Le dernier des fous
Je crois que je l’ai déjà dit, mais le boss, c’est pas un marrant. Et même quand il a envie de rigoler, Tonton Sylvain, il vous dégote des trucs de derrière les fagots que c’est même plus des fagots, c’est des vraies souches à peine sorties du sol. On croit que c’est comment, la Sylvain Etiret Company ? Un camp de boy-scouts ? J’aimerais vous y voir ! Tiens, là, quand il a repéré ce truc qui n’avait pas 15 jours, sorti à peine le 17 Octobre 2007 pour ne déjà plus passer, sur tout Paris, que dans une seule salle du Quartier Latin, et encore, juste avec une séance en début et une en fin d’après-midi, je me suis dit « Saperlope, je sens que c’est pour moi ». Et ça n’a pas raté, bingo ! J’ai bien sûr eu une vague sensation d’espoir en voyant le titre, « Cabale à Kaboul ». Ca sentait un peu le James Bond ou le OSS 117, un titre comme ça. Un genre de « Malko dans les Balkans » ou une bluette apparentée. Remarquez, une production franco-belge avec un roumain à la réalisation, j’aurais dû me douter … mais bon, pas d’a priori, à cœur vaillant rien d’impossible, il parait. Et puis après tout, peut-être qu’il avait reçu la grâce dans la nuit, le boss. Peut-être qu’enfin il pouvait m’envoyer sur un remake de l’inoubliable « Roro roi des merguez ». Va te faire voir, ouais ! Si je m’étais attendu à ça ! J’ai pourtant une certaine pratique de l’animal, mais là ! Comment j’aurais pu m’attendre à ça ? Vous pouvez me dire, un peu ? … Mais comment vous pourriez, je ne vous ai pas encore raconté ?! Ok, voilà l’affaire.
Isaac Levy et Zebulon Simantov sont les deux derniers juifs d’Afghanistan après la traversée à la fois de l’occupation soviétique et du régime des talibans. Ils vivent dans l’ancienne synagogue de Kaboul, autour d’une cour fermée, Isaac au rez-de-chaussée, Zebulon à l’étage. Mais dans ce cadre a priori hostile où on s’attendrait à trouver une connivence solidaire, c’est une haine mutuelle et tenace qui anime les deux hommes. Le réalisateur, Dan Alexe, tient la caméra et interview alternativement les deux hommes, les suit dans leurs journées, discute avec eux un peu à la mode de Michael Moore, mais dans leur langue qu’il maîtrise apparemment parfaitement et sans jamais apparaître à l’image.
On pourrait bien sûr en rester là quant à la présentation du film, et préserver la surprise du spectateur. Mais que comprendrait-il à cette histoire qui n’en est pas une, qui filme les protagonistes réels, dans le mystère de leurs comportements, de leurs antagonismes, de leur folie. Comment comprendrait-il l’absurdité, le non-sens, et l’humanité-même d’une haine aux allures de danse sur un volcan, aveugle plus qu’indifférente au destin d’un monde qui n’est plus que l’arrière-fond distant de sa propre circulation ? Non, impossible de ne pas décrire plus avant les aventures de ces personnages. D’ailleurs, cette description ne pourra elle-même être autre chose qu’une simple toile de fond tant la densité des vécus est loin de ce que les images et les actes peuvent montrer, tant elle est entre les lignes, entre les images, entre les mots qui ne font que l’effleurer.
On découvre d’abord Isaac, la soixantaine qui en parait 80, rabougri, voûté, la barbe longue et blanche, vivant de peu, le plus souvent assis à même le sol de sa chambre vétuste, priant en lisant une vieille bible déchirée. Il tire ses ressources de clients venant parfois de loin lui acheter des amulettes et ses talents de guérisseur, auxquels il répond invariablement par le même traitement, la combustion ritualisée d’un bout de papier roulé façon cigarette après y avoir inscrit quelque mystérieuse formule et l’avoir rempli de sel avant d’en faire circuler la fumée autour du patient. Il ronchonne sans cesse, Isaac, s’emporte facilement, s’agace vite, mais se veut aussi ami avec tous les habitants du quartier, même si, une fois à l’écart, il dit ne pas être dupe de cette fausse amitié dont il doit jouer la comédie pour sa propre protection.
De son côté, Zebulon, la quarantaine bien mise, rasé de frais, lunettes sur le nez, tête nue, mangeant et priant assis à sa table pendant que la télévision ronronne, déborde d’activités. Il cuisine des quantités industrielles de poulets et de dindons qu’il négocie au marché et abat lui-même dans la cour, dans le respect du rituel rabbinique dont il est fier de se proclamer diplômé. Il fabrique, dans de grands fûts en plastique, une piquette à base de raisins plus ou moins secs achetés au souk et qu’il vend au voisinage. Il a manifestement des aides qu’on aperçoit épisodiquement.
