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7 octobre 2008

L'homme qui tua Liberty Valance (The man who shot Liberty Valance)

L'homme qui tua la liberté

Un samedi soir pénard à me gaver de vieux westerns. J'ai attaqué la soirée par « La Chevauchée fantastique ». Vite un autre ! Le couple John Ford / John Wayne avait bien fonctionné en 1939 avec le précédent. Restons fidèle aux mêmes pour voir ce que ça donne en 1962 avec « L'Homme qui tua Liberty Valance ». Un petit café à la pause, et c'est reparti ...

Le vieux sénateur Ransom Stoddard revient à Shinbone, point de départ de sa carrière, sans s'être annoncé. Le journal local, le Shinbone Star, le repère dès la gare et le harcèle de questions. Bien que réticent, il se décide enfin à raconter son histoire commune avec Tom Doniphon, l'homme devenu anonyme qu'il est venu enterrer.

Flashback. Avocat frais émoulu, Ransom Stoddard (James Stewart) arrive dans l'ouest à une époque où Shinbone est encore un territoire sans statut d'Etat et où la loi de la force est encore celle qui règle les conflits entre les fermiers et les éleveurs. Il découvre cette violence dès son arrivée en étant détroussé par Liberty Valance (Lee Marvin). Sévèrement blessé, il est découvert par Tom Doniphon (John Wayne) qui le confie en ville à un couple d'amis et à Hallie (Vera Miles), leur employée à qui Wayne fait une cours discrète mais assidue. Rétabli, Ranse comprend la réalité du lieu et tente d'imposer la force de la loi contre celle du fusil. Ses efforts lui gagnent l’admiration d’Hallie qui néglige la cours de Doniphon pour s’éprendre de l’avocat. Des élections approchent offrant aux habitants le choix du statu quo ou du statut d'état plus protecteur des fermiers. Avec le soutien de ce pochard de Dutton Peabody (Edmond O’Brien), journaliste unique, propriétaire et éditeur du Shinbone Star, Ranse est élu à l'assemblée qui devra trancher cette question. Mais l'élection est perturbée par Liberty Valance, voyou à la solde des éleveurs, qui se heurte à Ransom. Ransom ne trouve plus d'autre solution que de l'affronter en duel, sur le terrain de Valance et bien que sans son expérience du maniement des armes. Contre toute attente, c’est Valance qui est abattu. Tenaillé par culpabilité morale de ce duel, Ransom hésite à porter la voix de ses électeurs, lui le chantre de la loi comme seule défense légitime des plus faibles. Mais il est délivré de ce poids par Doniphon qui lui révèle que ce n'est pas réellement lui qui a tué Valance. La carrière politique de Stoddard, réconforté mais gardant le secret de cette révélation, peut alors prendre son envol, conduire à l’adoption du statut d’état, et faire à terme des USA un pays organisé où l’Open Range n’est plus qu’un souvenir de la période héroïque.

Fin du Flashback. Le Shinbone Star refuse de publier l’interview, préférant conserver la version légendaire de l’histoire plutôt que de détruire le mythe. Ransom et Hallie, après un moment de recueillement devant le cercueil en planches de Doniphon en compagnie de quelques amis de l’époque, s’en retournent vers l’est par le train qui les avait amenés, entourés des égards dus à l’homme qui tua Liberty Valance.

Pour les fans de western, « L’Homme qui tua Liberty Valance » a quelque chose d’atypique. On s’attend avec le duo Ford/Wayne à se repaître de paysages, de grands espaces, et on se retrouve face à un cinéma indoor, les rares scènes d’extérieur étant même tournées manifestement en studio. C’est quasiment du théâtre filmé plus que du cinéma au sens propre.

Le tournage est en noir et blanc, à une époque où la couleur est déjà bien installée. On est d’emblée plongé dans le sujet : c’est plus la lutte intérieure entre le bien et le mal, le blanc et le noir, qui préoccupe Ford. Un homme doit parfois faire des choix entre ses anges et ses démons, choix qu’il ne peut livrer à l’extérieur sous peine d’être incompris, voire que les autres en refusent même la connaissance. Mais également noir et blanc d’un moment de l’Histoire entre le crépuscule d’une ère révolue et l’aube d’une ère à venir, où les couleurs indistinctes se transforment en une palette de gris sous la faible lumière.

Valance est évidemment le démon. Bien sûr on le sait à la solde des éleveurs, mais cela n’explique pas toute sa violence. C’est le mal pur, gratuit, sans raison. Vêtu essentiellement de noir, son rire est sardonique, sa colère est violente, bruyante. Son arme est le fouet, cruel et bestial, dont il ne sort que pour passer au revolver propre et rapide et pour être finalement vaincu à cette occasion.

