La spirale de la contagion
Un week-end de désoeuvrement, une nuit d’insomnie, une heure à tuer, un instant d’égarement, … Allez savoir ce qui vous pousse à rester collé devant cette satanée lucarne, zappette en main à surfer sur les différentes chaînes du satellite ? Allez savoir ce qui vous pousse à appuyer juste au bon moment sur les boutons qui font jaillir tel ou tel canal sur l’écran. Pourquoi ce jour-là, pourquoi cette chaîne là ? Et qu’est-ce qui a bien pu pousser le programmateur de la chaîne à diffuser ce film là en particulier ? Et comment il le savait, d’abord, ce fameux programmateur, que ce truc là existait ? Il a tiré ça au hasard dans une collection extensive de tous les invendus oubliés de la pellicule ? Il avait gardé ça dans un coin reculé de sa mémoire d’enfance ? Il avait passé une thèse sur les « méconnus » du cinéma ? Il avait acheté aux puces un vieux stock de péloche et remplissait le programme de ce qu’il avait sous la main ? Peut-être.
Mais comme dans les histoires de pirates ou de chasse au trésor, tout commence peut-être aussi par un insigne hasard : au beau milieu d’une botte de foin tout juste bon à garnir la paillasse d’un triste grabat, surgit un bref et timide éclat. Regardez-y de plus près. Et si, perdu dans toute cette paille, c’était un collier de saphirs qui remontait à la surface ? Pourquoi pas, après tout ? En tout cas, il suffit de bien peu, juste d’un titre, d’une vague image de générique, du nom d’Alec Guiness qui traverse l’écran, et on se dit subitement qu’on n’est pas devant n’importe quoi. Qu’on n’est finalement peut-être pas là par hasard, que le Dieu des ondes a peut-être bien un dessein qui nous dépasse, que sans doute peu de gens sont devant leur écran à ce moment précis à regarder cette chaîne perdue au milieu de tant d’autres, et qu’on était peut-être faits pour se rencontrer, Alec et moi, sur les marches de ce film qui commence. « Hitler : the last ten days », en 1973, d’un certain Ennio de Concini. Ca vous dit quelque chose à vous ? A moi pas grand-chose en vérité. Plus tard on découvrira que c’est le même qui a commis l’oscarisé « Mariage à l’Italienne », mais sur le coup, il faut avouer un blanc total de la mémoire.
Et pourtant, comment oublier une chose pareille ? L’histoire des dix derniers jours d’Hitler, reclus au fond de son bunker en plein Berlin, avec sa dernière cour, réalisant progressivement que la guerre est en train de lui échapper, tentant ses derniers ordres, ses derniers contre-ordres, ses dernières colères, ses dernières diatribes. L’histoire n’est pas vraiment une forme romancée de ce qui a bien pu se passer dans ce huis clôt, mais est le fruit, complété de recherches précises, des souvenirs de Gerhardt Boldt, le Capitaine Hoffman (Simon Ward) du film, un capitaine présent sur les lieux et qui en est sorti la veille de la fin. Car il n’y a aucun suspens. On sait naturellement ce qui va advenir, que Hitler et Eva Braun vont se marier in extremis avant de se suicider devant la certitude de la déroute. Non, tout est dans le comment : comment en arrive-t-on à cet épilogue et comment cela est-il raconté ?
Et c’est bien là que se situe tout l’intérêt du phénomène. Bien sûr, il y a la performance d’Alec Guiness déguisé en Adolph Hitler à si méprendre presque. Les autres personnages, à côté, font sans doute un peu pâles figures, mais le contraste n’en met que plus en valeur le personnage principal. Peut-être Eva Braun (Doris Kunstmann) est-elle à sortir du lot, en écervelée éperdue d’admiration jusqu’à la dernière minute pour celui qui se définit lui-même comme un génie incompris - ce qui n’a dans son esprit rien de plus normal puisque les génies sont l’exception, donc non compréhensibles par quiconque à l’exception d’eux-mêmes -. Keitel (Gabriele Ferzetti), Goebbels (John Bennett), Weidling (Michael Goodliffe), Jodl (Philip Stone), Bormann (Mark Kingston), Keitek (David de Keyser) … le dernier carré des proches est là, parfois en famille, au milieu de toutes les petites mains de la domesticité et des troupes de garde. C’est que le bunker aux murs de béton gris, brut, gris, épais, est à la fois quartier général et résidence richement meublée. Le huis clôt est quasi constant si ce n’est quelques tentatives de sorties qui s’achèvent au seuil des lourdes portes métalliques gardées par des cerbères implacables. Si ce n’est aussi quelques rares images des conséquences de décisions abruptes comme celle de noyer les tunnels du métro pour ralentir la progression des troupes russes, et ce malgré qu’ils aient été reconvertis en hôpitaux de fortune.