Isaac et Zebulon ne s’adressent quasiment pas la parole si ce n’est pour s’invectiver à distance, se couvrant d’insultes plus ou moins fleuries. Chacun tente de s’attacher pour lui seul l’intérêt de Dan, jalousant et dénigrant l’intérêt de filmer l’autre. Isaac ébauche bien quelques tentatives de dialogue, voire d’invitation à dîner, mais qui restent repoussées plus ou moins vertement par Zebulon.
Chacun tente d’expliquer à Dan les méfaits de l’autre sur lesquels se nourrit cette haine. Chacun raconte la dénonciation aux talibans dont il aurait fait l’objet de la part de son voisin, les sévices qui en ont suivi, les vols qu’il attribue à l’autre. Zebulon, à l’appui de ses dires, présente même Dan à un imam de la mosquée voisine qui raconte comment Isaac se serait converti à l’Islam sous les talibans, dupant les musulmans du quartier, avant de revenir ultérieurement au Judaïsme que Zebulon n’aurait pour sa part jamais abjuré. D’où le surnom de Mollah Isaac qui lui est encore parfois attribué, et les insultes de « goy », voire de « triple goy » que lui adresse Zebulon lors de leurs disputes. De fait, on entend Isaac, au détour de l’abattage d’un poulet, laisser échapper un « Allah akhbar » presque murmuré. Car Isaac abat aussi lui-même la volaille qu’il achète. Mais chez lui, l’opération, quoique s’effectuant selon le même code rituel, ne parvient pas à prendre un tour industriel : là où Zebulon égorgeait un plein baril de poules et de dindons, avec l’aide d’un assistant tant la tâche était abondante, Isaac ne peut s’offrir que deux poulets, dont un qui parvient finalement à s’échapper, qu’il traite seul, presque piteusement.
Mais les reproches ne s’arrêtent pas là. Chacun se dispute la sauvegarde du carré juif du cimetière. Zebulon vilipende les œuvres d’Isaac qui aurait fait détruire toutes les pierres tombales pour transformer l’enclos en potager. Isaac ne supporte pas la collusion entre Zebulon et le la famille musulmane gardienne du cimetière dont il s’est attaché les services pour ses affaires viticoles.
Aucun des deux ne s’étend sur le parcours qui les a conduits à se retrouver depuis une dizaine d’années dans ce tête-à-tête délétère. Où sont les autres membres de la Communauté, dans quelles conditions ont-ils quitté le pays pour les quatre coins du monde, où sont leurs propres familles, dans quelles conditions s’en sont-ils trouvés séparés, pourquoi ces deux là sont-ils restés quand les autres sont partis ? Tout au plus apprend-on que la femme et les enfants d’Isaac vivent en Israël quand il reçoit de son fils aîné sa première lettre en cinq ans. Une lettre qu’il est fier de tendre à Dan pour la décacheter et la lui lire. Mais une lettre dont la lecture fait virer devant la caméra le plaisir en dépit puis en colère à mesure que les mots, après une brèves introduction donnant quelques nouvelles, glissent vers plaintes financières et demandes d’argent. D’ailleurs, un peu plus tard, l’arrivée inattendue du fils d’Isaac en provenance d’Israël, élégant en jean et chemisette, caméscope à la main, jette incompréhension, froid, et dépit révolté quand il refuse de rencontrer son père tant que la caméra est présente. C’est d’ailleurs la seule fois où Zebulon sort de sa posture d’antagonisme en tentant brièvement de calmer le fils et d’apaiser la tension.
Isaac aussi est capable de ces rares moments d’oubli de la situation de tension. Quand Dan lui demande de retourner une séquence avec lui au cimetière, séquence qu’ils avaient déjà réalisée un an plus tôt, il doit avouer que lors d’un retour en Europe, il s’est fait voler tout son matériel ainsi que les bobines déjà tournées, qu’il a malgré tout décidé de reprendre l’intégralité du tournage après avoir traversé une période de dépression qui l’a conduit à l’alcoolisme. Et durant cet aveu, le regard d’Isaac change. De plaintif logorrhéique, il devient écoutant silencieux et compatissant, regardant Dan dans les yeux que la caméra ne peut filmer, père ou grand-père capable de tout entendre et de tout prendre sur ses épaules. Un silence de quelques secondes se fait durant lequel l’émotion est palpable. Un silence qui s’achève soudainement lorsque Isaac reprend paisiblement la parole avec cet humour juif qu’on croyait si propre au yiddish : « Et tu m’en a apporté une bouteille ? ».
