proximité avec les petites gens, son amour du droit et de la justice, ses talents d’orateur, sa perspicacité, son ancrage dans un pays physique fait de prairies et de rivières, mais aussi son dévouement à une inspiration et à un projet dépassant le commun des mortels, qui sont mis en avant et soulignés. Et cet effet est rendu par tous les moyens disponibles : par l’effet de contraste qu’offre une gaucherie certaine dans les tentatives d’imitation des gestes de la bonne société, par une maladresse en situation de parole publique lorsqu’elle n’est pas motivée par l’urgence, par le vêtement qui, lorsqu’il cherche la distinction, verse dans la caricature du chapeau haut de forme, par le regard qui se perd dans l’infini d’un projet immense même en présence des avances d’une séduisante jeune fille.

L’habileté rhétorique face à la foule hostile est un grand classique du charisme de l’homme publique. Ainsi la scène du discours renversant la colère de la populace n’est pas sans évoquer ce que sera celui du Marc Antoine incarné par Marlon Brando dans le Jules César de Mankiewicz en 1953. De même, la rigueur du raisonnement face à l’hostilité ambiante inaugure la multitude de films que le cinéma américain consacrera à des procès filmés, du « Sergent noir » ou du « Cas Paradine » à « Des hommes d’honneur », de « Ouragan sur le Caine » ou de « 12 hommes en colère » à « Philadelphia » ou jusqu’à « Find me guilty ». Dans tous les cas, il s’agit d’une démarche comparable : s’appuyant sur une conviction et une volonté tenace, même un homme seul peut parvenir retourner la situation la plus désespérée ; et lorsque cette conviction confinant à la certitude le fait œuvrer dans le sens du bien,
il est à même à faire triompher la vérité et la justice.

Peut-être la scène la plus emblématique, celle qui est peut-être la plus symboliquement chargée de ce que la mythologie nationale doit retenir du grand homme, est-elle la scène de clôture du film. Lincoln, après avoir dit adieu à la famille Clay, se retrouve seul sur une route de campagne avec son fidèle compagnon, Efe Turner, qui lui demande, alors qu’une pluie fine commence à tomber : « On ne va pas rentrer, Abe ? ». Le regard déjà perdu dans le lointain, Lincoln commence à s’engager d’un pas calme mais ferme sur la route que vient d’emprunter le chariot des Clay, et répond, comme déjà ailleurs : « Non, je crois que je vais avancer un peu … peut-être jusqu’au sommet de cette colline ». Cette certitude confiante dans l’avenir, dans sa capacité à changer l’avenir, non le sien mais celui des gens simples et honnêtes qu’il s’est donné comme mission de défendre, sur un chemin que la pluie vient rincer de toutes les scories de la petitesse et d’un passé d’injustice, dans l’ascension d’une colline que John Ford filme comme il filmerait l’ascension par Jésus de son Golgotha, cette rectitude de l’homme tranquille face aux éléments rehaussée par le chapeau haut de forme malgré une posture légèrement voûtée qui en souligne l’humanité, après un combat qui a fait triompher le bien mais surtout la vérité, pilier du vivre ensemble étatsunien, c’est cette icône que l’ensemble du film s’est évertué à lentement construire.

Car c’est bien de cela qu’il semble être question. D’un homme parmi les hommes que sa conviction porte à un statut quasi divin. Homme parmi les hommes, rusé, roublard, éventuellement bagarreur. Sans cesse en contrepied, il traite la plupart de ses entretiens importants dans une position à la fois horizontale, mais également brisée : sa lecture de son livre initiatique de Blackstone se fait allongé dans l’herbe et les jambes dressées en appui sur le tronc d’un arbre ; ses premiers clients d’avocats, il les écoute quasiment avachi dans son fauteuil de bureau ; c’est dans la même position qu’il écoute les témoignages lors du procès ; au juge qui vient s’entretenir avec lui à son office à la veille de la clôture du procès, il offre un accueil les pieds appuyés au rebord de la fenêtre. Mais c’est aussi un homme qui se dresse lorsque le souffle de son projet se met à souffler : droit face à la foule en colère ; droit dans la contre-attaque face au faux-témoin ; droit dans son ascension de la colline finale. Homme parmi les hommes, mais à la manière du prêcheur de Galilée, à la manière d’un dieu fait homme pour s’y mêler et les reconnaître à son image.

Lincoln, dans l’iconographie de John Ford, n’est ainsi pas seulement une image mythico-historique, c’est aussi un figure mystique, à l’image de la faible distance séparant le mystique du patriotique dans l’imaginaire étatsunien. Et le fondu-enchainé final du Lincoln de chair et de sang à sa statue trônant dans le monument de Washington, DC, qui lui est consacré renforce encore le propos : un Lincoln de pierre en Majesté, imposant par sa taille comme par son attitude de calme résolu, siégeant face à la nation, à l’humanité, à l’éternité, comme Dieu siègerait au jour du Jugement Dernier, comme Zeus se tiendrait sur son trône au faîte de l’Olympe.

Qu’on soit sensible ou pas à ce genre de discours, il faut bien avouer que le cinéma de John Ford nous entraîne là dans un projet bien éloigné de ce que sera un cinéma d’aventure ou un cinéma des états d’âme. L’aventure intérieure n’a que peu de place dans ce propos qui ne s’appuie sur des individus que pour exalter la construction d’une vision du monde, une conception des valeurs d’une nation.
Lire la suite...

Vedettes du pavé (Sidewalks of London – Saint Martin’s Lane)

Vieilleries et curiosités

Au magasin des vieilleries et des curiosités, allez savoir ce qui vous pousse à choisir un film plutôt qu’un autre. Vous êtes là, à vous dire qu’à force d’avaler des histoires plus ou moins navrantes et des effets spéciaux au kilomètre, vous voudriez bien savoir ce qu’il y a dans le fait de projeter une image sur un écran qui capte autant votre attention. Et que ce ne serait pas du luxe de remonter aux sources de l’affaire plutôt que de continuer à gober stérilement le défilement des images. Alors, banco ! Retroussons nos manches, munissons-nous d’un bon plumeau, et hardi petit ! Y’a quoi sous cette pile ? Tiens, un Buster Keaton. Mouais, j’ai quand même pas trop envie aujourd’hui. Va savoir pourquoi … c’est comme ça. Et là, c’est quoi, ça ? « Vedettes du pavé » ? « Saint Martin’s Lane » pour la VO. Tiens, une curiosité, ça s’appelle aussi « Sidewalks of London ». Pourquoi pas. Et ça date de quand, cette antiquité ? 1938, eh ben c’est pas tout neuf, en effet. Par un certain Tim Whelan. Tu m’en diras tant ! Par contre, y’a du beau monde, dis donc : Charles Laughton, Vivien Leign, Rex Harrison … mazette ! Finalement, ça n’a pas l’air d’être le plus mauvais choix. Adjugé !

Affiche Italie (ebay.es)

L’histoire se passe à Londres, où des artistes de rue tentent de survivre en se produisant devant les terrasses des cafés et les files d’attente aux guichets des spectacles couverts. L’ambiance est bon enfant, chacun prenant son tour devant les attroupements, avec juste quelques accrocs de chapardage épisodique, mêlant artistes patentés et mendigots. Charles Staggers (Charles Laughton) est spécialisé dans la déclamation de poèmes. Libby (Vivien Leigh), danseuse sans affectation, est plus orientée vers des expédients cleptomanes dont elle profite dans une riche demeure inoccupée. Surprenant son manège, Charles la force à restituer un étui à cigarettes qu’elle avait subtilisé au client d’une gargote de rue, Harley Prentiss (Rex Harrison), compositeur de son état. Cette rencontre noue une relation amicale et platonique entre Charles et Libby qui, à la rue après la découverte de son squat, vient emménager sous son toit. De taquinerie en dispute, les deux en arrivent à l’idée d’un numéro commun auquel ils convient deux compagnons de galère.

DVD US (amazon.com)


La première présentation est un succès, devant Prentiss présent dans la file d’attente. Mais Libby réalise aussitôt le peu d’avenir de ce genre de prestation, et quitte le groupe pour voler de ses propres ailes sous la férule de Prentiss. Effondré par ce lâchage doublé des moqueries de Libby lorsqu’il lui déclare sa flamme, Charles quitte lui-même le spectacle et s’enfonce dans l’alcool et la clochardisation à mesure que Libby grimpe les marches du succès.


DVD France (cdiscount.fr)

Jusqu’au jour où le hasard les met à nouveau en présence, elle la Belle, lui le Clochard, pour aboutir à un large pardon qui permettra à Charles de reprendre sa place et ses déclamations sur les trottoirs de Londres.

Rien de vraiment grandiose dans cette histoire à l’eau de rose peuplée de sourires et de bons sentiments, mais juste une fraîcheur, un souffle gentiment désaltérant. Le plus étonnant est peut-être de voir Charles Laughton s’investir ainsi pour un petit film juste au sortir de sa prestation dans le très culte « Les Révoltés du Bounty » aux côtés de Clark Gable, et juste avant de s’engager dans « L’Auberge de la Jamaïque ». Vivien Leigh, quant à elle, entrera l’année suivante dans la légende avec le rôle de Scarlett dans « Autant en emporte le Vent ».

Au plan technique, le film date de 1938, et autant dire tout de suite que ça se voit. La lumière a quelque chose d’un autre âge, comme une approximation datant d’une époque de tâtonnement. Si les rares scènes de jour sont quasi systématiquement surexposées, les scènes de nuit font roder un gris lugubre s’il était voulu. La qualité de l’image semble avoir notablement souffert des outrages du temps. Il est difficile de savoir comment les choses se présentaient lors des projections de l’époque et si le piqué actuel tient à la prise de vue ou à la dégradation du support. En tout cas, on est bien plus proche de l’image et du son désastreux de « L’Auberge de la Jamaïque » que de ceux d’ « Autant en emporte le Vent ».

Le jeu des uns et des autres est très hétérogène comme on pouvait s’y attendre. Vivien Leigh est dans l’exagération qui la caractérise (m’expliquera-t-on un jour ce qu’on peut bien lui trouver ?). Rex Harrison est un dandy très british au regard enamouré si propre aux jeunes premiers de l’époque. Charles Laughton vole à des kilomètres au dessus du lot, même s’il n’a pas encore cette rondeur qui ne s’acquière qu’avec l’âge et qu’il étalera du « Procès Paradine » d’Alfred Hitchcock à « Panique à la Maison Blanche » d’Otto Preminger.

Et malgré tout, il reste au fond des yeux à l’issue de la projection comme un air de contentement, une lueur du plaisir qui ne s’en laisse pas compter par les imperfections techniques, une satisfaction d’avoir regardé défiler tout ce que la bonne volonté peut apporter aux raconteurs d’histoire, même les plus maladroits. Car de quoi s’agit-il ? De la confrontation entre l’ambition et le plaisir de vivre, entre les rêves de gloire et les rêves d’artistes. Pas d’une confrontation agressive, emportée, juste la juxtaposition de deux visions du monde : vivre pour faire ou faire pour vivre. Pas de hargne ou de colère là-dedans, tant les deux sont généralement mêlés, intriqués. Juste une séparation artificielle pour en montrer les limites respectives et les dilemmes de leurs enjeux. En d’autres temps, on aurait vu l’opposition entre un désir de « travailler plus pour gagner plus », et un objectif de « travailler plus pour apporter plus ». Bien sûr, comment apporter plus si c’est sans gagner par son labeur les conditions de sa dignité et de son confort ? Mais comment aussi apporter quoi que ce soit si le seul objectif est d’amasser aveuglément ? Séparation arbitraire tant l’ensemble est indissociable et solidaire. Et que cela soit dit le sourire au bord des lèvres, à près de 70 ans de distance, n’en est que plus touchant.