Les images en couleur de tout ce qui se passe à l’intérieur du bunker contrastent sans qu’on y prenne garde à la première lecture avec le noir et blanc de ces rares scènes d’extérieur, parfois d’images d’archives. L’ambiance est lourde, pesante, plombée par l’attente de la minute qui suit dont seul le chef suprême possède la clef. On finit par ne plus attendre la seconde qui suit pour ce qu’elle a à donner de nouvelle, bonne ou mauvaise, de l’évolution des combats, mais pour ce qu’elle réserve de réaction du chef. Les mauvaises nouvelles sont annoncées à reculons, parfois remise à l’anonymat d’un bout de papier sur un plateau.. Chacun se plie aux manies les plus infimes, comme de sortir fumer presque en cachette devant la réprobation du tabac par Hitler, jusqu’à la mort du chef, dont la survenue est l’occasion de ressortir les paquets cachés et d’une fumerie générale.
Dans une ambiance de fin du monde, les apparences se sauvegardent : un chien à aller promener, un gâteau à partager, un anniversaire à fêter, des cadeaux à distribuer. Même si les cadeaux sont en fait de pilules de cyanure. Ce qui n’empêche pas une touchante attention : comme il n’y en a pas pour tout le monde, les enfants sont prioritaires, après Hitler et Eva Braun bien sûr.
On n’en finirait pas de dresser la liste de tous ces petits ou grands détails de la vie quotidienne comme de l’Histoire train de se construire, à moins qu’elle ne soit en train de se clore. On y voit la confrontation de l’humain avec la folie, les adaptations de l’humain à la folie, de la lâcheté à l’admiration, de la peur à l’envolée lyrique, de l’aveuglement à la prise de conscience.
De là peut-être la sensation de malaise. Non seulement celui d’assister à la spirale du fou, celui du tourbillon de la raison dans le sillage de la folie, celui de l’écho de notre propre humanité dont on mesure la fragilité au contact de la potentielle contagion de cette folie. Non seulement du confort de notre fauteuil, bien à l’abri de la chaleur douillette de notre salon préservé qui accueille la projection du film. Mais surtout celui de connaître la fin de l’histoire, de s’en sentir le spectateur, l’observateur froid d’une planète étrangère, et de brutalement réaliser comment sur cette marge étroite entre l’horreur et la normalité peut à chaque instant se promener une foule de gens, comment il serait même étonnant que personne ne s’y trouve encore aujourd’hui, comment aucune barrière ne peut nous garantir et nous protéger de nous-même.
Un week-end de désoeuvrement, une nuit d’insomnie, une heure à tuer, un instant d’égarement, … Allez savoir ce qui vous pousse à rester collé devant cette satanée lucarne, zappette en main à surfer sur les différentes chaînes du satellite ? Allez savoir ce qui vous pousse à appuyer juste au bon moment sur les boutons qui font jaillir tel ou tel canal sur l’écran. Pourquoi ce jour-là, pourquoi cette chaîne là ? Et qu’est-ce qui a bien pu pousser le programmateur de la chaîne à diffuser ce film là en particulier ? Et comment il le savait, d’abord, ce fameux programmateur, que ce truc là existait ? Il a tiré ça au hasard dans une collection extensive de tous les invendus oubliés de la pellicule ? Il avait gardé ça dans un coin reculé de sa mémoire d’enfance ? Il avait passé une thèse sur les « méconnus » du cinéma ? Il avait acheté aux puces un vieux stock de péloche et remplissait le programme de ce qu’il avait sous la main ? Peut-être.
Mais comme dans les histoires de pirates ou de chasse au trésor, tout commence peut-être aussi par un insigne hasard : au beau milieu d’une botte de foin tout juste bon à garnir la paillasse d’un triste grabat, surgit un bref et timide éclat. Regardez-y de plus près. Et si, perdu dans toute cette paille, c’était un collier de saphirs qui remontait à la surface ? Pourquoi pas, après tout ? En tout cas, il suffit de bien peu, juste d’un titre, d’une vague image de générique, du nom d’Alec Guiness qui traverse l’écran, et on se dit subitement qu’on n’est pas devant n’importe quoi. Qu’on n’est finalement peut-être pas là par hasard, que le Dieu des ondes a peut-être bien un dessein qui nous dépasse, que sans doute peu de gens sont devant leur écran à ce moment précis à regarder cette chaîne perdue au milieu de tant d’autres, et qu’on était peut-être faits pour se rencontrer, Alec et moi, sur les marches de ce film qui commence. « Hitler : the last ten days », en 1973, d’un certain Ennio de Concini. Ca vous dit quelque chose à vous ? A moi pas grand-chose en vérité. Plus tard on découvrira que c’est le même qui a commis l’oscarisé « Mariage à l’Italienne », mais sur le coup, il faut avouer un blanc total de la mémoire.