Mais ces moments de paix sont rares et intimes, et la brouille devenue avec le temps si naturelle à chacun reprend vite le dessus. Le temps passe ainsi, émaillé des mêmes invectives, des mêmes chamailleries, des mêmes rancunes. Jusqu’à un matin d’hiver enneigé où, ne voyant pas Isaac sortir, Zebulon va ouvrir sa porte et le découvre mort avant d’alerter les voisins, mais aussi la Croix-Rouge afin qu’elle se charge d’organiser le transfert du corps pour son inhumation en Israël. Demeurant seul membre d’une Communauté qui cesse alors d’en être une, ne pouvant cependant subitement radicalement changer de posture, il ne peut s’empêcher d’expliquer à Dan les dernières heures, pitoyables et solitaires, de son voisin qui finalement avait bien cherché le sort qui l’a emporté.
Dan Alexe, journaliste indépendant, diplômé d’anthropologie et en cours de doctorat à l’Ecole de Hautes Etudes en Sciences Sociales, n’en est pas à son premier documentaire. Il s’est même spécialisé dans une technique d’immersion le faisant vivre auprès des gens qu’il filme durant plusieurs mois après avoir appris la langue locale afin de lui permettre une prise directe avec son sujet. Réputé maîtriser 13 langues, il s’est plus particulièrement spécialisé dans l’étude de communautés en lien avec l’islam.
Comment a-t-il eu vent de cette histoire étonnante ? En tout cas, la presse américaine s’en était en son temps fait l’écho, avec un premier article dans le New York Times du 18 Janvier 2002 (Kabul Journal; 2 Jews Outlast Taliban. Maybe Not Each Other, par Mark Landler) qui décrivait une situation quasiment superposable à celle mise sur pellicule. La lecture de l’article est hallucinante tant elle donne l’impression de déjà présenter le script du film. La fin du film, avec la mort d’Isaac Levy, fait de plus l’objet d’un entrefilet dans le même journal en date du 27 Janvier 2005 (Kabul Jew On His Own). L’histoire avait à ce point marqué les esprits qu’une pièce de théâtre, ''The Last Two Jews of Kabul'' de Josh Greenfeld, avait été produite sur cette base à New York en Mars 2003 (Want to Debate This War? Who Needs a War to Argue? Par Neil Genzlinger ; New York Times en date du 11 Mars 2003) On apprend en particulier par l’article de 2002 que la synagogue a été édifiée en 1966, la précédente ayant été détruite pour céder le passage à la construction d’une route. Après une première vague d’émigration à la création de l’état d’Israël, puis une seconde au début des années 90 durant la guerre contre l’occupation soviétique, il ne restait plus que 5 familles juives à Kaboul en 1996, à l’arrivée des talibans. Tous deux natifs d’Herat, dans l’ouest du pays et lieu de la plus ancienne implantation juive en Afghanistan, Isaac Levy semble avoir vécu dans la synagogue depuis son édification, tandis que Zebulon Simantov l’y aurait rejoint vers 1992. Leur dispute, avec dénonciation mutuelle, les a effectivement conduit à un emprisonnement par les talibans en 1998 et a précipité le saccage de la synagogue.
Techniquement, le film n’a aucun brio particulier. Il est essentiellement marqué par le côté artisanal imposé par les conditions de tournage et les moyens réduits, avec une équipe technique plus que minimale, le réalisateur étant tout à la fois interviewer, caméraman, ingénieur du son, … Les images sont sautées, tremblées, floues, avec des angles improbables de plongée ou de contre-plongée. Il n’y a quasiment pas de voix off ou de commentaire si ce n’est la voix du réalisateur qui participe aux conversations. Le découpage est naturaliste, essentiellement chronologique, avec apparemment assez peu de volonté de traiter la situation par thèmes ou par questions. Les conversations se suivent, se recoupent selon les circonstances. Loin de troubler la compréhension, le spectateur profite simplement de ces boucles comme autant de pauses permettant aux choses de décanter avant d’y revenir un peu plus tard.
Mais naturellement, les qualités ou imperfections techniques du film sont de très loin la moindre des préoccupations. Le sujet n’est pas là. Le sujet est dans cette espèce de folie furieuse qui conduit deux hommes au bord de l’abîme à faire un pas en avant. Il y a quelque chose d’incompréhensible et de fascinant dans cette histoire, pas au niveau des faits, mais au niveau des ressorts qui les fond vivre.