Lire la suite...

Le secret des poignards volants (Shi mian mai fu)

Vole, pigeon, vole !

Est-on certain de repérer tous les codes quand le message vient d’aussi loin ? Est-ce que le jeu des couleurs en extrême orient fait appel au même référentiel que celui qui a cours sous nos latitudes ? Est-ce que le rythme des saisons met en jeu les mêmes émotions et les mêmes pré requis que ceux qui peuplent nos mémoires ? Allez savoir ! Le fait est que le résultat produit un drôle d’écho et ce n’est déjà pas si mal. Peut-être pas celui que le réalisateur avait prévu, mais après tout tant pis. Ou peut-être qu’il l’avait prévu quand même : la Chine a une certaine histoire de contact avec l’occident, ne serait-ce que par Honk Kong et Macao interposés. Dire que le contact fonctionne dans les deux sens et que le détail de la sensibilité chinoise nous est comme un livre ouvert serait par contre bien exagéré. Et finalement, que Zhang Yimou s’y retrouve, c’est peut-être bien possible. Que ses compatriotes soient dans le même cas est sûrement plus improbable. Mais au fond, est-ce que ça a une importance ? On est là, on regarde, on vibre ou pas, et c’est déjà ça. On se lasse, alors tant pis, et on passe à autre chose ; on reste collé au fauteuil et le pari est gagné, orient extrême ou pas.
Affiche France (cinemovies.fr)
L’histoire est en elle-même relativement classique, se déroulant dans la Chine du XIXième siècle. Pour atteindre le Clan des Poignards Volants, rebelle à son autorité, un potentat local qu détient prisonnière une jeune femme aveugle, Mei (Zhang Ziyi), membre du clan, fait organiser son évasion sous surveillance. Jin (Takeshi Kaneshiro), un de ses capitaines prendra le rôle du complice qui escortera la jeune femme durant son voyage de retour et la défendra contre les fausses attaques des troupes lancées à leur poursuite sous la direction d’un second complice, Leo (Andy Lau) , capitaine des gardes. Durant le voyage, les embûches sont nombreuses, avec les interventions parasites de troupes annexes qui ne sont pas dans la combine et qu’il faudra défaire. C’est également l’occasion pour les deux fuyards de développer un sentiment mutuel qu’ils tentent alternativement de maîtriser. Arrivant sur les terres du clan, une succession de révélations rend la situation de plus en plus complexe pour les deux jeunes gens, pris dans un tourbillon tragique entre leurs fidélités à leurs clans respectifs et le chamboulement de leurs émotions.

Affiche USA (cinemovies.fr)


Sous nos cieux, le film serait classé dans le genre cape et épée, mêlé d’un zeste de fantastique, comme c’est souvent le cas dans ce type de production orientale. La taille du zeste variant naturellement d’une production à l’autre. Ici, le zeste se limite quasiment aux séquences de combats dont la réalité est plus proche d’une chorégraphie bondissante et aérienne quasi mystique que d’un réalisme sourcilleux. On est loin des westerns ou des aventures de la Tulipe Noire. On est en revanche bien plus en écho à une sorte de Matrix médiéval. Les gestes sont lents, posés, réfléchis, comme issus d’une longue et profonde méditation, jusqu’à ce que le passage à l’action les libères soudainement, comme livrés à eux-mêmes et fruits d’un entraînement qu’on devine minutieux et acharné, où le geste n’est plus que le flot non retenable déclenché par la décision d’agir. Comme la libération des eaux à la rupture d’un barrage, rien ne pouvant plus l’interrompre jusqu’à leur tarissement. Et pourtant, magie de l’orient millénaire et cérébral, alors que l’on croyait le flot justement immaîtrisable, l’action s’arrête subitement, se fige, comme dans une respiration, avant de reprendre en une explosion de combat chorégraphié. Mélange de puissance invincible, d’autant plus évocatrice qu’elle est toute en fluidité au lieu de la force brute du rustre, et de capacité contenir et canaliser ce qui semblait sans limite. La caméra n’est alors là que pour souligner le virevoltant mouvement, ou pour contourner, comme circonscrire, la scène figée où chacun reprend son souffle et ses repères.


Affiche USA (monkeypeaches.com)

Dans ce ballet, le temps n’a plus cours, en tout cas plus de la même façon que dans notre monde de glaise et de sang. Il accélère, ralentit, se déplace, s’immobilise, déferle. Les combats peuvent durer une fraction de seconde ou s’étaler sur plusieurs saisons, cela n’a que peu d’importance. Les blessures s’ouvrent s’oublient, se referment, sans qu’une basse raison matérielle ait besoin d’y être convoquée. Les épées volent, les flèches décollent, les lances se plantent, les poignards virevoltent, à un rythme qui doit plus à la métaphysique qu’à la rationalité, mais nul ne l’attendait. On aurait naïvement pu croire ce tourbillonnement réservé à quelque tradition nippone du manga, mais il n’en est rien. Même sur l’autre rive de la Mer de Chine voltigent des héros épiques et chevaleresques. On aurait naïvement pu croire les péripéties matriciennes copiées de quelque jeu vidéo issu des cauchemars d’un graphiste de l’Empire du Soleil Levant. Il n’en est rien, l’Empire du Milieu contre-attaque, ou plutôt sort de sa torpeur. D’autres l’avaient déjà annoncé : Quand la Chine s’éveillera … On voit le résultat.

Affiche Chine (monkeypeaches.com)


Et lorsque ces aventures sont capturées par une pellicule maîtrisant couleur et lumière avec talent, le résultat est presque sans surprise. Encore une fois, il est probable que notre œil de sauvage occidental ne saisit de cette palette de couleurs que l’aspect immédiatement esthétique, là où le regard asiatique saisit tout une gamme de symboles mystérieux. Mais il faut bien un début à toute chose.

Reste à remplir de nos propres contenus cet édifice symbolique livré clés en main mais aussi vierge que la plus magnifique coquille vide. Marcel Mauss nous avait préparé à côtoyer le « mana » polynésien, cette enveloppe symbolique pure, disponible à chacun pour y inclure les significations qui lui importent. On est devant cette cinématographie comme devant ce mystère polynésien, à la fois fasciné et relégué en marge d’un monde qu’on sait être là sans le connaître vraiment, aux risques de n’accéder définitivement qu’à sa forme ou de n’y projeter que nos propres références sans finalement rien y apprendre sur nous-même ou sur le monde.
Lire la suite...

Dunkerque (Dunkirk)

Une place à part

Les films de guerre, surtout dans les années 50, étaient rarement autre chose que l’occasion d’un éloge du courage des vainqueurs face à la force brutale ou retorse de l’ennemi. Ca pouvait aussi occasionnellement être un simple terrain de galéjade, une toile de fond de comédie. Rarement autre chose. En voyant au programme du satellite un film inconnu de 1958 rangé dans la catégorie « Film de Guerre », je ne me suis donc pas le moins du monde méfié, en me préparant à un spectacle classique, pénard dans mon sofa, bien à l’abri derrière la ligne Maginot des habitudes. Et badaboum. Qu’est-ce qui se passe ? C’est quoi cet ovni ? … Mais n’allons pas trop vite. D’abord un petit mot de l’histoire.

Affiche (posters.motechnet.com)

Au début de la seconde guerre mondiale, l’Angleterre vient d’entrer en scène et d’expédier un corps expéditionnaire pour aider les français à contenir l’offensive allemande à travers la Belgique et le nord de la France. Malheureusement, la poussée allemande est plus puissante que prévue, et les troupes britanniques se retrouvent encerclées dans une poche de résistance autour de Dunkerque, dos à la mer. Juste avant que la nasse ne se referme, un petit groupe de soldats qui tient le front se retrouve pris derrière les lignes allemandes. Coupés de leur unité, ils errent dans la campagne en tentant de la rejoindre. Rapidement, leur officier tombe lors d’une escarmouche et c’est le caporal Bins (John Mills) qui se voit contraint de ramener ses hommes. Avec quelques difficultés, ils rejoignent Dunkerque et comprennent alors la situation.

Affiche USA (rarefilmposters.com)

Parallèlement, en Angleterre, le désastre de l’armée prise au piège dans la ville assiégée mobilise l’attention. Une opération de sauvetage pour récupérer les troupes par la mer est organisée, mais tourne vite à la déroute sous le feu des avions allemands qui coulent plusieurs navires de la Navy à l’approche de la ville. Les quelques journalistes présents, en particulier un anglais, Charles Foreman (Bernard Lee), et un français, Jouvet (Michael Shillo), sont atterrés par la catastrophe). Une vaste campagne de réquisition de tout ce qui peut flotter, civil et militaire, est alors lancée pour porter secours aux soldats, à base de petits bateaux, moins accessibles aux bombes ennemies. Certains propriétaires de bateaux de plaisance se portent volontaires pour conduire leurs embarcations eux-mêmes plutôt que de les confier à l’armée, peu habituée à manoeuvrer ce genre de véhicules. Foreman, justement un des propriétaires d’embarcation, prend la tête de cet engagement comme supplétif. Un de ses voisins, John Holden (Richard Attenborough), lui-même propriétaire du Héron et sous la pression d’une épouse, Grace (Patricia Plunkett), paniquée et se refusant à imaginer son mari sous les drapeaux, renâcle davantage à la réquisition de son bateau. Il obtempère néanmoins et, une fois éloigné de Grace, finit par se joindre aux volontaire à la manœuvre de l’hétéroclite flottille.

Foreman et Holden, arrivant sur les lieux, sont bloqués quelques heures sur la plage de Dunkerque par une avarie de moteur et y partagent le sort des soldats, sous le feu ennemi. Ils observent les longues files d’hommes s’enfonçant dans la mer dans l’attente d’un navire à aborder. Ils écoutent, ils tentent de rassurer, ils se protègent des mêmes obus que leurs compagnons, ils contemplent le même horizon rougi des faubourgs en flamme de la ville, ils regardent les bâtiments de la Navy coulant avec leur cargaison de soldats à peine récupérés sur le sable. Ils se lient en particulier avec les hommes survivants du caporal Bins qui les aident à réparer le moteur du Héron. Jusqu’à l’heure où Holden pourra, seul, lever l’ancre et rapatrier son petit lot de rescapés sur les côtes anglaises.

En 1958, le réalisateur Leslie Norman en était encore à ses premières tentatives dans le cinéma. Tentatives qu’il allait bientôt abandonner pour une carrière à la télévision, avec la direction de multiples épisodes de séries mémorables comme « Le Saint », « Chapeau melon et bottes de cuir », « Amicalement votre », … Le pourquoi de ce revirement serait sans doute à creuser, et à regretter tant « Dunkerque » (« Dunkirk » pour la VO) est un film étonnant. Le pourquoi de l’oubli de cette réalisation serait sans doute également à questionner tellement le film semble avoir une place à part dans le paysage des films de guerre.

