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28 septembre 2008

12 hommes en colère (12 angry men)

Les 12 mercenaires

Affiche France 1957 (allocine.fr)

Un jour, enfant, j’ai rêvé que je serai un justicier, qui défendrait le pauvre et le faible, la veuve et l’orphelin. Que j’aurai une telle force, une telle habileté, que rien ne me résisterait et que je transformerai le monde pour en faire un lieu d’honneur et de justice. Que les méchants n’auraient qu’à bien se tenir parce que leur temps serait révolu. Et puis j’ai lentement réalisé que ma panoplie de Batman était loin d’être suffisante.



Affiche France 2008 (allocine.fr)

Un jour, quelques années plus tard, j’ai rêvé que je serai un grand philosophe, dont la puissance et la clarté de la pensée illuminerait le monde d’une telle évidence qu’elle emporterait l’adhésion de tout un chacun, même des plus incultes, des plus retors, des plus vils. Qu’il ne sera bientôt plus d’aucune utilité de disposer d’une force physique quelconque, d’une armée même sommaire, tant le message de ma pensée ne pourrait que fédérer le monde dans une dynamique commune sur le chemin de la tolérance, de l’honnêteté, de la justice, de la paix, de l’harmonie entre les peuples et entre les hommes. Et puis j’ai lentement réalisé que ma panoplie de Spinoza était loin d’être suffisante.

Affiche USA (cinemovies.fr)

Un autre jour, quelques années plus tard, j’ai rêvé que je serai un grand politique, un syndicaliste charismatique, dont la force de conviction le ferait écouté par le monde entier, pauvres ou riches, grands ou petits, faibles ou puissants, et le rendrait capable de mener les combats les plus désespérés afin de redresser les torts les plus odieux. Qu’il entraînerait les foules dans son sillage d’humanité sur le chemin du respect, de la concorde, de la justice encore. Et puis j’ai lentement réalisé que mes panoplies de Gandhi et de Martin Luther King étaient loin d’être suffisantes.

Un autre jour encore, quelques années plus tard, j’ai rêvé que je serai un homme de science, un médecin illustre et généreux, qui par la force de son action, de sa pensée, de ses découvertes, et sans même attirer les regards sur sa personne, poserait une des pierres angulaires de la construction de l’humanité et la scellerait pour l’éternité du ciment de sa capacité à soulager la souffrance des humbles et à faire participer les puissants à la sauvegarde de cette construction. Et puis j’ai lentement réalisé que mes panoplies de Marie Curie, de Pasteur, et d’Albert Schweitzer étaient loin d’être suffisantes.

Et puis est arrivé un OVNI, un drôle de type du genre cyclope, avec un objectif au milieu du front, qui voulait faire son premier film.

Et pour un premier film, c’est un premier film ! Sidney Lumet, en 1957, n’avait pas d’expérience de la caméra de cinéma, mais il se lança dans le projet, adaptant une histoire en noir et blanc et avec l’aide de Reginald Rose, l’auteur la pièce, et s’adjoignant comme co-producteur les services d’Henri Fonda dont ce sera d’ailleurs la seule excursion dans le domaine de la production. Malgré son succès mitigé aux USA à l’époque de sa sortie, le film a depuis longtemps gagné ses galons de film culte.

Le film s’ouvre sur la fin des débats du procès d’un jeune hispano-américain. Face au jury, le juge, un rien désabusé, rappelle que le meurtre au premier degré (avec préméditation) de son père, dont est accusé le garçon, lui vaudra obligatoirement la peine capitale s’il en est reconnu coupable, et que toute décision du jury doit, pour être valide, être prise à l’unanimité. Les jurés assistants sont excusés et le jury constitué de douze hommes se retire dans une salle de délibération qui sera fermée à clé. Le premier juré tente un peu d’organisation et lance un premier tour de table. L’unanimité est manquée d’une seule voix, celle du juré n°8 (Henri Fonda), qui souligne que compte tenu de la portée de leur vote, il souhaite que la discussion ne soit pas escamotée par une décision trop vite unanime. S’engage alors un âpre débat ponctué de votes de réévaluation.

Outre l’introduction et la scène de sortie, dont la durée totale ne doit pas excéder trois minutes, l’intégralité du film est constitué du huis clos de la délibération, dans la salle fermée, avec de rares escapades dans les lavabos attenants, et quatre ouvertures brèves de la porte permettant à l’huissier d’apporter ou de reprendre des pièces à conviction que le jury souhaite étudier. Les jurés, écrasés de chaleur malgré la présence d’un ventilateur dont ils ne comprendront le fonctionnement que tardivement, ne sont connus que par leurs numéros, de 1 à 12, et pour la plupart par leurs professions. Seuls deux d’entre eux se présenteront l’un à l’autre par leurs noms (les jurés 8 – Mr Davis (architecte) / Henri Fonda et 9 – Mr McCradle (le vieil homme) / Joseph Sweeney) à leur séparation sur les marches du palais. La quasi totalité du film est donc consacrée à leur débat, aux renversements d’opinions au cours de la discussion, partant de la position d’un homme seul contre tous, jusqu’à l’acquittement de l’accusé. C’est d’ailleurs dans la manière dont s’opère cette évolution que réside l’intérêt du film et non dans un quelconque suspens d’allure policière. C’est dans la confrontation des personnalités, de leurs valeurs, de leurs psychologies, de leurs convictions, de leurs préjugés, que se construit la narration et la tension.
Chaque juré est représentatif d’un type de comportement. Tous sont manifestement des gens ordinaires et honnêtes, simplement selon les cas prisonniers de tel ou tel comportement ou préjugé. Chacun est prêt à honnêtement faire son devoir de citoyen convoqué à examiner les actes d’un autre, mais avec chacun une capacité propre à s’extraire ou non de ses propres routines, de ses a priori personnels, de ses convictions forgées avant ou durant le procès. La remise en cause de ces certitudes, l’obligation de puiser les arguments de conviction dans des retranchements les plus enfouis, la nécessité d’expliquer ce qui paraissait spontanément évident mais que la confrontation met en évidence comme des raccourcis de pensée fragiles, ne vont d’ailleurs pas sans réactions, oscillant entre l’amusement et la colère, entre le rire et la violence, entre l’abattement et l’enthousiasme.