Il y a d’abord une plongée dans un monde musulman traditionnel et dans le statut de dimhi qu’il réserve aux juifs - et aux chrétiens, mais ce n’est pas le sujet du film -, statut de peuple du Livre envers lequel le Coran impose un certain niveau de tolérance. Comment expliquer autrement la persistance d’une « Communauté » et d’un lieu de culte, pourvu qu’il soit discret, en pleine tourmente intégriste talibane ? Evidemment, cela n’évite pas les brimades, les humiliations, les confiscations d’objets rituels, les regards en coin, la suspicion, les paroxysmes d’une hostilité latente. Mais cela évite le pire. Et cela permet, à qui accepte de s’adapter à cette discrétion imposée, une certaine liberté inattendue pour nos regards occidentaux simplifiants. Une liberté qui n’est certes pas exempte de crainte, de tentations d’apostasie, même si elle est refusée et raillée par le clerc musulman local. Une tentation qui n’est pas sans évoquer la démarche des marranes ou des « conversos » de l’époque chrétienne de l’inquisition espagnole, avec ses doutes, ses peurs, sa bonne foi parfois. Quand « Mollah Isaac » laisse en privé échapper un « Allah akhbar » à peine audible, il y a quelque chose de profondément touchant et honnête dans la recherche d’une possibilité de survie au prix de compromis réels et devenant naturels entre deux fois parentes.
Il y a ensuite cette situation de fin du monde, de fin d’un monde, cette posture de dernier des Mohicans, de derniers représentants d’une espèce en voie d’extinction, avec cette certitude qu’après eux cet ancien monde aura définitivement vécu. Comment peut-on imaginer la douleur de se sentir le dernier représentant de quelque chose, le dernier porteur d’une chandelle qui, après être passée de générations en générations, s’éteindra avec soi ? Le drame de ne pas seulement mourir pour soi-même, mais d’emporter avec soi toute une histoire, une lignée, un espoir, une pensée, de ne pas seulement se regarder disparaître, mais de porter au surplus la culpabilité de l’échec de la transmission ? Comment se poser en juge devant les réaménagements mentaux et comportementaux qui se mettent alors en place ? Et pourtant, comment ne pas voir comme une folie dans un tel contexte la naissance d’une haine à l’intérieur de soi-même, de son propre corps, contre son semblable, son dernier semblable ? On ne comprend plus, ou du moins on n’ose plus comprendre, comment la tentation de la haine l’emporte sur celle de la survie : et si c’était justement elle qui permettait la survie ?
Car ce qui frappe chez ces deux hommes, c’est d’abord la volonté, l’énergie. L’énergie qu’ils mettent à s’affronter, à s’insulter, à se honnir. L’énergie que chacun met à tenter de conquérir l’attention de Dan, sa compréhension, son aval, et à se rattacher à une forme de tradition, de culture. Le vieux récite ses prières à voix basse, le jeune les chante presque à tue-tête ; le vieux abat un poulet, le jeune en tue un plein tonneau ; le rite est sobre, presque silencieux chez le vieux, le jeune s’étend à n’en plus finir sur sa compétence d’abattage acquise auprès d’un rabbin de Tachkent ; le vieux présente le boulanger local comme son ami, le jeune appelle pour lui l’imam de la mosquée ; le vieux fait visiter à Dan l’ancienne salle de prière de la synagogue dont il détient les clefs, le jeune l’accueille dans sa cuisine. Mais chacun, en miroir, regarde en l’autre ce qu’il pourrait être, ce qu’il est tenté d’être et ce qu’il se refuse de devenir tout en même temps. Il y a comme une unité dans cette synagogue en ébullition qu’on pourrait voir comme un être vivant et dont l’esprit qui l’habite présenterait simultanément deux aspects, deux tendances, deux faces, qui ne se retrouveraient que lors de certaines crises extrêmes : la visite d’un fils, la mort.
Bien sûr, il y a de l’odieux, du monstrueux, de l’abject. Mais beaucoup moins comme une guerre entre ennemis que comme une fracture au sein d’un même esprit dont chaque partie aurait honte et en voudrait à la seconde. Il y a beaucoup plus du conflit intérieur que de l’affrontement étranger. Qu’est-ce que ça change ? Peut-être rien … ou peut-être tout !