Le premier étonnement vient de l’histoire elle-même, ou du moins du choix du sujet, relatant la catastrophe nationale que fut la défaite de la bataille de Dunkerque. A-t-on tant d’autre exemple à l’époque de récits d’une défaite par les battus eux-mêmes, surtout si peu de temps après qu’elle soit survenue ? D’autant que le parti pris n’est pas ici de transformer la réalité, de la camoufler, de la travestir en une forme de victoire quelconque. Non, le choix est bien de montrer l’âpreté du sort de ces combattants quasiment livrés à eux-mêmes, les hésitations du commandement, les lenteurs des secours. Bien sûr, il y a une forme d’héroïsme dans l’intervention de ces civils venant au secours de leur armée, une forme de grandeur dans la révolte spontanée d’une partie de la population contre les lenteurs de la guerre officielle, une forme de bravoure sobre et émouvante dans ce choix de fourmi se portant au secours de l’éléphant paralysé. Mais il n’est pas pour autant question d’en faire une vertu unanimement partagée. Les petites lâchetés du quotidien restent présentes, les petits bouts de courage comme ceux de veulerie ou de couardise, tant chez les civils que chez les militaires.

Le second étonnement tient dans le choix de raconter cette histoire en deux parties parallèles, l’une sur place et l’autre au pays, ne fusionnant que dans la seconde partie du film. Comme deux volets fonctionnant en contrepoint, avec une économie de moyens inhabituelle pour un genre ordinairement plus spectaculaire. Toute l’épopée du groupe mené par le caporal Bins se déroule presque comme une partie de campagne. Il y a bien quelques épisodes de combats, mais décrits comme de l’extérieur, comme le ferait un journaliste présent sur les lieux mais qui ne prendrait pas part à l’action. Le petit groupe erre de place en place, croisant presque sans y croire une colonne de réfugiés ou une batterie d’artillerie. Tels des enfants perdus, ils tentent bien de s’intégrer à une unité de rencontre pour en être presqu’aussitôt expédiés comme on renvoie des enfants pour les éloigner d’un danger. Les combats, dans une zone pourtant censée grouiller d’ennemis, sont épisodiques, brefs, comme irréels dans un jeu de cache-cache enfantin. Seuls apparaissent les destructions, les ruines, les épaves à mesure qu’on se rapproche de la ville. Sur la plage, la mort rôde sans qu’elle effraie vraiment les hommes qui attendent, comme un simple fait. La mort est là ? Oui, et alors ? Elle reste neutre, impersonnelle, tombant du ciel dans un bruit de Stuka ou de Messerschmit, sans visage ennemi à haïr.

Le troisième étonnement réside dans la qualité de l’interprétation des trois acteurs principaux.

Que ce soit Bernard Lee, qui tiendra son heure de gloire dans le personnage récurrent du M de la série des James Bond. Avec sa grande carcasse posée, paternelle, il figure ce courage de la révolte modeste, presque silencieuse. Il est cette force tranquille dont les anglais se sont fait une spécialité. Quiconque croyait qu’il s’agissait d’une image d’Epinal n’a pourtant pu qu’en vérifier l’existence dans la sobriété des réactions de la population après les récents attentats de Londres. On peut bien penser ce que l’on veut des tenants et des aboutissants du terrorisme, de la capacité de propagande des images télévisées, il y a dans l’interprétation de Bernard Lee quelque chose qui résonne jusqu’à aujourd’hui.

Que ce soit Richard Attenborough incarnant un Holden paralysé entre plusieurs fidélités, entre la peur et le courage, entre l’égoïsme et la main tendue. Petit homme gris, derrière ses lunettes rondes et sa moustache proprette, il est cet homme ordinaire écrasé par le doute. Il est ce héros quasiment malgré lui, navigant à sa mesure dans un monde en folie. Et de sa mesure, entre dignité et indignité, naît un geste qui, bien qu’hésitant, prend sa part de l’avancée de l’Histoire.

Que ce soit John Mills au contact d’un front qu’il recherche tout en l’évitant. Caporal d’occasion qui ne s’était jamais imaginé à la tête d’un groupe d’hommes qui attendent de lui ce qu’il attendrait lui-même d’un plus gradé que lui. Basculant soudainement d’un statut d’enfant que l’on guide à un statut d’adulte qui guide les autre, à un statut quasiment de père qui se retrouve en charge d’une marmaille plus ou moins docile. Deuxième père dans cette histoire, accouché dans son nouveau statut dans la brutalité d’un camion qui explose et tue son officier, comme on se découvre père brutalement à l’expulsion d’un enfant du ventre de sa mère malgré les mois d’attente d’un évènement qu’on ne vivait qu’en pensée. Bins est cette métamorphose, cette déstabilisation, ce cataclysme du changement de rôle, de l’autorité nouvelle qui vous assomme, de la responsabilité qu’il faut apprendre en un quart de seconde de bon ou de mauvais gré.

Métaphoriquement, Leslie Norman nous raconte ainsi l’histoire d’une naissance, dans la douleur et dans le sang, comme toute naissance d’avant l’invention de la péridurale. Et comme d’habitude dans le cinéma anglo-saxon, les simples noms des personnages sont profondément signifiants. Avec un père fantasmé, Foreman, littéralement l’homme du devant, celui qui montre la route, qui guide sa famille, sa tribu, même au prix de sa vie. Et on reconnaît alors l’étymologie de « obstétrique », du latin « ob stare », se tenir devant. Père fantasmé ou plus précisément accoucheur. Avec une mère fantasmée, Holden, littéralement celui qui tient, comme une mère tient et protège sa famille, pleine de doutes et de craintes, mais finalement porteuse de ce courage de tous les jours face à l’adversité quotidienne. Avec un chef de famille réel, incarné, Bins, littéralement à la fois « boîtes » mais ici phonétiquement « têtes » (« beans »), à la tête de ce minuscule groupe qui s’organise face au monde pour se défendre, se protéger, survivre, prospérer, se reproduire. Ainsi doté d’un père, d’une mère, et d’un accoucheur, un monde nouveau peut enfin naître du chaos, une société nouvelle, une nation prête à traverser la douleur et la guerre pour en sortir grandie et réunifiée.

Parti du triste constat d’une cuisante défaite, passant par les affres de la tristesse, de l’errance, de l’incompréhension, sans jamais tomber dans un naïf acte de foi patriotique, Norman en arrive à nous faire sentir, sous la cendre et les décombres, cet espoir insensé que rien n’est jamais perdu, à ce paradoxe de la survie qu’elle est rebelle à toute destruction.

Le plus grand étonnement, au bout du compte, est au bout du compte celui qui s’interroge sur les raisons de l’oubli d’un film de ce gabarit. Et sur ce qu’on retiendrait du cinéma du passé si quelques énergumènes obscurs ne se tenaient anonymement derrière leurs tables de programmation du petit écran à nous distiller quelques unes de ces perles rares.

Lire la suite...

Chambre 1408 (1408)

Une heure dans la vie d’Enslin

Les festivals sont l’occasion de se présenter devant une salle de cinéma avec à peine une petite idée, et même parfois moins, du sujet du film. On est là, au pif, juste en faisant confiance au sélectionneur qui a programmé tel ou tel film pour nous le faire découvrir. Avec le plaisir de la découverte, que ce soit pour les films en compétition ou pour ceux qui sont présentés en avant-première hors compétition. C’est le cas de ce « Chambre 1408 », d’un certain Mikael Hafström, illustre inconnu suédois passé en Amérique. On sait juste que sa place se situe quelque part entre le genre horreur et le genre fantastique. Ca fait bien court, quand même.

Affiche France (cinemovies.fr)

L’histoire raconte les mésaventures de Mike Enslin (John Cusack), l’auteur de premier roman qui avait eu un certain succès, et qui a tourné casaque en se spécialisant dans la rédaction de guides touristiques divers en rapport avec les maisons hantées. Sans être dupe du fond d’arnaque publicitaire qui s’y cache, Mike surfe sur le goût de ses lecteurs en leur proposant une étude de terrain des 10 meilleures chambres d’hôtel hantées du pays, en les classant comme les restaurants chez Michelin et en les notant sur une échelle de 1 à 10 Cranes après les avoir testées lui-même. Blasé mais professionnel, il reçoit un jour par la poste le signalement d’une chambre 1408 du Dolphin Hotel à New York. Le signalement est suffisamment intrigant pour qu’il décide de la réserver pour une nuit. Mais première surprise, On lui répond que la chambre n’est jamais disponible. Mike doit faire jouer les relations de son éditeur pour avoir une vague réservation. Arrivé à New York, deuxième surprise, on dérange jusqu’au Directeur de l’hôtel, Gerald Olin (Samuel L. Jackson), qui tente encore de le dissuader de passer la nuit dans cette chambre, qu’il a interdite à la location depuis des années du fait de son caractère « maléfique». La chambre reste entretenue car la multinationale qui possède l’hôtel n’a jamais accepté de la condamner physiquement, mais uniquement avec d’infinies précautions.
Affiche Allemagne (cinemovies.fr)
Malgré toute la persuasion d’Olin, Mike insiste et finit par obtenir la chambre dont on lui apprend que nul n’y a résisté plus d’une heure. D’abord dépité par la grande banalité de la chambre, Mike réalise rapidement qu’il s’y passe des choses étranges. En particulier avec le dérèglement subit du radio-réveil qui se met en position « compte à rebours » et commence à égrener le temps à partir de 60 minutes. Commence alors une montée en charge des calamités, à commencer par le blocage de la porte d’entrée interdisant toute échappatoire, puis avec une succession de cauchemars de plus en plus éprouvants, replongeant Mike dans son passé récent, avec la mort de sa fille Katie (Jasmine Jessica Anthony) et la séparation d’avec sa femme Lily (Mary McCormack).

Afiche USA (cinemovies.fr)
Disons le carrément et sans fausse honte, si j’ai gardé une certaine attirance pour le cinéma fantastique, j’ai lâché l’affaire des films d’horreur depuis Boris Karloff. Je n’ai entendu parler de Carlos Romero et de Mario Bava que depuis peu. Je ne me suis avalé un film de chacun jusqu’au bout que très récemment et par pur souci documentaire. Et avec le sentiment, pendant le film et à son issue, d’une navrante perte de temps. Enfin, ce n’est que mon avis, je sais, mais je le partage complètement … En tout cas, tout ça pour dire d’où on part dans cet avis hautement éclairé.

Durant la version précédente du festival de Deauville, je m’étais d’ailleurs fait prendre au même piège avec un film du même acabit qui répondait au doux nom de « Pulse ». De mémoire, il me semble que la plus grande partie de mes commentaires de l’époque pourrait sans grand changement s’adapter au film d’aujourd’hui, si ce n’est une qualité nettement supérieure des effets spéciaux ici. Epargnons-nous donc le fastidieux travail de répétition, et renvoyons simplement les plus courageux à l’original.

Il serait par contre bien plus amusant de se demander ce qui se cache derrière cette accumulation de catastrophes effrayantes. Qu’est-ce qui guide la progression d’une frayeur à la suivante ? Y a-t-il une logique dans cette affaire, ou les choses s’enchaîne-t-elles sans autre ordre que dans un cauchemar, sans autre fil conducteur que la montée du taux d’adrénaline plasmatique ? A cette question, en dehors d’un rappel aux liens familiaux, avec le père, l’ex-femme, la fille morte, je ne vois pas bien de réponse évidente. S’agirait-il donc d’une façon d’aborder les difficultés des liens affectifs ? La phrase du père cauchemardé dans sa chambre d’hôpital et depuis son fauteuil roulant, disant à Mike « Tu es comme j’étais ; je suis comme tu seras » est-elle une clé qui doit nous ouvrir le coffre où est cachée la solution ? Une clé qui risque de se briser dans la serrure à l’image de la clé de la porte de la chambre ? Le tourbillon qui déverse des paquets de mer dans la chambre de Mike et manque de le noyer a-t-il quelque chose à voir avec un liquide amniotique inversé, porteur de mort plus que de vie ? Le réveil de Mike sur un lit d’hôpital après cette noyade serait-il un substitut de naissance au sortir de la salle de travail ?