Doniphon est son alter ego, ange du bien et de la conscience. Homme de principes, il sait naviguer dans les eaux troubles de la violence, la maîtriser sans se laisser emporter dans ses tourbillons, tout en gardant son cap emprunt de générosité et de désir de paix : c’est en montrant sa force potentielle, mais sans l’utiliser, qu’il dissuade Valance lors d’une altercation ; voyant Ranse s’engager dans la bataille, il le prévient des difficultés qui l’attendent, puis se tient en retrait, prêt à le secourir en cas de besoin. Ange certes, mais pas pur esprit. Le Bien n’est Bien que parce qu’il est vainqueur du mal, et donc il doit porter également en lui cette graine de violence qu’il doit aussi affronter : lorsque Hallie se détourne de lui, c’est dans l’ivresse qu’il se réfugie et dans la colère qu’il sombre en laissant échapper sa colère destructrice qui lui fait brûler la chambre de sa maison qu’il a préparée dans l’attente de la belle ; mais c’est alors l’ensemble de sa maison, de lui-même, qui part en fumée, embrasement qui annonce son passage à l’acte lors de son ultime acte de protection de Ranse contre Valance, puis la sanction de l’effondrement de sa position de leadership dans l’anonymat final. Homme des principes, du noir et du blanc que son vêtement souligne tout au long du film jusqu’à son apparition finale en accoutrement grisâtre et ébouriffé au moment de l’aveu et de la chute du piédestal de pureté qu’il chevauchait depuis le début. Pas de mystère si Doniphon est toujours accompagné comme une ombre par son fidèle acolyte Pompey (Woody Strode) dont on ne sait s’il est son esclave ou son employé. Pompey, homonyme du général romain qui résista à la tentative d’agression de César contre la Constitution de Rome. Pompey le noir de l’ombre, porteur de toutes les vertus, partie angélique, blanche, du blanc Doniphon, ange contrasté par son caractère humain qui le fait lutter en lui-même entre le bien et le mal.

Stoddard est le troisième archétype du triangle. Il est l’homme simple, sans autre force que celle de sa pensée et de sa conviction. A certains égards, il est l’homme qui se débat entre l’ange et le démon. A d’autres égards, devant la complexité de Doniphon qui s’humanise, il est lui-même cet ange de conviction inébranlable en la grandeur d’un avenir qui vaut qu’on se bâte pour le faire éclore. Il est à la fois « Dude » dans la bouche de Valance et « Pilgrim » dans celle de Doniphon, à la fois pied-tendre et illuminé.

Entre d’une part ces héros aux couleurs si tranchées du bien et du mal, et d’autre part les simples hommes de tous les jours, ces modestes tenanciers, sheriff, fermiers, … avec leurs lâchetés et leurs gloires au quotidien, il existe un monde qui serait infranchissable s’il n’existait des personnages tels que Peabody, soiffard impénitent, pêcheur invétéré mais pétri de valeurs. Peabody fait le lien entre ces deux mondes. Il rend le monde des anges accessible aux humains en en diffusant les messages, en en expliquant les codes. Et il porte jusqu’aux anges les soucis et les joies, les craintes et les espoirs, des habitants du monde réel. C’est par ce pont, par ce lien qu’il opère, que Peabody ramène l’histoire, qui aurait pu n’être qu’une bataille entre titans désincarnés au sommet de l’Olympe, à une chronique incarnée de l’Histoire d’une nation.

Mais qu’en est-il de cette lutte où s’affrontent de telles forces ? En quoi l’histoire des USA est-elle le résultat de ce combat entre le bien et le mal ?

A l’origine était la terre immense, la prairie ou la montagne que seuls les indiens sillonnaient, prenant à la nature ce qu’elle daignait accorder sans en modifier la face. Puis les blancs arrivent et commencent à domestiquer les plus rudes forces de la puissante nature. Les bisons libres et sauvages des indiens font place aux bœufs et aux chevaux des blancs, presque domestiqués mais encore presque sauvages sur les espaces sans limites, dans l’Open Range. Les éleveurs profitent de la nature mais pour prospérer, non plus pour simplement survivre. Ils laissent la nature libre mais ne la veulent plus sauvage. Sur ce terrain défriché arrivent les fermiers qui ne voient pas si loin et limitent les espaces, clôturent leurs parcelles où ils domptent la nature assagie pour en faire un outil. Le troupeau errant devient bétail. Les distances se réduisent. Les voisins cohabitent. Les cités se construisent, avec leur nécessaire ordonnancement et leurs règles de vie en commun. Le Territoire devient Etat. La civilisation s’installe. « Regarde. Autrefois, tout cela était sauvage. Maintenant, c’est un jardin. N’en es-tu pas fier ? » dit Hallie à Ranse en regardant le paysage par la fenêtre du train qui les remmène vers l’Est à la fin du film. La loi s’impose à chacun, au prix du sacrifice d’une partie de la liberté de chacun. Elle s’impose pour le bien commun (outre la loi, Stoddard apporte l’éducation, à tous sans exclusion : femmes, noirs, humbles et pauvres mexicains ; dans la classe de Stoddard, on apprend la Constitution des Etats-Unis, en mêlant sous ce terme aussi bien la Déclaration d’indépendance : erreur du scénario, ou plus probablement allégorie de l’unité des deux canons américains ?). Le peuple choisit ses représentants qui font la loi. Enfin arrivent les professionnels de la loi, les avocats qui savent en lire et en utiliser les moindres fils.