Bien sûr, ce débat suit une trame judiciaire, reprend les arguments de culpabilité ou d’innocence, réexamine les zones de certitudes et celles de doute concernant l’histoire du jeune homme et du crime qui a été commis. Des pièces à conviction sont examinées, des scenarii sont chronométrés, des indices sont évoqués. Et sur ce plan, des approximations quant au déroulement réel d’un procès peuvent bien apparaître : l’ébauche de contre-enquête effectuée par le juré n°8 et la production de sa part, durant la délibération du jury, d’une pièce à conviction nouvelle, est à l’évidence une monstruosité juridique. Mais tous ces éléments n’en deviennent que presque anecdotiques tant le sujet tient plus dans le déroulement de la confrontation que dans ce qui lui fait support. Et sur cette trame se battit un questionnement plus particulier concernant la notion même de réalité, de certitude, ou, transposés en termes juridiques, de doute légitime. En quoi une preuve est-elle une preuve ? Comment savons-nous qu’elle n’est pas biaisée ? Sur quelles bases pouvons-nous accepter un témoignage comme crédible ou en réfuter la fiabilité, même sans remettre en cause la bonne foi de celui qui le produit ? Comment passons-nous de la suspicion à la preuve ? De la crédibilité à la certitude ? Le « Cette situation est-elle possible ? » est-il suffisant pour écarter la possibilité que la situation inverse soit certaine ? Quel degré de certitude faut-il atteindre pour pouvoir parler de certitude ?

On est ainsi à la fois dans l’interrogation psychologique et dans la trame judiciaire, à l’intérieur du cadre de la relation sociale et de ses conséquences en termes de justice, des excès qui ont pu se traduire, sur un plan parallèle, par l’impossibilité ressentie de pouvoir condamner un acte dès lors qu’on avait pu mettre à jour des explications au comportement jugé. Le fait que l’accusé vivait depuis l’enfance dans un climat de violence sous les coups réguliers de son père doit-il faire répondre différemment à la question de sa responsabilité dans le geste qu’on lui impute ? N’y a-t-il pas confusion entre une tentative de réponse par l’explication du geste et une réponse à la simple question posée de la réalité de ce geste ?

En soutien de cette construction, Lumet s’appuie pour l’essentiel sur un panel d’acteurs aux capacités d’expression étonnantes de naturel et de simplicité. Tout au plus le jeu du juré n°3 (Lee J. Cobb) s’échappe-t-il parfois dans quelques exagérations. Le reste de la troupe frappe par sa sobriété et son aisance. Le huis clos autorise peut-être là à citer les autres participants : Martin Balsam (Juré n°1, l’entraineur de base-ball universitaire), John Fiedler (Juré n°2, l’employé modeste), E.G. Marshall (Juré n°4, le courtier en bourse), Jack Klugman (Juré n°5, de la même extraction sociale que l’accusé), Ed Binns (Juré n°6, le peintre en bâtiment), Jack Warden (Juré n°7, le commercial fan de base-ball), Ed Begley (Juré n°10, le patron de garages), George Voskovec (Juré n°11, l’horloger immigrant d’Europe de l’est), Robert Webber (Juré n°12, le créatif de publicité).

Bien entendu, on n’échappe pas à quelques codes plus ou moins explicites. Henri Fonda est le seul à porter un costume blanc, le costume du « chevalier blanc » de qui vient le redressement de ce qui aurait pu être une injustice, sa profession d’architecte le positionnant d’emblée comme l’artisan de la construction du débat. Son premier allié est naturellement le vieil homme, le juré n°9, porteur de cette sagesse qui peut être vue comme le privilège de l’âge. Le seul personnage à ne jamais ôter sa veste de costume est le juré n°5, E. G. Marshall, le courtier en bourse, lieu de la raison objective, seul rempart contre l’émotion … et contre la transpiration dans cette ambiance lourde et caniculaire où chacun souffre rapidement d’une sudation ruisselante. Sans doute pourrait-on rechercher d’autres artifices encore, mais le propos du film est tellement clair que le décodage des non-dits n’est ici finalement que de peu d’utilité. Peut-être simplement une remarque sur l’image enfin, qui subit un traitement tout particulier, écrasant progressivement les distances, les profondeurs de champ, à mesure que le film progresse, et cela ouvertement de la part du réalisateur qui explique avoir utilisé de objectifs différents au long du film afin d’obtenir par cet effet un renforcement de la proximité du spectateur avec les personnages et l’évolution de leur état d’esprit.

Au registre des codes, cependant, une question concernant le nom des personnages, reste ici sans réponse, mais qui ordinairement dévoile une intention sous-jacente quand elle est résolue. Pourquoi les jurés n°8 et 9 s’appellent-ils Davis et McCradle ? Quelle est la référence à laquelle ces noms doivent se raccrocher ? Mystère … jusqu’à ce qu’un spectateur perspicace s’en mêle.

(Egalement publié sur Cinemaniac.fr)

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