La persévérance des catastrophes malgré le passage par l’eau, soit brûlante soit source de noyade, par la terre, avec l’envahissement de l’écran par les cendres de Katie, par l’air, avec la tentative déjouée de Mike de s’échapper par les gaines de climatisation de la chambre, ne prend apparemment fin qu’avec le passage par le feu qui dévore la chambre, comme le fer rouge d’une cautérisation Des quatre éléments classiques, seul le dernier semblerait offrir une porte de sortie. Serait-ce pour signifier la proximité d’un retour vers le réel avec une entrée en enfer, le siège des flammes éternelles ?

Autant de questions sans doute plus intéressantes que de simplement se laisser immerger sous des vagues d’épinéphrine, mais … Mais il se fait tard, et après tout, plutôt que de disserter à l’infini, si on disait simplement que ce film m’a copieusement gonflé, est-ce que ça n’irait pas plus vite ?
Lire la suite...

Un mur à Jérusalem

Vers une subjectivité maîtrisée

Il est sans doute difficile de rester neutre sur un sujet encore aujourd’hui aussi sensible que la création de l’état d’Israël. Quand, en 1970, Albert Knobler et Frédéric Rossif tentent une présentation historique et documentaire des évènements en en faisant débuter le récit à la fin du XIXème siècle et en en déroulant le fil jusqu’à la fin de la Guerre des Six Jours, le projet n’en est pas moins polémique, même s’il s’inscrit dans un contexte politique et émotionnel bien différent d’aujourd’hui. De plus, le film ne doit pas être confondu avec un documentaire portant le même titre, publié en 2007 mais concernant le mur de séparation érigé par Israël en bordure de la frontière avec la Cisjordanie.

Affiche France (bobtheque.com)

S’appuyant sur le talent de documentariste certain de Frédéric Rossif, sur un texte de Joseph Kessel, sur une narration par Georges Descrières, Bérangère Dautun, et par Michel Bouquet pour les citations bibliques, le film se compose exclusivement d’images d’archives en noir et blanc. Manifestement, il présente la situation avec des sympathies israéliennes, sensible au souffle épique d’une lutte contre l’adversité menant le peuple juif de son statut d’exilé dispersé à celui lui permettant de disposer d’un pays qui lui soit propre, au travers d’un siècle riche en rebondissements, retournements, horreurs et misères. Les éléments de polémiques ne sont pas omis, de l’acquisition progressive des terres aux évènements de Deir Yassin, même s’ils ne prennent pas la part que leur donnerait une présentation partisane opposée. Il est vrai qu’il était probablement difficile de faire entrer l’ensemble de la complexité d’une histoire aussi chargée dans les 90 minutes du film et d’en conserver simultanément le propos épique.

Dans une première partie du film, des pogroms d’Europe de l’Est, de l’affaire Dreyfus avec la prise de conscience de Théodore Herzl de la nécessité de porter le sujet sur un plan politique avec la création de la pensée et du mouvement sionistes, à la lente mise en place des différentes étapes traduisant ce projet en pratique au travers des vicissitudes du XXème siècle, les choses se construisent au fil des années. Les premiers immigrants, l’installation, la cohabitation avec les autochtones musulmans dans le contexte de l’Empire Ottoman finissant, l’arrivée de la Première Guerre Mondiale, de l’autorité britannique issue de la guerre, du mandat de la Société des Nations, et de ses propres objectifs dans le cadre d’une politique coloniale à l’échelle mondiale, la déclaration Balfour puis le Livre Blanc sur l’avenir de la Palestine désormais hébergeant juifs, arabes, et anglais, tous les jalons historiques sont rapidement passés en revue avant que ne s’abatte le séisme de la Seconde Guerre Mondiale. Et ces jalons sont placés dans leur cadre de l’histoire mondiale, avec la constitution des puissances américaine et soviétique et le lent déclin des puissances coloniales européennes.

La seconde partie débute avec l’implication des différents groupes dans la Seconde Guerre Mondiale, le Grand Mufti de Jérusalem faisant pencher les musulmans vers l’alliance avec le Reich et les juifs contribuant à la lutte alliée dans la Brigade Juive au sein d’une armée britannique qui cherche également appui auprès d’une partie des arabes, promettant à chacun une terre après la victoire. Au sortir de la guerre, cette double promesse est cependant difficile à tenir, et les anglais finissent par prendre parti pour le camp arabe. Ainsi débute la révolte juive avec passage à la voie armée, dans un contexte international plombé entre autres choses par l’épopée des bateaux de la liberté dont le célèbre Exodus et par les camps anglais d’internement des immigrants tout juste sortis des camps de concentration. Finalement, l’ONU vote en 1948 la création de deux états, l’un arabe et l’autre juif dans des frontières alambiquées partageant la Palestine, et c’est le début des luttes directes israélo-arabes avec les guerres de 48, 56 et 67 simultanément à l’arrivée de nouveaux contingents d’immigrants dès l’indépendance et au développement économique du pays.

Le film se clôt sur la fin de la Guerre des Six Jours avec l’image célèbre du Général Moshe Dayan déposant un mot d’espoir de paix dans une fente du Mur des Lamentations enfin accessible aux juifs.

Bien qu’il n’ait absolument rien d’un document de propagande, par son angle choisi de description du développement d’un mouvement national, depuis sa naissance jusqu’à la création d’un état, « Un mur à Jérusalem » a à l’évidence une coloration partisane bien, on l’a déjà dit, qu’il ne fasse pas l’impasse totale sur certaines des zones troubles de cette histoire. Comme toute tranche d’Histoire, il serait effectivement probablement naïf de la lire comme une lutte du blanc contre le noir, du bien contre le mal. Les enjeux sont nécessairement plus troublés qu’une simple réduction serait tentée de les voir. Les situations complexes ne peuvent se résumer à cela, parasitées qu’elles sont par des développements annexes, des branches parallèles de l’histoire qui bourgeonnent, évoluent, se brisent, repoussent jusqu’à pouvoir parfois masquer ou dénaturer le sens global et les motifs initiaux.

Conserver un regard objectif devient alors une gageure voire une impossibilité dont la résolution ne peut passer que par le rappel des motivations et des faits historiques tels que vus et vécus par chacune des parties. Le film fait alors figure non pas de vérité absolue mais de cette part de vérité qui habite le cœur et la mémoire de toute une partie des protagonistes. Une vérité teintée d’un souffle, que nous avons dit « épique » , qui transforme une tranche d’Histoire en quelque chose de l’ordre de l’identité sans la reconnaissance de laquelle il n’y a pas de reconnaissance de l’autre, de respect mutuel, et d’apaisement possibles. J’ignore si une approche comparable, ouverte et non volontairement propagandiste, a été réalisée sur la vision arabe de cette histoire. Dans l’affirmative, il serait fondamental de mettre les deux regards en parallèle, non pas pour les juger mais pour en comprendre les perspectives respectives et en cerner les contradictions mutuelles éventuelles. Dans le cas contraire, on ne pourrait qu’espérer qu’une telle démarche puisse bientôt se faire jour.
(Egalement publié sur Cinemaniac.fr)
Lire la suite...

23 octobre 2008

Still life (Sanxia haoren)

Trois-Gorges profondes

Vous en voulez, du cinéma d’ailleurs ? Vous en voulez du cinéma qui ne ressemble à rien d’autre ? Vous en voulez, du film dépaysant qui vous plonge dans une culture sans référence commune avec votre quotidien sans pitié ? Et bien passez votre chemin ! Ce cinéma d’Asie n’est pas fait pour vous. Vous trouverez peut-être votre bonheur dans d’autres salles, avec des musiques planantes, des poignards qui volent, des sabres qui sifflent. Ici, rien de tout ça, ce n’est pas le genre de la maison. Mais si vous cherchez à voir une société qui se transforme, un quotidien épuisant, des petits riens qui fabriquent un grand tout au bout du bout du total, une humanité de sueur sans honte et sans ostentation, un quotidien de larmes contenues, d’effort, de volonté, d’abnégation, de lenteur pesante, de misère honorable, de simplicité, de rapports tout simplement humains, alors arrêtez-vous. Posez une fesse sur ce fauteuil, avalez un grand café serré, et regardez-moi ça. « Still life » est fait pour vous. Vous voulez voir la vie, la vraie, celle qui est au bout du monde mais qui vous montre ce que pourrait être la votre, ce qu’elle est probablement aussi au moins en partie, sous votre coin de ciel à vous, au milieu des vôtres ou au milieu de votre solitude. C’est à cette porte là qu’il vous faut frapper.

Affiche France (cinemovies.fr)

Deux histoires évoluent en parallèle dans une ville de la Chine du sud profonde, une ville promise à la noyade quand aura été achevé le barrage des Trois Gorges et que ses eaux auront atteint leur niveau définitif. En attendant, les bas quartiers se préparent au submergement dans une ambiance de démolition active, sous les coups de masses et de pioches d’une multitude d’ouvriers drainés de toute la région pour gagner quelques sous sur l’immense chantier. Les hauts quartiers, eux, abritent toute une vie destinée à demeurer. Mais l’ambiance industrieuse est partout, des manœuvres vivant de leur sueur aux marchands de sommeil dans des taudis migrant au rythme des expropriations et des destructions, aux cadres du chantier pas si loin de partager la même vie d’éloignement, de solitude, d’abnégation, de lasse acceptation que les ouvriers miséreux, aux embarcations brinquebalantes sur le plan d’eau en cours de digestion des immeubles qu’il a déjà engloutis.

Arrivant à la ville à la recherche de sa fille, partie avec sa mère quelques 16 ans plus tôt, sur la seule piste qu’il possède, celle de son beau-frère patron d’un de ces bateaux du fleuve, un mineur se retrouve contraint d’attendre le retour de sa femme en vadrouille dans une ville voisine. Et comme il faut bien vivre en attendant, le voilà engagé à la démolition générale. Jusqu’au retour de sa femme qui lui apprend que sa fille est encore ailleurs, plus au sud : « Mais ce n’est pas ici le sud ? », « Si, mais encore plus au sud ». Comme s’il y avait toujours plus loin à aller, toujours plus profond à creuser, toujours un horizon à atteindre, même à pas minuscules mais dont l’accumulation rend toute chose possible. Même de racheter cette femme, depuis si longtemps partie, à son employeur. La racheter aussi simplement qu’on achète un terrain, en convenant du prix et en repartant au labeur pour en accumuler le montant. Le temps n’a rien à y faire. Petit à petit, tout est possible, même pour acquérir cette femme qui sait que tout se paye et que rien ne justifie l’emportement d’une manifestation d’émotion.

De son côté, une infirmière arrive à la recherche de son mari qui n’a pas regagné leur domicile depuis deux ans tant il est occupé à son labeur d’ingénieur sur le chantier du barrage. Au début, quelques coups de fils maintenaient encore un semblant de lien, jusqu’à ce qu’ils ne soient plus que la coquille vide d’un lien distendu avant de cesser complètement. Hébergée chez un ami, elle poursuit sa quête d’un mari qui semble s’éloigner à chaque fois qu’elle retrouve sa trace, elle finit par obtenir une rencontre dont la vacuité la confirme dans son désir d’annoncer une liaison et son souhait de divorce.