Et pourtant, comment oublier une chose pareille ? L’histoire des dix derniers jours d’Hitler, reclus au fond de son bunker en plein Berlin, avec sa dernière cour, réalisant progressivement que la guerre est en train de lui échapper, tentant ses derniers ordres, ses derniers contre-ordres, ses dernières colères, ses dernières diatribes. L’histoire n’est pas vraiment une forme romancée de ce qui a bien pu se passer dans ce huis clôt, mais est le fruit, complété de recherches précises, des souvenirs de Gerhardt Boldt, le Capitaine Hoffman (Simon Ward) du film, un capitaine présent sur les lieux et qui en est sorti la veille de la fin. Car il n’y a aucun suspens. On sait naturellement ce qui va advenir, que Hitler et Eva Braun vont se marier in extremis avant de se suicider devant la certitude de la déroute. Non, tout est dans le comment : comment en arrive-t-on à cet épilogue et comment cela est-il raconté ?
Et c’est bien là que se situe tout l’intérêt du phénomène. Bien sûr, il y a la performance d’Alec Guiness déguisé en Adolph Hitler à si méprendre presque. Les autres personnages, à côté, font sans doute un peu pâles figures, mais le contraste n’en met que plus en valeur le personnage principal. Peut-être Eva Braun (Doris Kunstmann) est-elle à sortir du lot, en écervelée éperdue d’admiration jusqu’à la dernière minute pour celui qui se définit lui-même comme un génie incompris - ce qui n’a dans son esprit rien de plus normal puisque les génies sont l’exception, donc non compréhensibles par quiconque à l’exception d’eux-mêmes -. Keitel (Gabriele Ferzetti), Goebbels (John Bennett), Weidling (Michael Goodliffe), Jodl (Philip Stone), Bormann (Mark Kingston), Keitek (David de Keyser) … le dernier carré des proches est là, parfois en famille, au milieu de toutes les petites mains de la domesticité et des troupes de garde. C’est que le bunker aux murs de béton gris, brut, gris, épais, est à la fois quartier général et résidence richement meublée. Le huis clôt est quasi constant si ce n’est quelques tentatives de sorties qui s’achèvent au seuil des lourdes portes métalliques gardées par des cerbères implacables. Si ce n’est aussi quelques rares images des conséquences de décisions abruptes comme celle de noyer les tunnels du métro pour ralentir la progression des troupes russes, et ce malgré qu’ils aient été reconvertis en hôpitaux de fortune.
Les images en couleur de tout ce qui se passe à l’intérieur du bunker contrastent sans qu’on y prenne garde à la première lecture avec le noir et blanc de ces rares scènes d’extérieur, parfois d’images d’archives. L’ambiance est lourde, pesante, plombée par l’attente de la minute qui suit dont seul le chef suprême possède la clef. On finit par ne plus attendre la seconde qui suit pour ce qu’elle a à donner de nouvelle, bonne ou mauvaise, de l’évolution des combats, mais pour ce qu’elle réserve de réaction du chef. Les mauvaises nouvelles sont annoncées à reculons, parfois remise à l’anonymat d’un bout de papier sur un plateau.. Chacun se plie aux manies les plus infimes, comme de sortir fumer presque en cachette devant la réprobation du tabac par Hitler, jusqu’à la mort du chef, dont la survenue est l’occasion de ressortir les paquets cachés et d’une fumerie générale.
Dans une ambiance de fin du monde, les apparences se sauvegardent : un chien à aller promener, un gâteau à partager, un anniversaire à fêter, des cadeaux à distribuer. Même si les cadeaux sont en fait de pilules de cyanure. Ce qui n’empêche pas une touchante attention : comme il n’y en a pas pour tout le monde, les enfants sont prioritaires, après Hitler et Eva Braun bien sûr.
On n’en finirait pas de dresser la liste de tous ces petits ou grands détails de la vie quotidienne comme de l’Histoire train de se construire, à moins qu’elle ne soit en train de se clore. On y voit la confrontation de l’humain avec la folie, les adaptations de l’humain à la folie, de la lâcheté à l’admiration, de la peur à l’envolée lyrique, de l’aveuglement à la prise de conscience.
De là peut-être la sensation de malaise. Non seulement celui d’assister à la spirale du fou, celui du tourbillon de la raison dans le sillage de la folie, celui de l’écho de notre propre humanité dont on mesure la fragilité au contact de la potentielle contagion de cette folie. Non seulement du confort de notre fauteuil, bien à l’abri de la chaleur douillette de notre salon préservé qui accueille la projection du film. Mais surtout celui de connaître la fin de l’histoire, de s’en sentir le spectateur, l’observateur froid d’une planète étrangère, et de brutalement réaliser comment sur cette marge étroite entre l’horreur et la normalité peut à chaque instant se promener une foule de gens, comment il serait même étonnant que personne ne s’y trouve encore aujourd’hui, comment aucune barrière ne peut nous garantir et nous protéger de nous-même.
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