Mais comprendre n’est pas tout. Il se trouve que c’est moi, sur mon bout de planète, à l’autre bout du monde, avec mes codes, mon passé, mes émotions, mes références, qui regarde s’étaler cette histoire sur l’écran. Moi qui reçois tout ça dans les yeux, dans le cœur, moi qui réagis, avec mes moyens d’aujourd’hui. Et même si je peux me dire que je pense comprendre quelque chose à leur lutte, à leur conflit, que je suis peut-être capable de le prendre pour ce qu’il est, de « l’accepter », il se trouve aussi que je ne peux m’empêcher de leur en vouloir, à ces deux allumés, de se donner ainsi en spectacle, d’une certaine façon de venir me pourrir le deuil de la disparition d’une Communauté dont pourtant je ne savais même pas deux heures plus tôt qu’elle avait un jour existé. Je leur en veux, à ces spectateurs à côté de moi qui s’esclaffent à chaque pitrerie de l’un ou de l’autre, comme s’ils s’esclaffaient du ridicule de la grimace d’un agonisant qui s’éteint. Et je m’en veux de rester là, fasciné, parfois souriant, parfois au bord des larmes. Je m’en veux par avance, et sans le savoir encore, de ce que je trouverai plus tard dans Le Monde, sous la plume de Jacques Mandelbaum : « le film se contente de montrer deux marionnettes grotesques qui se livrent une guerre féroce, enfonçant ses personnages et exploitant à son avantage leur faiblesse avec une désinvolture qui fait froid dans le dos ». Et je m’en veux aussi de ne presque pas parvenir à y croire, comme l’écrit Dominique Borde dans Le Figaro, quand « ce film pittoresque et drolatique se referme sur un cercueil et sur le paradoxe de ce documentaire tellement incongru et original qu'il ressemble à une fiction ».
Et voilà. Voilà ce qu’il va falloir que je lui raconte, à mon tyran de boss. Qu’est-ce que vous voulez que je fasse avec ça ? Vous me voyez arriver à la Sylvain Etiret Company, et mettre tout ça sous le nez de Tonton Sylvain ? Peut-être bien qu’il aimerait ça, après tout, c’est bien son genre, ce genre de discussion. Mais franchement, j’suis pas d’humeur. Et y’en a pour un moment …
Je crois que je l’ai déjà dit, mais le boss, c’est pas un marrant. Et même quand il a envie de rigoler, Tonton Sylvain, il vous dégote des trucs de derrière les fagots que c’est même plus des fagots, c’est des vraies souches à peine sorties du sol. On croit que c’est comment, la Sylvain Etiret Company ? Un camp de boy-scouts ? J’aimerais vous y voir ! Tiens, là, quand il a repéré ce truc qui n’avait pas 15 jours, sorti à peine le 17 Octobre 2007 pour ne déjà plus passer, sur tout Paris, que dans une seule salle du Quartier Latin, et encore, juste avec une séance en début et une en fin d’après-midi, je me suis dit « Saperlope, je sens que c’est pour moi ». Et ça n’a pas raté, bingo ! J’ai bien sûr eu une vague sensation d’espoir en voyant le titre, « Cabale à Kaboul ». Ca sentait un peu le James Bond ou le OSS 117, un titre comme ça. Un genre de « Malko dans les Balkans » ou une bluette apparentée. Remarquez, une production franco-belge avec un roumain à la réalisation, j’aurais dû me douter … mais bon, pas d’a priori, à cœur vaillant rien d’impossible, il parait. Et puis après tout, peut-être qu’il avait reçu la grâce dans la nuit, le boss. Peut-être qu’enfin il pouvait m’envoyer sur un remake de l’inoubliable « Roro roi des merguez ». Va te faire voir, ouais ! Si je m’étais attendu à ça ! J’ai pourtant une certaine pratique de l’animal, mais là ! Comment j’aurais pu m’attendre à ça ? Vous pouvez me dire, un peu ? … Mais comment vous pourriez, je ne vous ai pas encore raconté ?! Ok, voilà l’affaire.
Isaac Levy et Zebulon Simantov sont les deux derniers juifs d’Afghanistan après la traversée à la fois de l’occupation soviétique et du régime des talibans. Ils vivent dans l’ancienne synagogue de Kaboul, autour d’une cour fermée, Isaac au rez-de-chaussée, Zebulon à l’étage. Mais dans ce cadre a priori hostile où on s’attendrait à trouver une connivence solidaire, c’est une haine mutuelle et tenace qui anime les deux hommes. Le réalisateur, Dan Alexe, tient la caméra et interview alternativement les deux hommes, les suit dans leurs journées, discute avec eux un peu à la mode de Michael Moore, mais dans leur langue qu’il maîtrise apparemment parfaitement et sans jamais apparaître à l’image.