Navigant au gré de ces deux quêtes, qui ne se croisent jamais, le film dévide à l’infini l’écheveau des attentes, des espoirs, des déceptions, des retours, des éloignements, des ruptures. Mais il le fait dans un monde de lenteur et de lassitude, où rien ne semble émouvoir tant les sentiments sont contenus dans un mélange de pudeur et d’abnégation. Aucune révolte ne vient s’interposer, aucun cri, aucune course. La douleur comme la joie sont muettes, sobres, à peine émaillées par un regard ou épisodiquement une larme silencieuse. Le temps s’écoule lentement, inexorable, impitoyable, comme sur cette rangée de montres et de réveils, en collection dérisoire, pendant sur une corde à linge dans la modeste cuisine du logement qui abrite l’infirmière.

Et au milieu de ces histoires intriquées, au milieu de ces décombres interminables de bâtiments et de sentiments en ruines, un immeuble délirant se fait à peine remarquer tant le paysage est sinistre et désolé. Tout au plus se demande-t-on, l’espace d’une fugace seconde, à quoi pouvait bien servir cette étrange bâtisse avant de tomber dans la désolation de la décrépitude. On le croise par instant, pour finir par s’y habituer comme à une étrangeté sans conséquence. Jusqu’au moment où, sans annonce et sans autre suite, en quelques secondes, il se détache du sol dans un nuage de poussière avant de s’élancer vers le ciel et d’y disparaître comme une fusée regagnant son orbite. Pas d’annonce, pas de suite. Juste cet instant qui emporte avec lui tout ce que le film scrute au ras du sol, à la manière d’un entomologiste de l’âme, de la société chinoise, du fardeau de la vie, des destins qui se croisent plus qu’ils ne se nouent, et qui verrait sans trop comprendre disparaître à l’horizon un étrange papillon coloré là où il avait laissé la chenille grise et velue qu’il observait, avant de retourner à la patiente étude des chenilles suivantes, au plus près des herbes et des cailloux.

Une société chinoise en cours de construction, dans un monde en déconstruction. Où chacun, jusqu’au plus humble, a son téléphone portable, même s’il loge sous les arcades d’un pont. Où on danse la valse comme par obligation, comme en pensant à autre chose. Où les petits trafics s’accommodent des grands projets. Une Chine des petites gens, et des grandes gens qui ne savent pas encore quoi faire de cette ascension sociale. Une société du silence et de l’acceptation, où le plaisir pourrait aussi bien être une forme du devoir. Une société qui sait que le monde est dur, qui sait ce que veut dire la misère, qui a appris à se peindre des couleurs de la muraille pour échapper aux rigueurs du sort, qui sait aussi que l’intime n’a rien à faire au dehors.

« Still life » est un cinéma de cette Chine là, de ces hommes là qui savent le prix de la douleur, de cette prudence et de cet acharnement discret.
(Egalement publié sur Cinemaniac.fr)
Lire la suite...

20 octobre 2008

Le silence de la mer

Voyage dans le Vercors

Vous croyez avoir tout vu. Enfin pas tout, mais suffisamment pour vous faire une idée rapide des choses quand on vous annonce un film en vous le rangeant dans une catégorie générale, et en vous citant à la volée le réalisateur et un ou deux acteurs. Vous vous dîtes « Un film sur la guerre, un film de Jean-Pierre Melville ? Pas d'histoire, c'est encore un truc comme « L'Armée des Ombres ». C'est du solide, du truc de qualité, mais bon, c'est vu et revu. On va encore se taper ça ? ». Et puis Paulette insiste. « Allez quoi, c'est un des rares Melville que je n'ai pas vu ». Alors vous vous laissez faire, presque conscient de la ronflette qui vous attend. Et puis le film commence, et tout change. Comment décrire ça ? Dire que ce qui se passe alors sur l'écran ne ressemble à rien d'autre ? Dire que le sommeil s'enfuit subitement malgré l'heure tardive et malgré un rythme de corbillard neurasthénique ? Peut-être, mais c'est encore bien loin de la vérité.

Affiche France (oeil-ecran.com)


L'histoire est pourtant simple. En pleine seconde guerre mondiale, un officier allemand, Werner Von Ebrennac (Howard Vernon), prend ses quartiers dans la maison réquisitionnée d'un vieil homme (Jean-Marie Robain) et de sa nièce (Nicole Stéphane). Avant son arrivée, il fait livrer quelques malles qui sont installées dans une chambre à l'étage, puis il apparaît quelques jours plus tard. Il rentre chaque soir de la Kommandantur et y repart chaque matin. Chaque soir, il suit le même rituel. Les premiers jours vêtu de son uniforme, puis en civil afin de ne pas heurter ses hôtes obligés, il descend au salon où, devant la cheminée, le vieil homme tire sur sa pipe tandis que sa nièce tricote. Décidant de lutter à leur mesure, les deux français offrent une résistance passive à l'occupant, ne lui accordant pas un mot. On n'entendra d'ailleurs de tout le film quasiment jamais le son de leur voix si ce n'est celle du vieil homme, en voix off, qui fait office de narrateur.

Pourtant, l'allemand met de la bonne volonté dans ses tentatives de fraternisation. Inlassablement, soir après soir, il répète le même rituel : arrivée au salon, un bonjour sans réponse, quelques secondes de pause, une visite de la pièce, de sa décoration, de son ameublement, de son âme, de l'âtre qui crépite et réchauffe les mains et le corps, et un monologue de quelques minutes dans un français impeccable, comme s'il participait à une conversation polie de bonne compagnie, puis un bonsoir avant une sortie discrète vers l'étage et sa chambre. Jour après jour, l'officier se livre ainsi de plus en plus intimement, livrant sa vision de la guerre, de l'occupation, de son amour pour la France, ses paysages, sa culture, de l'opportunité qu'il ressent d'unir le destin de deux peuples trop longtemps rivaux mais destinés à s'entendre, plus, à se compléter.

Le rituel ne s'interrompt qu'une seule fois, lorsque l'officier annonce à ses hôtes la joie qu'il éprouve d'avoir obtenu une permission de plusieurs jours qu'il mettra à profit pour se rendre à Paris, capitale des lumières dans son panthéon personnel, s'imprégner de la glorieuse cité et retrouver quelques-uns de ses amis qui y sont affectés. Délaissant pour quelques instants la maison, la caméra suit alors l'officier dans son périple parisien, d'abord tout à son émerveillement de la visite des rues et des monuments, puis dans son immense déception lors de ses entretiens avec ses amis retrouvés à l'état-major, lorsqu'il saisit enfin le décalage qui les sépare de lui, eux qui ne voient en la France qu'un ennemi à abattre, une femme à abuser, un butin à piller.

De retour chez ses hôtes, désabusé, meurtri, presque trahi, il leur annonce son futur départ suite à sa demande d'affectation sur un front combattant où, dans le feu de la bataille, il espère noyer sa déception au contact de la mort. A cette aveu, il obtiendra l'unique regard et l'unique mot que lui répondra la nièce de toute leur proximité, un regard chargé de peine et un adieu d'autant plus poignant qu'il fait suite à un insondable silence. Le film s'achève alors sur le départ de Von Ebrennac, comme il était venu, laissant la maison retourner à l'anonymat et au tête-à-tête silencieux du vieil homme tirant sur sa pipe et de sa nièce plongée dans ses travaux de couture.

Le film est l'adaptation non autorisée du livre de Jean Bruller, dit Vercors, publié en 1942, en pleine période d'occupation, et distribué sous le manteau. Tenant tant à son projet, Melville y engagera ses dernières économies, le tournera dans une extrême économie de moyens (le tournage a lieu dans la maison-même de Vercors ; les moyens techniques sont loués ou prêtés et plus ou moins défaillants), avec des acteurs d'occasion (Jean-Marie Robain étant un ami de guerre de Melville et Nicole Stéphane étant une amie de sa famille), et n'obtenant l'accord définitif de l'auteur du livre qu'après en avoir achevé le tournage, et après avoir mis dans la balance son acceptation par avance de brûler les négatifs si un jury d'anciens résistants désigné par Vercors en désapprouvait la diffusion.

Livre étonnant par son choix, la France étant encore sous la botte allemande, de ne pas diaboliser l'ennemi, de le montrer humain, dans une tragique erreur, certes, mais encore capable de reconnaître cette erreur et d'en abandonner la voie. Film étonnant qui se présente comme la quasi lecture de l'ouvrage, illustrée d'images sobres, à peine introduite par une courte séquence préparatoire, et émaillée des seuls monologues de l'officier.

En peu de mots, en peu d'images, en peu d'action, il se crée une tension entre des personnages qui respirent l'humanité même s'ils sont de deux camps opposés. A la violence qu'on sait, sans qu'elle soit simplement dite ou montrée, fait écho une violence des sentiments, face à un ennemi qui se veut libérateur. Il y a dans cette confrontation plus que du combat, il y a de l'incompréhension, qui se mue elle-même progressivement en compréhension, sans jamais devenir acceptation. Il y a des hommes en face les uns des autres, cherchant à se comprendre, certes maladroitement, certes dans la contrainte, mais finalement pas si éloignés les uns des autres. Les vrais ennemis sont ailleurs, dans ces anciens condisciples de l'officier, incapables d'autre chose que d'un désir de destruction et d'hégémonie.

Il y a dans cette politesse de l'ordonnance transportant les malles de Von Ebrennac dans puis hors de la maison, quelque chose de naturel qui reste de ce monde, loin des uniformes et des attitudes figées et attendues des officiers de l'état-major allemand de Paris. Il y a dans l'occupation progressive de cette maison, d'abord par la dépose de quelques paquets, puis par la présence plus que discrète de quelques hommes de troupe engoncés dans leurs vareuses d'hiver sur des chevaux lourds et partageant avec eux la paille de l'écurie, à la fois une humanité mais aussi une irréalité faisant de la guerre une étrangeté qui ne peut être que passagère. Et l'image d'un noir et blanc vaguement délavé, d'un léger flou des contours, rehausse sans y toucher cette impression d'étrangeté.

La guerre, vue d'ici, n'est pas un combat de l'acier contre le sang. Elle est la lutte entre deux volontés, chacune se croyant honnête et légitime, mais tirant de ce calme apparent peut-être une violence encore plus sourde, une violence contre l'âme, contre l'esprit. L'officier peut bien mettre toute la douceur et la politesse qu'il veut dans ses approches, il ne retrouve une capacité à être accepté que lorsqu'il annonce son départ. D'occupant, il devient subitement invité, et c'est toute la différence. Alors seulement peut-on voir sur les épaules de la nièce offrant son premier regard et son premier mot à l'officier le motif de deux mains tendues l'une vers l'autre.

Etrange épilogue que cet espoir en un rapprochement sur une base de respect mutuel dans un ouvrage écrit, publié, et diffusé en pleine occupation, alors qu'on se serait attendu à un tout autre encouragement de la fibre patriotique. Etonnante lucidité au beau milieu de la tourmente. Admirable vision de ce que la paix à venir, puisque toute chose même la guerre, doit avoir une fin, allait devoir intégrer pour ne plus que pareille folie se reproduise un jour.

Bien avant l'inspiration policière de ses films ultérieurs, et malgré la forme très littéraire choisie, probablement pour ne pas risquer de trahir la limpidité du texte, Melville fait ses premières armes dans un cinéma de l'intérieur, fait de lenteur, de pauses, de réflexion. Il est déjà dans ce modèle de simplicité à base de quotidienneté banale qu'il affectionnera par la suite, bien avant les auteurs de la Nouvelle Vague. A peine quelques plans symboliques sont-ils glissés au fil de l'histoire : une paisible église du terroir en arrière-plan d'un blindé prêt à tirer, un petit groupe de français ne s'écartant pas d'un pouce au passage de l'officier et de son ordonnance traversant un pont, motif ouvertement allégorique du foulard sur les épaules de la nièce.

