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20 octobre 2008

Live !

Totem et tabou

Une petite expérience amusante : voir un film en Septembre et n'en faire le commentaire qu'en Décembre. Qu'est-ce qui en reste après ce temps ? Qu'est-ce qui est passé à la trappe ? Bien sûr, il ne faut pas se lancer sur un classique vu, revu, et multi-commenté. Pour que l'expérience ait un sens, il vaut mieux prendre un film inconnu, de préférence en avant-première, présenté suffisamment longtemps avant sa sortie pour ne pas être influencé par les avis des autres spectateurs. Et voilà que l'occasion s'est présentée lors du Festival 2007 du Film Américain de Deauville. Au milieu de toute la cargaison, une production discrète qui ne prévoit pas sa sortie avant Janvier suivant. OK, tentons le coup. Ca s'appelle « Live ! », et c'est à peu près tout ce qu'on en savait en entrant en salle. J'exagère à peine … on savait aussi qu'elle était due à un certain Bill Guttentag et qu'elle affichait Eva Mendes au générique. Ca vous en aurait dit plus, à vous ? Ben à moi pas vraiment.

Affiche France (cinemovies.fr)

Ca raconte le montage d'une nouvelle émission de téléréalité par une productrice, Katy (Eva Mendes), embauchée par une chaîne pour faire remonter l'audience en berne. Le début du film la montre explorer les grilles de la chaîne, critiquer les faiblesses des émissions en cours, puis réunir autour d'elle une équipe chargée de l'aider à inventer un nouveau concept et à le le mettre sur pied. Progressivement émerge l'idée d'une émission choc, entièrement nouvelle, au cours de laquelle une série de candidats accepteraient de jouer à la roulette russe pour le prix d'un conséquent magot. L'idée est d'abord vue comme délirante avant de prendre lentement de la consistance au sein de l'équipe. L'étape suivante est de convaincre la chaîne de l'intérêt du concept, en passant par-dessus son insanité apparente pour ne l'examiner que de façon très pragmatique : existe-t-il un marché ? peut-on trouver des candidats ? y aurait-il des spectateurs ? y aurait-t-il des annonceurs ? L'avocat de la chaîne est mis sur le coup pour étudier les implications juridiques, qu'il soulève effectivement, pour se voir contrer par les arguments tantôt froids et commerciaux et tantôt jouant sur le défi à relever, l'attrait de la nouveauté, d'une Katy survoltée.



Affiche USA (cinemovies.fr)

Katy est si convaincante qu'elle parvient à ses fins et lance son émission dont on suit toutes les étapes de la mise en place, depuis la sélection des candidats, le tournage de la séquence de présentation de chacun d'entre eux, la campagne de promotion de l'émission, les débats parmi les responsables politiques et le public autour de ce projet, et enfin la diffusion en direct. Chaque candidat est un archétype d'un type de motivation : le gamin voulant prendre son autonomie de la tutelles parentale, le fermier voulant sauver son exploitation de la banqueroute, le surfeur accro à l'adrénaline, l'artiste rêvant d'un happening grandiose, le handicapé qui n'a rien à perdre, … L'émission est animée par un animateur vedette, le Jean-Pierre Foucaud local, qui ne sait pas trop par quel bout prendre la tension et les aléas du direct dans cette ambiance inédite. La tension monte ainsi jusqu'au paroxysme de l'émission et sur les suites qu'elle entraîne.

Le tout est filmé avec le parti pris de le présenter comme un reportage réalisé depuis le début par un cinéaste / journaliste qui accompagne chaque instant de l'histoire. Certains passages sont des interviews de l'un ou de l'autre des intervenants. D'autres sont filmés comme en caméra cachée, et d'autres encore en caméra à l'épaule. L'ensemble donne une impression de journal télévisé bien plus proche de « Cabale à Kaboul » que des réalisations de Mickael Moore, une ambiance d'immédiateté, de proximité.

