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30 juin 2008

La ligue de gentlemen extraordinaires (The league of the extraordinary gentlemen)

La coupe de la ligue

De temps en temps, ça fait du bien de se dire qu’on n’a pas perdu son temps, qu’on a l’impression d’avoir soulevé un caillou tout moche et que dessous y’avait une petite source sympa qu’on n’aurait pas vu autrement. Pourtant la journée semblait mal partie quand on avait shooté dans cette pierre à la gomme, …

Il y a des jours comme ça où on se dit que trop c’est trop : la place de cinoche ou le prix du DVD, c’est bien trop cher pour un navet de cet acabit ; 1h50 d’élucubrations disparates et anachroniques, c’est trop long pour une accumulation de héros de romans datant de plus ou moins un bon siècle ; affubler de superpouvoirs des héros le plus souvent classiques de romans d’aventure, c’est trop prendre le spectateur de cinéma pour un ignare illettré ; répéter pour la millième fois l’histoire de l’équipe de gentilles têtes de lard qui vont sauver le monde de la folie d’un zozo qui veut le dominer ou le détruire, c’est trop rabacher pour tenir l’émotion en haleine et retenir le spectateur à son siège ; adapter la x-ième BD (cette fois-ci, c’est à la création d’Allan Moore que s’attaque la machinerie hollywoodienne), c’est trop mode pour donner encore envie ; …

Et puis on se dit depuis le fond de sa révolte que trop c’est trop : kitsch à ce point, ce serait trop évident pour ne pas cacher quelque chose ; accumuler à ce point les références, ce serait trop lourd pour être si naïf ; mélanger à ce point les histoires et les personnages, ce serait trop visible pour être si simple ; même pour un producteur mentalement atteint, pour un réalisateur délirant, pour une troupe d’acteurs sur le départ ou sur le retour, ce serait trop crétin au-delà du raisonnable d’imaginer si piteuse histoire sans qu’une arrière-pensée n’ait pris les commandes de l’appareil en sous-main ; …

Un peu rassuré d’imaginer que peut-être, sous le premier degré, se cacherait un second, un troisième, un nième degré, on se demande alors par où soulever le voile tendu par Stephen Norrington. Où qu’elle est donc cachée, cette saleté de clé philosophale qui doit transformer en or cette soupe de plomb fondu ?

Juste pour y voir clair, un petit résumé de l’histoire.