Et l'impression est encore renforcée par le choix d'acteurs inexpérimentés, de simples amis du réalisateur, pour incarner le vieil homme et sa nièce, comme pour signifier à quel point le sujet est ici universel et indépendant de la présence de quelque tête d'affiche. Pour signifier à quel point l'anonymat et le calme de la mer recèlent une puissance de dilution de toutes les hérésies de l'esprit humain même le plus retors. Une puissance de dilution dont la capacité à effacer toute trace sur le sable, dans le calme, la lenteur, la patience, le silence, vient à bout des plus fortes empreintes qui se croyaient au comble de la maîtrise et de l'imposition d'une volonté étrangère et simplement humaine.

« Les chiens aboient et la caravane passe », aurait dit la culture populaire. « Tout tyran est mortel », auraient pensé tous les résistants du monde. Vercors et Melville ajoutent que la caravane peut, quant à elle, choisir d'adopter et de pacifier ces chiens qui aboyaient, et que tout espoir de transformer un tyran doit non seulement être conservé mais fait aussi grandir en humanité tant le tyran déchu que ses victimes.
Lire la suite...

Le premier cri

Tu enfantais dans la douleur ...

A quoi je m'attendais ? A vrai dire, je n'en sais rien. J'avais juste vu une affiche d'allure sympathique : un coucher de soleil et un corps de femme de profil en ombre chinoise. Quelque chose qui évoquait un peu l'affiche de « La couleur pourpre ». Ca ne pouvait pas être mal, avec une affiche pareille. On voit bien que le ventre de la dame ne laisse aucun doute sur son état de parturiante. Ca doit causer de quelque chose en rapport avec une naissance, alors. De toute façon, les autres films, je les avais vus. Alors pourquoi pas ? Allons-y pépère …

Affiche France (cinemovies.fr)


Et là, première surprise. Ce n'est pas un film classique, mais un documentaire. Après tout, après « Bowling for Columbine », « Sicko », et « Cabale à Kaboul », on en a vu d'autres, et des bons, voire des très bons. Donc pas d'a priori. Ca va être peut-être plus austère que prévu, mais bon, on n'est pas à ça près.

Deuxième surprise, tout commence par l'accouchement d'une mexicaine dans l'eau - classique, quoi - mais au milieu des dauphins. Ca doit avoir quelque chose à voir avec un rapprochement de la nature. Mais pourquoi au milieu des dauphins ? On apprend bien quelque part qu'il est question du « sonar » des dauphins qui ferait du bien à je ne sais quoi, mais l'affaire n'est pas limpide, et pour tout dire à peine évoquée. Bon, on verra plus tard. Mais plus tard, on a beau attendre, on n'en apprend pas plus.

Troisième surprise, puisqu'on est parti à suivre la préparation puis l'accouchement de cette jeune femme, on se dit qu'on va éplucher de bout en bout une histoire avec ses tenants et ses aboutissants. Mais que nenni. On se disperse sur la même histoire à propos de plusieurs femmes de part le monde, en Inde, au Japon, aux Etats-Unis, en France, en Sibérie, au Vietnam, en plein pays Masaï. Pas question de dauphin à tous les étages, bien sûr, mais des derniers jours de chacune à l'approche de ses couches. Avec en point d'orgue, l'accouchement de chacune. Non pas que l'histoire ne soit pas touchante, mais qu'est-elle d'autre que touchante ?

Le point commun de toutes ces situations, c'est la recherche d'un minimum de médicalisation, présentée comme un parasitage technique venant priver la mère du plaisir fondamental de vivre naturellement la plus naturelle des expériences. En Inde et au Kenya, il n'y a de toute façon pas tellement le choix. Au Japon, le bon Docteur Kageshima (je crois …) se fait un devoir de rester à coté sans intervenir. Aux Etats-Unis, on frôle l'hémorragie mais finalement les choses s'arrangent après que la technologie décriée ait tout de même permis d'inquiéter la belle-mère sur son portable postée à l'autre bout du pays. Mais il y avait eu une séance de yoga au bord d'un lac en préparation d'un accouchement naturiste tant pour maman que pour papa, alors tout va bien. En Sibérie, la jeune nomade est conduite par hélico à l'hôpital local par moins 50 avant que l'accoucheuse ne décide d'une césarienne présentée comme une précaution extrême presque superflue de la part d'une blouse blanche semblant plus préoccupée de technique que de sentiment. Au Mexique, la médicalisation est bien là, mais tellement mise au second plan par la présence de dauphins qu'on y pense à peine. En France, on a droit à la maternité hospitalière avec blouses blanches, oxygène nasal et salle aseptisée. Mais la jeune femme avait vécu sa grossesse « naturellement » jusqu'au bout. Danseuse dévêtue de son état, elle s'était encore peu avant le terme produite sur un bateau-mouche l'abdomen en bandoulière sous l'œil perplexe des dîneurs étonnés. Au Vietnam, l'hôpital a quelque chose de grouillant d'une joyeuse pagaille qui fait que malgré la blouse du jeune médecin attendri supervisant ses ouailles, on a bien plus l'impression d'une scène familiale que de tout autre chose.

Gilles de Maistre nous raconte en autant d'exemplaires l'histoire d'un accouchement finalement sans problème majeur. C'est évidemment le plus souvent le cas. Qu'en aurait-il été en cas de difficulté imprévue ? Qu'en est-il de l'abaissement du taux de mortalité périnatale des mères ou des enfants par le renforcement des conditions d'hygiène ? Les survivants vont bien, merci. Les autres n'ont de toute façon pas eu la parole. Il y a deux mois, une collègue de 27 ans est morte d'une hémorragie massive durant l'accouchement de son second enfant. Deux jours plus tard, même chose pour la jeune cousine d'une seconde collègue. Toutes deux dans deux hôpitaux différents de la région parisienne, à l'été 2007. Bien sûr, on peut répondre qu'elles étaient à l'hôpital et que ça n'a rien empêché. Vrai. Mais si la chose est encore possible dans ces conditions protégées, combien l'est-elle dans les conditions plus frustres dites « naturelles » ? J'avais beau tenter de me plonger dans le regard fier ou humide des pères à l'écran, je ne pouvais tout au long du film me sortir ces deux évènements de la mémoire.

Il n'est évidemment pas question de verser dans une quelconque idolâtrie de la technique, d'une médecine à bien des égards déshumanisante. Mais de là à se complaire dans une autre idolâtrie d'une naturalité dont on a oublié ce qu'elle peut avoir de violent et de douloureux, il y a un pas qu'il serait pour le moins inconséquent de franchir à l'aveuglette.
Lire la suite...

Live !

Totem et tabou

Une petite expérience amusante : voir un film en Septembre et n'en faire le commentaire qu'en Décembre. Qu'est-ce qui en reste après ce temps ? Qu'est-ce qui est passé à la trappe ? Bien sûr, il ne faut pas se lancer sur un classique vu, revu, et multi-commenté. Pour que l'expérience ait un sens, il vaut mieux prendre un film inconnu, de préférence en avant-première, présenté suffisamment longtemps avant sa sortie pour ne pas être influencé par les avis des autres spectateurs. Et voilà que l'occasion s'est présentée lors du Festival 2007 du Film Américain de Deauville. Au milieu de toute la cargaison, une production discrète qui ne prévoit pas sa sortie avant Janvier suivant. OK, tentons le coup. Ca s'appelle « Live ! », et c'est à peu près tout ce qu'on en savait en entrant en salle. J'exagère à peine … on savait aussi qu'elle était due à un certain Bill Guttentag et qu'elle affichait Eva Mendes au générique. Ca vous en aurait dit plus, à vous ? Ben à moi pas vraiment.

Affiche France (cinemovies.fr)

Ca raconte le montage d'une nouvelle émission de téléréalité par une productrice, Katy (Eva Mendes), embauchée par une chaîne pour faire remonter l'audience en berne. Le début du film la montre explorer les grilles de la chaîne, critiquer les faiblesses des émissions en cours, puis réunir autour d'elle une équipe chargée de l'aider à inventer un nouveau concept et à le le mettre sur pied. Progressivement émerge l'idée d'une émission choc, entièrement nouvelle, au cours de laquelle une série de candidats accepteraient de jouer à la roulette russe pour le prix d'un conséquent magot. L'idée est d'abord vue comme délirante avant de prendre lentement de la consistance au sein de l'équipe. L'étape suivante est de convaincre la chaîne de l'intérêt du concept, en passant par-dessus son insanité apparente pour ne l'examiner que de façon très pragmatique : existe-t-il un marché ? peut-on trouver des candidats ? y aurait-il des spectateurs ? y aurait-t-il des annonceurs ? L'avocat de la chaîne est mis sur le coup pour étudier les implications juridiques, qu'il soulève effectivement, pour se voir contrer par les arguments tantôt froids et commerciaux et tantôt jouant sur le défi à relever, l'attrait de la nouveauté, d'une Katy survoltée.



Affiche USA (cinemovies.fr)

Katy est si convaincante qu'elle parvient à ses fins et lance son émission dont on suit toutes les étapes de la mise en place, depuis la sélection des candidats, le tournage de la séquence de présentation de chacun d'entre eux, la campagne de promotion de l'émission, les débats parmi les responsables politiques et le public autour de ce projet, et enfin la diffusion en direct. Chaque candidat est un archétype d'un type de motivation : le gamin voulant prendre son autonomie de la tutelles parentale, le fermier voulant sauver son exploitation de la banqueroute, le surfeur accro à l'adrénaline, l'artiste rêvant d'un happening grandiose, le handicapé qui n'a rien à perdre, … L'émission est animée par un animateur vedette, le Jean-Pierre Foucaud local, qui ne sait pas trop par quel bout prendre la tension et les aléas du direct dans cette ambiance inédite. La tension monte ainsi jusqu'au paroxysme de l'émission et sur les suites qu'elle entraîne.

Le tout est filmé avec le parti pris de le présenter comme un reportage réalisé depuis le début par un cinéaste / journaliste qui accompagne chaque instant de l'histoire. Certains passages sont des interviews de l'un ou de l'autre des intervenants. D'autres sont filmés comme en caméra cachée, et d'autres encore en caméra à l'épaule. L'ensemble donne une impression de journal télévisé bien plus proche de « Cabale à Kaboul » que des réalisations de Mickael Moore, une ambiance d'immédiateté, de proximité.

La première remarque qui vient à l'esprit est la quasi-absence de souvenir concernant les personnages autres que celui de Katy. Même un petit tour sur le site de imdb.com et un petit rafraîchissement de mémoire en revoyant le visage de chacun des acteurs n'éveille aucune identification du rôle joué par chacun. Seule l'histoire reste, l'impression oppressante, la même nausée que lors de la projection. Pourquoi seule Eva Mendes ? Va savoir. Une histoire de plastique peut-être. Et surtout le très clair souvenir d'une abominable tête à claques déguisée en executive woman, à qui tout est bon pour parvenir à ses fins, dont le sourire qui aurait pu être ravageur dans un autre conteste devient ce que l'image de carnassier peine même à pleinement décrire. L'impression d'une machine sans état d'âme dont on ne peut s'empêcher d'admirer les rouages parfaits tout en ayant en permanence à l'esprit l'angoisse d'un jour croiser son chemin. Il y a du Sarkoteam dans cette équipe, du Rachida Dati dans cette Katy. Un sourire de rêve et une ambition sans mesure, une certitude quasi-religieuse dans ses objectifs, une totale absence de doute.