On pourrait bien sûr en rester là quant à la présentation du film, et préserver la surprise du spectateur. Mais que comprendrait-il à cette histoire qui n’en est pas une, qui filme les protagonistes réels, dans le mystère de leurs comportements, de leurs antagonismes, de leur folie. Comment comprendrait-il l’absurdité, le non-sens, et l’humanité-même d’une haine aux allures de danse sur un volcan, aveugle plus qu’indifférente au destin d’un monde qui n’est plus que l’arrière-fond distant de sa propre circulation ? Non, impossible de ne pas décrire plus avant les aventures de ces personnages. D’ailleurs, cette description ne pourra elle-même être autre chose qu’une simple toile de fond tant la densité des vécus est loin de ce que les images et les actes peuvent montrer, tant elle est entre les lignes, entre les images, entre les mots qui ne font que l’effleurer.
On découvre d’abord Isaac, la soixantaine qui en parait 80, rabougri, voûté, la barbe longue et blanche, vivant de peu, le plus souvent assis à même le sol de sa chambre vétuste, priant en lisant une vieille bible déchirée. Il tire ses ressources de clients venant parfois de loin lui acheter des amulettes et ses talents de guérisseur, auxquels il répond invariablement par le même traitement, la combustion ritualisée d’un bout de papier roulé façon cigarette après y avoir inscrit quelque mystérieuse formule et l’avoir rempli de sel avant d’en faire circuler la fumée autour du patient. Il ronchonne sans cesse, Isaac, s’emporte facilement, s’agace vite, mais se veut aussi ami avec tous les habitants du quartier, même si, une fois à l’écart, il dit ne pas être dupe de cette fausse amitié dont il doit jouer la comédie pour sa propre protection.
De son côté, Zebulon, la quarantaine bien mise, rasé de frais, lunettes sur le nez, tête nue, mangeant et priant assis à sa table pendant que la télévision ronronne, déborde d’activités. Il cuisine des quantités industrielles de poulets et de dindons qu’il négocie au marché et abat lui-même dans la cour, dans le respect du rituel rabbinique dont il est fier de se proclamer diplômé. Il fabrique, dans de grands fûts en plastique, une piquette à base de raisins plus ou moins secs achetés au souk et qu’il vend au voisinage. Il a manifestement des aides qu’on aperçoit épisodiquement.
Isaac et Zebulon ne s’adressent quasiment pas la parole si ce n’est pour s’invectiver à distance, se couvrant d’insultes plus ou moins fleuries. Chacun tente de s’attacher pour lui seul l’intérêt de Dan, jalousant et dénigrant l’intérêt de filmer l’autre. Isaac ébauche bien quelques tentatives de dialogue, voire d’invitation à dîner, mais qui restent repoussées plus ou moins vertement par Zebulon.
Chacun tente d’expliquer à Dan les méfaits de l’autre sur lesquels se nourrit cette haine. Chacun raconte la dénonciation aux talibans dont il aurait fait l’objet de la part de son voisin, les sévices qui en ont suivi, les vols qu’il attribue à l’autre. Zebulon, à l’appui de ses dires, présente même Dan à un imam de la mosquée voisine qui raconte comment Isaac se serait converti à l’Islam sous les talibans, dupant les musulmans du quartier, avant de revenir ultérieurement au Judaïsme que Zebulon n’aurait pour sa part jamais abjuré. D’où le surnom de Mollah Isaac qui lui est encore parfois attribué, et les insultes de « goy », voire de « triple goy » que lui adresse Zebulon lors de leurs disputes. De fait, on entend Isaac, au détour de l’abattage d’un poulet, laisser échapper un « Allah akhbar » presque murmuré. Car Isaac abat aussi lui-même la volaille qu’il achète. Mais chez lui, l’opération, quoique s’effectuant selon le même code rituel, ne parvient pas à prendre un tour industriel : là où Zebulon égorgeait un plein baril de poules et de dindons, avec l’aide d’un assistant tant la tâche était abondante, Isaac ne peut s’offrir que deux poulets, dont un qui parvient finalement à s’échapper, qu’il traite seul, presque piteusement.
Mais les reproches ne s’arrêtent pas là. Chacun se dispute la sauvegarde du carré juif du cimetière. Zebulon vilipende les œuvres d’Isaac qui aurait fait détruire toutes les pierres tombales pour transformer l’enclos en potager. Isaac ne supporte pas la collusion entre Zebulon et le la famille musulmane gardienne du cimetière dont il s’est attaché les services pour ses affaires viticoles.