-- L’Histoire --

En 1898, Allan Quatermain (Sean Connery) se la coule douce en Afrique où un envoyé de sa Majesté vient solliciter son aide pour une mission en Europe. Il accepte finalement de se rendre à Londres où il rencontre M, le chef des services secrets, qui le charge de diriger une équipe qu’il forme avec quelques personnages aux pouvoirs particuliers pour contrer les menées destructrices du Phantom : déclencher une guerre en Europe. Le Phantom a d’une part dévalisé la Banque d’Angleterre avec des acolytes porteurs d’uniformes allemands, et d’autre part a kidnappé la fine fleur des scientifiques allemands sous déguisement militaire britannique. La manœuvre a néanmoins été découverte et l’altercation entre l’Angleterre et l’Allemagne évitée pour le moment. Le Phantom envisage de s’attaquer à une réunion des chefs d’états européens devant se tenir à Venise dans les jours à venir. La première réunion de l’équipe secrète a lieu à Londres et regroupe Allan Quatermain (le célèbre aventurier du roman de H. Rider Haggard qui explora les mines du Roi Salomon), Mina Harker (Peta Wilson) (la fiancée contaminée par Dracula de Jonathan Harker, le pourchasseur du vampire dans le roman de Bram Stocker), Rodney Skinner (Tony Curran) (l’Homme Invisible du roman de H.G. Wells), Dorian Gray (Stuart Townsend) (le dandy d’Oscar Wilde qui avait acquis la jeunesse éternelle au prix de l’accumulation sur son portrait caché des marques de la vieillesse qui épargnait son corps et de la noirceur dont son âme se remplissait avec le temps), et le Capitaine Nemo (Naseeruddin Shah) (le Capitaine du Nautilus du 20000 lieues sous les mers de Jules Verne). Le Phantom tente de s’attaquer à cette réunion mais est repoussé avec l’aide de Tom Sawyer (Shane West) (le héros de Mark Twayne), agent secret des USA. Grâce au sous-marin d’anticipation de Nemo, l’équipe peut atteindre Venise dans les temps tout en faisant une halte à Paris pour s’adjoindre les services du Dr Jekyll/M. Hyde (Jason Flemyng) (le personnage à double face du roman de Robert Louis Stevenson) qui terrorise la Rue Morgue et qu’il faut décider à participer en le kidnappant. La Ligue arrive à Venise juste à temps pour empêcher que l’attaque déjà lancée par le Phantom ne détruise complètement la ville et ne décapite l’Europe de ses dirigeants. Le Phantom parvient cependant à s’échapper, non sans avoir été rejoint par le traître du groupe qui, avant de faire défection, avait pris soin de subtiliser les moyens de reproduire les pouvoirs spéciaux de chacun des membres de la Ligue. Il se réfugie dans son repère en Mongolie où il avait établi une usine permettant cette duplication qu’il compte mettre à son profit pour dominer le monde. Les membres de la Ligue le retrouvent, s’interposent, et une bagarre générale s’engage. On découvre à cette occasion la véritable identité du Phantom : le Pr Moriarty, (Richard Roxburgh) (l’ennemi émérite du Sherlock Holmes de Conan Doyle).


-- Les Codes --

Comme d’habitude, l’idée générale est de sauver le monde des visées d’un méchant qui a décidé de le renverser. Rien de très original ici. Il n’en reste pas moins qu’il s’agit d’un individu qui cherche à détruire l’ordre établi en se donnant les moyens de ses ambitions : l’argent (le pillage de la banque d’Angleterre), la connaissance (l’enlèvement de l’élite des cerveaux allemands), la maîtrise de l’avenir que lui donne la capacité de duplication (pas si loin des rêves quasi réalisés aujourd’hui du clonage et de la biotechnologie) des armes les plus secrètes et les plus puissantes de l’adversaire. Derrière le masque presque touchant du Fantôme de l’Opéra, dont on comprenait chez Gaston Leroux la tragique destinée qui l’a porté du rôle d’amoureux éperdu à celui de monstre cruel, se cache en fait ce parangon de duplicité et de vilenie qu’est Moriarty dont la nature destructrice est encore soulignée par le siège de son antre secrète, aux confins de cette Mongolie où le diable enfanta au cours des siècles Attila et Gengis Khan. Le Mal est là.

Face à lui se dresse la Ligue, genre d’être d’élite multicéphale possédant la somme des capacités des membres qui la constitue. Ainsi unifiée, comment pourrait se décrire cette entité ? Affublé d’un large chapeau de cow-boy, le cerveau en est Allan Quatermain, un solide et pragmatique anglais dont le développement au long de l’histoire de liens quasi paternels avec Tom Sawyer, l’américain à l’intrépidité et au caractère brouillon de la jeunesse, en font une sorte de père de la fougueuse et courageuse nation américaine. Skinner apporte la ruse que son invisibilité permet, un peu comme un avion furtif permet de passer en subtilité là où il aurait fallu la force d’une lourde armada. Nemo apporte la sagesse de l’orient et la maîtrise technique dont témoigne la technologie en avance sur son temps de son sous-marin de rêve. Notons au passage à quel point l’orient se condense en Nemo, adorateur d’un dieu de l’Inde, adepte d’un art martial chinois, barbu à souhait comme un prince d’Arabie. Jekyll/Hyde apporte le doute et l’hésitation, le questionnement du Dr Jekyll autant que la décision servie par la force invincible émanant de Mr Hyde. Mina Harker apporte la puissance de la vengeance, la force de celui qui a tant souffert que sa résolution est impitoyable lorsqu’il s’engage dans l’action. Dorian Gray apporterait l’invincibilité de la jeunesse éternelle si on ne sentait d’emblée qu’une terrible faille, un terrible secret, se cache en fait sous ce masque de refus du passage de l’adolescence insouciante à l’âge adulte maîtrisé.