Et que cet « enthousiasme » soit au final communicatif n'en crée qu'encore plus de malaise. Et ce qu'il y a de plus troublant encore, si cela était possible, c'est le sentiment que cette machinerie aurait abouti au résultat rigoureusement inverse si elle avait été mise en branle sur un objectif opposé. Une machine implacable dès lors qu'elle est lancée, mais qui pourrait être lancée sur n'importe quelle piste, sans aucun recul quant à ce qu'elle vise. Il en ressort ainsi un double malaise : celui concernant la fragilité d'une société qui ne sait plus contrer un certains nombre d'arguments remettant froidement en cause des principes qui la sous-tendent, et celui de la transformation d'individus en une sorte de machine de guerre livrée à elle-même.

Finalement, on peut même se demander si le premier point n'est pas le plus déstabilisant. Habitués que nous sommes à exercer notre raison, ou plutôt à accepter de soumettre à son exercice tout aspect du fonctionnement du monde ou de la société, tout ce qui ne peut être justifié par un acte de raison devient sans valeur. Ce qui ne peut se déduire raisonnablement d'un pré-requis peut être remis en cause. Et en remontant les pré-requis d'étape en étape, on en arrive ainsi à identifier des racines nécessairement arbitraires dont toute la construction sociale découle. On en arrive à poser la question de la légitimité de ne pas tuer ou de ne pas pousser à se tuer. Au nom de quelle logique ces bases sont-elles posées ? Les mathématiciens ont résolu le problème en inventant une distinction entre axiome (ce qui est posé a priori, sans preuve) et théorème (ce qui peut se déduire d'arguments préliminaires, eux-mêmes étant soit des axiomes soit des théorèmes). C'est cette évidence qui est questionnée ici : ce que les mathématiques ont accepté comme base à leur démarche peut-il être refusé à une démarche sociale ? Le fonctionnement social peut-il se passer d'axiomes ? L'interdit d'atteinte à la vie peut-il ne pas être absolu sans remettre en question la société elle-même ? Pas toute société, d'ailleurs, mais cette société-ci. Et on pourrait poser la même question concernant tous les interdits fondamentaux : le vol, le viol, l'adultère, … Imaginez des concepts d'émission de téléréalité qui toucheraient à ces limites et vous auriez les épisodes suivants de « Live ! ».

A côté de ces points, les aspects techniques de la réalisation, en dehors de l'évidence de la forme « reportage », s'effacent dans le flou des souvenirs. Aucun autre acteur qu'Eva Mendes ne parvient à passer cette barrière. Est-ce par la présence du personnage central ou par l'écrasement de la troupe par un acteur prédominent ? Je ne saurais dire, avec le recul, bien que je pencherais subjectivement vers la première solution. La bande son, comme le découpage, sont totalement au service de la forme choisie, sans que d'autres éléments saillants ne reviennent en mémoire.

Mais après tout, quand la forme s'efface devant le fond, non pas qu'elle soit négligée mais qu'elle est telle que ni elle ne s'impose ni elle ne heurte, faut-il en être réellement attristé ou au contraire ne faut-il pas en être heureux ?

(Egalement publié sur Cinemaniac.fr)

Lire la suite...

17 octobre 2008

Je suis une légende (I am a legend)

Tonton, tes gouttes

- Je sais que ça peut paraître prétentieux, mais je vous le dis juste parce que je viens de l’apprendre : « Je suis une légende ». Figurez-vous que je n’étais même pas au courant avant que ça me tombe dessus comme ça. J’avoue que je ne sais pas encore bien quoi en penser. Je suis encore sous le choc. Un peu flatté, bien sûr. Mais aussi passablement inquiet. Tu parles ! Je m’étais levé comme d’habitude, avec le projet d’aller passer mon samedi après-midi à Montparnasse pour me faire une toile.


Affiche France (cinemovies.fr)

Rien de plus banal, non ? En tout cas quand on habite dans le quartier (j’imagine que ça peut être moins banal si on habite du côté de Shangaï, d’aller faire un tour à Montpar’). Quoi qu’il en soit, deux heures plus tard, un vague café dans le ventre, je sors du métro devant la tour. Et là, je tombe nez à nez avec une immense affiche qui me balance « Je suis une légende ». Mais pourquoi moi ? Qu’est-ce que j’ai fait pour qu’elle soit là à m’attendre et me balancer ça immédiatement à la tête ? Et puis d’abord, comment elle savait que j’allais justement passer par là ? Y’a même Will Smith pour appuyer l’affirmation. Me dites quand même pas qu’ils l’ont dérangé juste pour moi ?! J’en étais un peu sonné au point que j’ai titubé sur quelques pas qui m’ont mené par une porte vitrée grande ouverte jusqu’à une espèce de comptoir. Là, un type en veste jaune m’a collé un ticket dans la poche et je n’ai repris mes esprits que dans une salle obscure, calé dans un fauteuil rouge, devant un écran qui me racontait les aventures d’un bonhomme en tapis volant du nom de Médiavision. Soudain, même l’écran a recommencé à me redire la même chose : « Je suis une légende », pour le cas où je n’y aurais pas cru la première fois, sans doute.

- Tu te sens bien, Tonton Sylvain ? Tu t’es encore couché tard, non ? Tu sais, tes gouttes, ça ne fait pas bon ménage avec le champagne ! Le docteur te l’avait dit, pourtant : « Noël, d’accord, mais pas d’abus ! »


Affiche USA (cinemovies.fr)

- Foutez-moi la paix, les gnards ! J’ai point picolé ! Et puis d’abord, c’est pas vos oignons !

- Allons Tonton, c’est rien. C’est juste qu’il faudrait pas que tu t’emballes.

- Comment ça, que je m’emballe ? Je viens d’apprendre que « Je suis une légende », et je devrais garder ça pour moi ?

- Cest que … justement, c’est un peu ça. Tu comprends, ça pourrait susciter des jalousies si ça se savait.

- Et alors ? Qu’y z’y viennent, les cuistres ! Tu crois que ça me fait quoi, à moi, de savoir ça ? C’est un poids sur mes épaules, une responsabilité. Comme si j’avais besoin de ça en ce moment ? Vous croyez que ça m’amuse ? C’est bien pour ça qu’il faut que je vous en parle.

- Oh, c’est ça ? On comprend mieux. Alors là, merci de nous faire confiance à ce point. Mais tu devrais quand même le dire un peu moins fort. Tu sais, les voisins ne comprendraient peut-être pas comme nous. Tu ne veux pas les prendre, finalement, tes gouttes d’aujourd’hui ?


Affiche Japon (cinemovies.fr)

- Foutez-moi la paix avec ces cochonneries. Et puis avec ces crétins de voisins. JANVIER … JANVIER …

- Allons bon, voilà que ça le reprend ! Plus bas Tonton, s’il te plait … Si tu nous racontais un peu plus cette histoire de légende ? Ouais, c’est çà, raconte un peu. Qu’est-ce qui s’est passé sur l’écran, ensuite ?

- J’sais point trop, tu sais. J’étais tout sonné, alors j’sais pas si j’ai tout compris.

- Tu veux nous faire croire ça ? Tu dois bien te rappeler de quelque chose, non ?

- Euh … un peu, quoi. Vous voulez vraiment savoir, les gnards ? Gare à vous si vous vous foutez de ma pomme !

- Sûrement pas, voyons, tu nous connais. Tiens, bois un coup et raconte. Quoi, il est pas bon, le reste de champagne d’hier ?

- Beuh … il a un goût de chiotte de médicament.

- C’est rien. Vas-y, finis le et raconte !

- Ben voilà. Y’avait un type sur l’écran, qui prétendait s’appeler Robert Neville (Will Smith), et qui essayait d’expliquer à tout le monde pourquoi que « Je suis une légende ». En fait, j’ai tout de suite vu que c’était Will Smith - on ne me la fait pas, à moi -, mais j’ai rien dit pour ne pas luis casser son effet : les autres gens dans la salle avaient l’air d’y croire. Y’a vraiment des gogos, j’te jure !

- Et alors, ce Robert Neville … ?

- Ouais, ça vient ! J’peux quand même faire des commentaires, non ? On est encore en république, non ? Et puis, c’est mon histoire, j’raconte comme je veux, c’est …

- D’accord, d’accord. Ne t’énerve pas. Raconte comme tu le sens, Tonton Sylvain.

- Bon. Au début, il a l’air tout seul, avec son chien, un berger allemand, que même que c’est une chienne, et qu’elle s’appelle Samantha, mais qu’il lui dit tout le temps « Sam » …

- Donc avec son chien. Et alors ?

- Alors il se balade dans les rues de New York, à pied ou en voiture, mais il est tout seul. La ville est déserte à part lui. Et ça a l’air de dater de deux ou trois ans, vu les herbes qui on poussé sur le macadam. Y’a encore des voitures au milieu de la route, comme si c’était des embouteillages, mais y’a personne dedans. De temps en temps, on voit passer quelques cerfs - ou quelque chose du genre -, alors il sort sa carabine et se met à chasser. Pas un as, d’ailleurs.

- Qu’est-ce qui s’est passé ?

- Ca, mon gars, on l’apprend au fur et à mesure, à coups de flash-backs de temps à autre. En fait, Neville est un médecin militaire qui a survécu à une épidémie d’un virus plus ou moins artificiel qui devait soigner je ne sais quel cancer mais qui a tourné de travers. Neville y a perdu sa femme Zoe (Salli Richardson) et sa fille Marley (Willow Smith). La plupart des gens sont morts, une fraction est restée infectée mais en devenant des espèces de bêtes féroces super-agressives, à la physiologie en partie modifiée leur conférant quasiment un statut de mutants, qui transmettent le virus en mordant, et une petite partie de l’humanité était naturellement résistante au virus. Mais ceux qui étaient résistants se sont fait bouffer ou contaminer par les infectés, et il n’y a plus que Neville – et son chien – qui ont réussi à s’en sortir. Ils sortent le jour uniquement, parce que les infectés ne supportent pas la lumière qui leur brûle la peau. Ils se ravitaillent en conserves diverses dans les magasins déserts, vont récupérer des DVD au vidéoclub du coin. Neville a même installé dans le vidéoclub des mannequins à qui il fait semblant de faire un brin de conversation. Ils ont aussi un petit rituel, chaque jour à midi, en s’installant sur un ponton du port, en émettant le même message sur ondes courtes pour signaler leur existence à d’éventuels autres survivants, et en attendant un moment si quelqu’un finirait par arriver. Le soir, ils se rapatrient en effaçant leurs traces dans la maison de Neville, barricadée comme Fort Knox, où ils essaient de vivre une vie à peu près normale en regardant de vieux enregistrements des journaux télévisés de juste avant l’apocalypse.

- Ben c’est pas bien gai, ça.