Aucun des deux ne s’étend sur le parcours qui les a conduits à se retrouver depuis une dizaine d’années dans ce tête-à-tête délétère. Où sont les autres membres de la Communauté, dans quelles conditions ont-ils quitté le pays pour les quatre coins du monde, où sont leurs propres familles, dans quelles conditions s’en sont-ils trouvés séparés, pourquoi ces deux là sont-ils restés quand les autres sont partis ? Tout au plus apprend-on que la femme et les enfants d’Isaac vivent en Israël quand il reçoit de son fils aîné sa première lettre en cinq ans. Une lettre qu’il est fier de tendre à Dan pour la décacheter et la lui lire. Mais une lettre dont la lecture fait virer devant la caméra le plaisir en dépit puis en colère à mesure que les mots, après une brèves introduction donnant quelques nouvelles, glissent vers plaintes financières et demandes d’argent. D’ailleurs, un peu plus tard, l’arrivée inattendue du fils d’Isaac en provenance d’Israël, élégant en jean et chemisette, caméscope à la main, jette incompréhension, froid, et dépit révolté quand il refuse de rencontrer son père tant que la caméra est présente. C’est d’ailleurs la seule fois où Zebulon sort de sa posture d’antagonisme en tentant brièvement de calmer le fils et d’apaiser la tension.
Isaac aussi est capable de ces rares moments d’oubli de la situation de tension. Quand Dan lui demande de retourner une séquence avec lui au cimetière, séquence qu’ils avaient déjà réalisée un an plus tôt, il doit avouer que lors d’un retour en Europe, il s’est fait voler tout son matériel ainsi que les bobines déjà tournées, qu’il a malgré tout décidé de reprendre l’intégralité du tournage après avoir traversé une période de dépression qui l’a conduit à l’alcoolisme. Et durant cet aveu, le regard d’Isaac change. De plaintif logorrhéique, il devient écoutant silencieux et compatissant, regardant Dan dans les yeux que la caméra ne peut filmer, père ou grand-père capable de tout entendre et de tout prendre sur ses épaules. Un silence de quelques secondes se fait durant lequel l’émotion est palpable. Un silence qui s’achève soudainement lorsque Isaac reprend paisiblement la parole avec cet humour juif qu’on croyait si propre au yiddish : « Et tu m’en a apporté une bouteille ? ».
Mais ces moments de paix sont rares et intimes, et la brouille devenue avec le temps si naturelle à chacun reprend vite le dessus. Le temps passe ainsi, émaillé des mêmes invectives, des mêmes chamailleries, des mêmes rancunes. Jusqu’à un matin d’hiver enneigé où, ne voyant pas Isaac sortir, Zebulon va ouvrir sa porte et le découvre mort avant d’alerter les voisins, mais aussi la Croix-Rouge afin qu’elle se charge d’organiser le transfert du corps pour son inhumation en Israël. Demeurant seul membre d’une Communauté qui cesse alors d’en être une, ne pouvant cependant subitement radicalement changer de posture, il ne peut s’empêcher d’expliquer à Dan les dernières heures, pitoyables et solitaires, de son voisin qui finalement avait bien cherché le sort qui l’a emporté.
Dan Alexe, journaliste indépendant, diplômé d’anthropologie et en cours de doctorat à l’Ecole de Hautes Etudes en Sciences Sociales, n’en est pas à son premier documentaire. Il s’est même spécialisé dans une technique d’immersion le faisant vivre auprès des gens qu’il filme durant plusieurs mois après avoir appris la langue locale afin de lui permettre une prise directe avec son sujet. Réputé maîtriser 13 langues, il s’est plus particulièrement spécialisé dans l’étude de communautés en lien avec l’islam.
Comment a-t-il eu vent de cette histoire étonnante ? En tout cas, la presse américaine s’en était en son temps fait l’écho, avec un premier article dans le New York Times du 18 Janvier 2002 (Kabul Journal; 2 Jews Outlast Taliban. Maybe Not Each Other, par Mark Landler) qui décrivait une situation quasiment superposable à celle mise sur pellicule. La lecture de l’article est hallucinante tant elle donne l’impression de déjà présenter le script du film. La fin du film, avec la mort d’Isaac Levy, fait de plus l’objet d’un entrefilet dans le même journal en date du 27 Janvier 2005 (Kabul Jew On His Own). L’histoire avait à ce point marqué les esprits qu’une pièce de théâtre, ''The Last Two Jews of Kabul'' de Josh Greenfeld, avait été produite sur cette base à New York en Mars 2003 (Want to Debate This War? Who Needs a War to Argue? Par Neil Genzlinger ; New York Times en date du 11 Mars 2003) On apprend en particulier par l’article de 2002 que la synagogue a été édifiée en 1966, la précédente ayant été détruite pour céder le passage à la construction d’une route. Après une première vague d’émigration à la création de l’état d’Israël, puis une seconde au début des années 90 durant la guerre contre l’occupation soviétique, il ne restait plus que 5 familles juives à Kaboul en 1996, à l’arrivée des talibans. Tous deux natifs d’Herat, dans l’ouest du pays et lieu de la plus ancienne implantation juive en Afghanistan, Isaac Levy semble avoir vécu dans la synagogue depuis son édification, tandis que Zebulon Simantov l’y aurait rejoint vers 1992. Leur dispute, avec dénonciation mutuelle, les a effectivement conduit à un emprisonnement par les talibans en 1998 et a précipité le saccage de la synagogue.