Condensons encore un peu la description en la débarrassant des poussières d’une historiette parasite.

Fort de sa fougue et de son énergie que la jeunesse brandit face à la réflexion et au doute qui tempèrent la pensée et l’action et qui finalement construisent la maturité et stabilisent un ordre établi, fort de l’expérience douloureuse d’une vie qui a connu le drame et la souffrance qui forgent l’acier du caractère et trempent la décision dans un bain de résolution, fort de cette habileté qui sait exploiter la patience et la ruse au service d’une cause noble, fort de cette conviction que l’homme par delà ses différences peut bénéficier de la multiplicité de ses approches culturelles au bénéfice d’un melting pot catalysant, le Bien peut affronter le Mal où qu’il se trouve et lui porter le fer jusque dans le désert gelé des portes de l’enfer. Et naturellement, si le Bien peut être personnifié, ce n’est que coiffé du Stetson qui domine l’affiche du film qu’il peut apparaître aux yeux du monde.

Message de l’Amérique au monde : l’ordre établi est et sera défendu victorieusement parce qu’il est le Bien, et les coups qui lui sont portés, loin de l’affaiblir, renforcent la volonté et décuplent la force de ses défenseurs.
Message à l’Amérique : si l’Amérique est le bras armé du Bien, il ne le restera que pour autant qu’il double sa vigueur adolescente d’une adulte tempérance et qu’il reconnaisse même la valeur des barbus les plus exotiques.


-- Un autre Film --

Relu sous cet angle, le déluge de références qui s’abat durant toute la durée du film reprend sens. Depuis l’image initiale intégrant le logo générique de la 20th Century Fox à la première scène du film, comme une annonce qu’un début de siècle en valant un autre, c’est à nous que le message est destiné. Depuis l’origine de tous les personnages qui puisent leurs racines dans les classiques de la littérature d’aventure des années 1900. Jusqu’à la rutilance pétrodollaresque du barbu d’opérette qui gouverne l’état flottant qu’il s’est construit, en rupture avec son pays d’origine ainsi que Jules Verne le décrit, à la tête d’une armée personnelle de gardes dévoués jusqu’à la mort sans la moindre hésitation comme en témoignent les scènes de l’attaque contre Venise (on ne pense à personne dans cette description, naturellement …). Les exemples sont innombrables. Jusqu’au caractère innombrable, au déluge par lui-même, qui portent sens en ce qu’ils saturent l’imagination et forcent le spectateur à la quête d’une autre réalité que celle de l’épopée de caricature qui se déroule sous ses yeux. Les effets spéciaux sont au rendez-vous, mais juste assez en dessous de ce qui aurait été réellement réaliste (alors qu’ils ne sont, et de loin, pas réalisés par des novices en la matière). Donner le rendu du « juste raté » demande une dextérité qui ne laisse la place ni à l’amateurisme ni au doute sur la volonté d’utiliser le rêve pour faire sortir du rêve et souligner l’existence du code sous-jacent. On pourrait lire également le jeu des acteurs avec la même grille, mais bon, à quoi bon en rajouter ?

S’il est bien entendu qu’il serait déraisonnable de ne voir dans tout le cinéma états-unien de l’après 2001 que des références plus ou moins évidentes à ce qui a été vécu comme un séisme majeur, on ne peut s’empêcher d’être frappé de voir jusqu’à quel point les esprits en ont été troublés et les modes d’expression les plus inattendus en ont été influencés.


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