- En fait, il n’y a pas que ça. Neville profite de la nuit pour travailler, dans sa cave transformée en laboratoire, à la mise au point d’un traitement du virus, sur des animaux qu’il a en cages. Les choses avancent, mais se heurtent à l’absence de possibilité de tester le traitement sur l’homme. Qu’à cela ne tienne, Neville met au point un stratagème pour capturer épisodiquement un infecté et lui administrer son produit sous sédation. On comprend, à la galerie de photos sur le mur du labo, que c’est déjà arrivé plusieurs fois mais qu’aucun n’a ni guéri ni supporté le traitement. Cette fois-ci, c’est une « femelle » (Joanna Numata) qui est capturée et soumise aux tests. Malheureusement, cette femelle semble être la petite copine de celui qui fait office de chef des infectés, et la capture le fiche en rogne, décidé à la vengeance. Malgré les commentaires de Neville dans son journal de labo sur le fait que les infectés auraient perdu tout caractère d’humanité, on voit bien qu’existe parmi eux une forme de hiérarchie, une forme d’attachement, la possibilité de construction mentale comme la vengeance, l’autorité, l’organisation dans le combat, la manipulation d’outils. Et justement, peu après, Neville se retrouve pris dans le même piège que celui qu’il avait utilisé pour capturer son cobaye, visiblement mis en place par le chef (Dash Mihok) des infectés, et au cours duquel il est lui-même blessé. Sam y est mordue et contaminée, et doit être finalement abattue par Neville.

- Brrr, j’ai peur ! Ben ça commence à barder, on dirait.

- Et encore, t’as rien vu, mon gars. C’est au cours de cette violente bagarre que Neville est sauvé par l’arrivée inopinée d’Anna (Alice Braga) et de son jeune fils Ethan (Charlie Tahan), deux rescapés venus retrouver le responsable des émissions radio. Les trois se réfugient dans la maison de Neville. Anna, persuadée qu’il existe quelque part une colonie de survivants, tente de convaincre Neville de s’échapper, mais lui ne voit dans cette conviction qu’un acte de foi irraisonné dans une providence divine qu’il a depuis longtemps abandonnée. La maison est bientôt encerclée puis attaquée par les infectés. La bataille confine finalement les assiégés dans le réduit du laboratoire où Neville constate enfin l’efficacité de son traitement sur son cobaye. Il n’a que le temps de mettre Anna et Ethan à l’abri en leur confiant un échantillon du sang soumis au traitement, avant de devoir se sacrifier pour les protéger en affrontant une dernière fois les assaillants, seul.

- Mais c’est triste, ça, dis-moi, Tonton. Au moins, ils la trouvent, la colonie, les deux protégés ?

- Ca, gamin, c’est la surprise du chef. T’as qu’à deviner.

- Et c’est comme ça que Neville devient une légende ? Ca doit être lui, sûrement. Je doute que ça soit Sam, non ?

- Mon enfant, comme il est doux de constater que toutes tes années d’étude n’ont pas épuisé les finances familiales en pure perte !

- C’est malin, ça, Tonton … ! Et j’ai l’impression que tes gouttes commencent à agir.

- Tu me prends pour qui, morveux ? Tu crois que je ne le connais pas, le coup du champagne ? Et tu pensais vraiment que je me croyais dans l’histoire ? Je retire ce que je viens de dire. T’as vraiment un piaf dans le placard, toi. Mais ça fait rien. J’vous ai quand même bien eu, non ?

- Mouais … Bon, mais finalement, ton film, c’est de qui ?

- Un certain Francis Lawrence. Un illustre inconnu. Par contre, l’histoire est tirée d’un bouquin de science-fiction de Richard Matheson, excuse du peu ! Le bouquin date de 1954. En fait, il faudrait plutôt dire que le film est inspiré du bouquin : l’histoire en gros est la même, sauf qu’ils ont rajouté les personnages d’Anna et d’Ethan pour le film, et surtout qu’ils ont complètement changé la fin.

- Ah ouais ? Pourquoi ? Ca finissait comment, le bouquin ?

- La fin n’était que le reflet du sens de l’histoire, qui tournait autour de la notion de normalité. Dans la société des humains, les infectés étaient les anormaux. Mais avec le temps, ils se sont construit une société à eux, avec leurs règles, leurs fonctionnements, leur hiérarchie, … Vu avec le regard de l’homme, ils restent des anomalies. Mais lorsque l’homme n’existe plus qu’à un seul exemplaire, la perspective change, et c’est soudain lui qui devient l’anormal. Continuant seul son entreprise de lutte contre les infectés, il devient aux yeux des mutants une espèce de mythe presque fondateur, une légende.

- C’est vrai que ce n’est plus vraiment la même fin.

- Tu penses ! Là, il devient une légende dans le souvenir des humains survivants, comme un père fondateur, libérateur par sa découverte du traitement du virus. Il était la clôture d’un monde ancien basculant dans un changement radical ; il devient la renaissance de l’ancien monde face à l’adversité. Ca n’a plus grand-chose à voir sinon que c’est le strict opposé. Etonnant, non ? Est-ce que la conclusion originale n’a pas passé la barrière des projections tests ? J’en doute car ils n’ont probablement pas retourné tout le dernier tiers du film, dans lequel apparaissent Anna et Ethan et dont c’est la seule fonction d’introduire un espoir de renaissance. Non, j’ai plutôt l’impression que c’est directement au stade du scénario qu’ils ont fait le choix d’édulcorer le sujet. Et d’y mêler un petit digest de pathos religieux par la controverse entre Anna et Neville sur la foi en cette petite voix qui vous donne la certitude confiante qu’il y a un espoir quelque part, une colonie providentielle, face au désenchantement pragmatique de Neville. L’athée, bien que se sacrifiant pour la bonne cause, meurt au bout du compte, tandis qu’Anna et Ethan atteignent la colonie dont la vue aérienne montre le caractère central de l’église dans la zone fermée par l’hermétique barrière qui la sépare du monde. Mais c’est vrai que, à part ça, la thématique religieuse reste finalement bien discrète.

- Ca me dit quelque chose, cette histoire de colonie protégée de l’apocalypse. On n’a pas déjà vu ça quelque part ? … Oui, c’est ça ! Remarque, il y en a peut-être d’autres encore, mais ça me fait penser à un truc avec Kevin Costner. Ca s’appelle « Postman », je crois. Une catastrophe nucléaire décime la planète et les survivants restent soit en petites communautés soit enrôlés de force dans des armées de fortune. Costner est un genre de vagabond qui s’invente une fonction de facteur officiel nommé par un mythique gouvernement restauré, ce qui lui permet de rendre un espoir de retour à l’ordre aux petites communautés isolées qui l’hébergent. Et parmi ces gens naît l’idée que quelque part existe une zone épargnée par le désastre, ça s’appelait Sainte-Rose, je crois, qu’ils se mettent à rechercher.

- Tu connais « Postman », toi ? Ben gamin, tu m’épates ! C’est effectivement la même démarche, dans un contexte un peu différent, bien sûr, mais avec l’espoir mythique en un ailleurs préservé d’où tout pourra renaître. L’idée n’est pas neuve. Celle de Matheson était bien plus originale, mais peut-être un peu trop noire pour un film de studio. Le cinéma indépendant s’y serait peut-être collé, mais les moyens n’auraient pas été les mêmes.

- Pourquoi ça ? Y’a tellement de moyens sur cette histoire ? Un type seul dans une ville déserte, y’a pas de quoi dépenser des milliards de dollars, quand même !

- Ah tu crois ça !? Tu sais, quand tu veux mettre le paquet, tu trouves toujours à dépenser. Et là, le paquet, ils l’ont mis sur les effets spéciaux. Tous ces infectés plus ou moins vampires, c’est de l’image de synthèse. Et c’est vrai que c’est le plus souvent réussi. Pas tout le temps, en fait. De temps en temps, il y a des trucs qui sautent aux yeux. Je ne sais pas s’il faut encore s’extasier de ces effets spéciaux quand le résultat reste aussi souvent hétérogène. Comment ils se débrouillent, tous ces ingénieurs-graphistes-truqueurs, pour planter le résultat avec juste un os de temps en temps ? Est-ce qu’il faut se dire que le résultat est bon pour l’essentiel, alors quelques détails foirés, tant pis ? Ou au contraire que s’ils ont pu le faire pour l’essentiel, pourquoi pas pour le reste ? A croire que c’est fait exprès tant je ne me souviens pas d’un film dans lequel tous les effets spéciaux auraient été complètement réussis. Ca ne vous frappe pas, ça ?

- T’exagères pas un peu quand même, Tonton ? Tu ne te rappelles pas les trucages de « Invisible Invaders » ? Y’a pas une petite différence ?

- Ben évidemment si. C’est pas la question. Mais à l’époque, on ne se la jouait pas super-réaliste. Une assiette à deux balles, foutue à l’envers, que lu lançais en l’air comme un frisbee, et t’avais une super soucoupe volante. Un placard de fond de teint pour te faire une mine blafarde avec des cernes du diable sous les yeux et quelques mouvements saccadés et t’avais une merveille de mort-vivant. C’était pas de la technologie à te faire choper le prix Nobel, mais ça te racontait une histoire comme jamais. Après tout, un gamin avec ses soldats en plastique, ça te construit pas une bataille galactique à grande échelle ? La voilà, votre différence, les gnards ! Maintenant, il vous faut du « qui fait vrai », mais c’est quasiment toujours foiré à un moment ou à un autre.

- Ben moi, ce qui m’étonne, c’est qu’à aucun moment tu ne nous parles d’une idylle qui pourrait se former entre Neville et Anna. Après trois ans seuls, chacun de son côté, on peut quand même imaginer que quelques pulsions aient pris du retard et cherchent à exploser, tu ne crois pas ?

- Et voilà, tiens. On parle philosophie et vous nous ramenez ça à des tripotages charnels. C’est bien les jeunes, tiens. Mais vous ne pensez qu’à ça, ma parole ? … Et ben oui, j’en parle pas parce que le film, pas plus que le livre d’ailleurs, n’en parlent pas réellement. Je suis quand même persuadé que les scénaristes se sont posés la question avant de chercher une façon de l’évacuer. La présence d’Ethan n’a peut-être pas d’autre rôle que celui de désamorcer toute pulsion de cet ordre entre Neville et Anna. Pourquoi d’autre serait-il là, d’ailleurs, lui qui n’a en fait absolument aucun mot de dialogue à fournir ?

- Allez quoi, Tonton, y’a pas eu un truc à sauver là dedans ? T’es quand même un bougre de rabat-joie, quand tu t’y mets, non ?

- Crois pas ça, fiston. En fait, je me suis bien marré quand même. Enfin, façon de dire, parce que ce n’est guère marrant en réalité. C’est vrai que c’est bien fichu et que ça se tient. C’est juste que ça aurait pu être encore mieux et que ça m’agace, les occasions manquées. Mais c’est vrai que Will Smith n’est pas mal dans le registre « c’est quoi ce bordel ?! Je vais te remettre de l’ordre dans tout ça, même si je sais bien que je vais y laisser ma peau ». Et puis c’est presque touchant de voir sa fille au civil faire sa fille dans le film. Alice Braga est également assez sympa. Elle en fait à peine un peu trop, juste ce qu’il faut pour coller au rôle. Les scènes sont bien montées, sans cet habituelle débauche de vitesse et de plans hachés censés donner une impression de vitesse mais qui finissent par tellement saouler qu’on en perd le fil de l’histoire. Non, y’a pas à dire, c’est pas mal fichu et on passe un bon moment. Mais ça aurait été tellement mieux si … Ca va, j’crois que j’l’ai déjà dit, ça.

- En tout cas, tu diras ce que tu voudras, mais je préfère te voir comme ça plutôt qu’à faire semblant que tu croyais que le titre du film parlait de toi. Tu nous as fichu la trouille, tu sais.

- Ca, c’est ce que tu crois, gamin. Et tant mieux si ça te rassure. Mais entre nous, si c’était pas à moi, tu crois qu’il causait à qui, le titre du film, alors ?

Lire la suite...