La première remarque qui vient à l'esprit est la quasi-absence de souvenir concernant les personnages autres que celui de Katy. Même un petit tour sur le site de imdb.com et un petit rafraîchissement de mémoire en revoyant le visage de chacun des acteurs n'éveille aucune identification du rôle joué par chacun. Seule l'histoire reste, l'impression oppressante, la même nausée que lors de la projection. Pourquoi seule Eva Mendes ? Va savoir. Une histoire de plastique peut-être. Et surtout le très clair souvenir d'une abominable tête à claques déguisée en executive woman, à qui tout est bon pour parvenir à ses fins, dont le sourire qui aurait pu être ravageur dans un autre conteste devient ce que l'image de carnassier peine même à pleinement décrire. L'impression d'une machine sans état d'âme dont on ne peut s'empêcher d'admirer les rouages parfaits tout en ayant en permanence à l'esprit l'angoisse d'un jour croiser son chemin. Il y a du Sarkoteam dans cette équipe, du Rachida Dati dans cette Katy. Un sourire de rêve et une ambition sans mesure, une certitude quasi-religieuse dans ses objectifs, une totale absence de doute.

Et que cet « enthousiasme » soit au final communicatif n'en crée qu'encore plus de malaise. Et ce qu'il y a de plus troublant encore, si cela était possible, c'est le sentiment que cette machinerie aurait abouti au résultat rigoureusement inverse si elle avait été mise en branle sur un objectif opposé. Une machine implacable dès lors qu'elle est lancée, mais qui pourrait être lancée sur n'importe quelle piste, sans aucun recul quant à ce qu'elle vise. Il en ressort ainsi un double malaise : celui concernant la fragilité d'une société qui ne sait plus contrer un certains nombre d'arguments remettant froidement en cause des principes qui la sous-tendent, et celui de la transformation d'individus en une sorte de machine de guerre livrée à elle-même.

Finalement, on peut même se demander si le premier point n'est pas le plus déstabilisant. Habitués que nous sommes à exercer notre raison, ou plutôt à accepter de soumettre à son exercice tout aspect du fonctionnement du monde ou de la société, tout ce qui ne peut être justifié par un acte de raison devient sans valeur. Ce qui ne peut se déduire raisonnablement d'un pré-requis peut être remis en cause. Et en remontant les pré-requis d'étape en étape, on en arrive ainsi à identifier des racines nécessairement arbitraires dont toute la construction sociale découle. On en arrive à poser la question de la légitimité de ne pas tuer ou de ne pas pousser à se tuer. Au nom de quelle logique ces bases sont-elles posées ? Les mathématiciens ont résolu le problème en inventant une distinction entre axiome (ce qui est posé a priori, sans preuve) et théorème (ce qui peut se déduire d'arguments préliminaires, eux-mêmes étant soit des axiomes soit des théorèmes). C'est cette évidence qui est questionnée ici : ce que les mathématiques ont accepté comme base à leur démarche peut-il être refusé à une démarche sociale ? Le fonctionnement social peut-il se passer d'axiomes ? L'interdit d'atteinte à la vie peut-il ne pas être absolu sans remettre en question la société elle-même ? Pas toute société, d'ailleurs, mais cette société-ci. Et on pourrait poser la même question concernant tous les interdits fondamentaux : le vol, le viol, l'adultère, … Imaginez des concepts d'émission de téléréalité qui toucheraient à ces limites et vous auriez les épisodes suivants de « Live ! ».

A côté de ces points, les aspects techniques de la réalisation, en dehors de l'évidence de la forme « reportage », s'effacent dans le flou des souvenirs. Aucun autre acteur qu'Eva Mendes ne parvient à passer cette barrière. Est-ce par la présence du personnage central ou par l'écrasement de la troupe par un acteur prédominent ? Je ne saurais dire, avec le recul, bien que je pencherais subjectivement vers la première solution. La bande son, comme le découpage, sont totalement au service de la forme choisie, sans que d'autres éléments saillants ne reviennent en mémoire.

Mais après tout, quand la forme s'efface devant le fond, non pas qu'elle soit négligée mais qu'elle est telle que ni elle ne s'impose ni elle ne heurte, faut-il en être réellement attristé ou au contraire ne faut-il pas en être heureux ?

(Egalement publié sur Cinemaniac.fr)

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