En quelques décennies, le pays est ainsi passé du sauvage au libre, puis au domestique, puis à l’organisé et enfin a l’encadré. Gloire ou rançon de la civilisation ? Où est le bien, où est le mal ? C’est toute la question du film, d’un réalisateur qui, au soir de sa carrière, s’entoure de l’équipe fétiche de son œuvre (John Wayne, John Carradine, Andy Devine, … , jusqu’au discret Jack Pennick au même rôle de barman que dans « La Chevauchée fantastique »), se retourne et regarde ce qu’il a glorifié en se demandant où tout ça l’a mené.

La nature était libre et sauvage. Liberty Valance porte son nom. Il est cette liberté, il est cette sauvagerie. Il est cette force violente qui ne peut être vaincue que par une autre force sauvage. Mais ce n’est que quand il fait l’erreur de prendre les armes des gens civilisés qu’il se fait prendre au piège. Son fouet était invincible. Son revolver le trahit. Reste que l’homme qui tue Liberty tue aussi la liberté. On croit que c’est un avocat qui tentait depuis le début de le vaincre sur le terrain de la loi (« Je ne veux pas le tuer ; je veux qu’il soit jugé et envoyé en prison » annonce Stoddard après son agression). Mais c’est une autre force qui se salit les mains, une force aussi brutale mais hypocrite, un coup de fusil tiré depuis l’ombre d’une rue sombre. La force brute ne peut être vaincue que par la force brute. La civilisation ne peut se bâtir que sur ces fondations : le meurtre de la liberté et la traîtrise. Mais elle ne peut s’avouer à elle-même cette basse extraction. Elle se doit, pour garantir aux bonnes gens la conscience de la victoire du bien, de n’être que pureté salvatrice : le mythe du héraut de la loi, héros de la nation, doit rester sans tache et seul Stoddard peut remplir cette mission. Le Shinbone Star refuse la confession du vieux sénateur en répliquant « Ici, nous sommes dans l’Ouest, et nous avons besoin de légende. Quand la légende devient un fait, alors imprimez la légende ».

De ce péché originel naît pourtant une promesse d’avenir. Ce n’est pas vers Doniphon, ange déchu, que se tourne Hallie, seul personnage réellement féminin. C’est avec Stoddard qu’elle s’allie finalement. Qu’elle s’allie non comme une alliance sur un champ de bataille, mais comme une alliance de mariage, un socle de fertilité sur lequel pourra s’enraciner le monde à venir. Seule la loi peut prétendre à cet avenir. Bien sur, les fleurs que lui avaient offert Doniphon au sommet de sa cours étaient un plan de cactus qui, du milieu des épines, laissait éclore la plus inattendue des corolles, comme une annonce du combat intérieur du cow-boy. Mais même si c’est cette fleur qui essaime en une nation que Stoddard organisera, c’est sur le cercueil en bois grossier de Doniphon que le plan de cactus fleuri retournera finalement. Ange déchu, profondément humain, Doniphon a droit à la reconnaissance, au respect (« Mettez lui ses bottes aux pieds» réclame Stoddard en soulevant le couvercle du cercueil), mais pas réellement à l’amour. Respect pour avoir vaincu le mal, mais aussi pour s’être effacé au moment de la gloire devant plus noble que lui. Si Doniphon avait été la légende, elle n’aurait été qu’un épisode de plus dans l’histoire de l’Ouest. Doniphon l’avait compris et avait accepté de porter le poids d’un double secret : celui de la culpabilité d’un crime dont Stoddard pouvait alors se laver, et celui de l’anonymat et de l’oubli. Respect aussi pour cette expiation jusqu’à la mort du péché originel de toute une nation.

Et dire que je m’étais mis un western juste histoire de ne pas me casser la tête …

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