Techniquement, le film n’a aucun brio particulier. Il est essentiellement marqué par le côté artisanal imposé par les conditions de tournage et les moyens réduits, avec une équipe technique plus que minimale, le réalisateur étant tout à la fois interviewer, caméraman, ingénieur du son, … Les images sont sautées, tremblées, floues, avec des angles improbables de plongée ou de contre-plongée. Il n’y a quasiment pas de voix off ou de commentaire si ce n’est la voix du réalisateur qui participe aux conversations. Le découpage est naturaliste, essentiellement chronologique, avec apparemment assez peu de volonté de traiter la situation par thèmes ou par questions. Les conversations se suivent, se recoupent selon les circonstances. Loin de troubler la compréhension, le spectateur profite simplement de ces boucles comme autant de pauses permettant aux choses de décanter avant d’y revenir un peu plus tard.
Mais naturellement, les qualités ou imperfections techniques du film sont de très loin la moindre des préoccupations. Le sujet n’est pas là. Le sujet est dans cette espèce de folie furieuse qui conduit deux hommes au bord de l’abîme à faire un pas en avant. Il y a quelque chose d’incompréhensible et de fascinant dans cette histoire, pas au niveau des faits, mais au niveau des ressorts qui les fond vivre.
Il y a d’abord une plongée dans un monde musulman traditionnel et dans le statut de dimhi qu’il réserve aux juifs - et aux chrétiens, mais ce n’est pas le sujet du film -, statut de peuple du Livre envers lequel le Coran impose un certain niveau de tolérance. Comment expliquer autrement la persistance d’une « Communauté » et d’un lieu de culte, pourvu qu’il soit discret, en pleine tourmente intégriste talibane ? Evidemment, cela n’évite pas les brimades, les humiliations, les confiscations d’objets rituels, les regards en coin, la suspicion, les paroxysmes d’une hostilité latente. Mais cela évite le pire. Et cela permet, à qui accepte de s’adapter à cette discrétion imposée, une certaine liberté inattendue pour nos regards occidentaux simplifiants. Une liberté qui n’est certes pas exempte de crainte, de tentations d’apostasie, même si elle est refusée et raillée par le clerc musulman local. Une tentation qui n’est pas sans évoquer la démarche des marranes ou des « conversos » de l’époque chrétienne de l’inquisition espagnole, avec ses doutes, ses peurs, sa bonne foi parfois. Quand « Mollah Isaac » laisse en privé échapper un « Allah akhbar » à peine audible, il y a quelque chose de profondément touchant et honnête dans la recherche d’une possibilité de survie au prix de compromis réels et devenant naturels entre deux fois parentes.
Il y a ensuite cette situation de fin du monde, de fin d’un monde, cette posture de dernier des Mohicans, de derniers représentants d’une espèce en voie d’extinction, avec cette certitude qu’après eux cet ancien monde aura définitivement vécu. Comment peut-on imaginer la douleur de se sentir le dernier représentant de quelque chose, le dernier porteur d’une chandelle qui, après être passée de générations en générations, s’éteindra avec soi ? Le drame de ne pas seulement mourir pour soi-même, mais d’emporter avec soi toute une histoire, une lignée, un espoir, une pensée, de ne pas seulement se regarder disparaître, mais de porter au surplus la culpabilité de l’échec de la transmission ? Comment se poser en juge devant les réaménagements mentaux et comportementaux qui se mettent alors en place ? Et pourtant, comment ne pas voir comme une folie dans un tel contexte la naissance d’une haine à l’intérieur de soi-même, de son propre corps, contre son semblable, son dernier semblable ? On ne comprend plus, ou du moins on n’ose plus comprendre, comment la tentation de la haine l’emporte sur celle de la survie : et si c’était justement elle qui permettait la survie ?
Car ce qui frappe chez ces deux hommes, c’est d’abord la volonté, l’énergie. L’énergie qu’ils mettent à s’affronter, à s’insulter, à se honnir. L’énergie que chacun met à tenter de conquérir l’attention de Dan, sa compréhension, son aval, et à se rattacher à une forme de tradition, de culture. Le vieux récite ses prières à voix basse, le jeune les chante presque à tue-tête ; le vieux abat un poulet, le jeune en tue un plein tonneau ; le rite est sobre, presque silencieux chez le vieux, le jeune s’étend à n’en plus finir sur sa compétence d’abattage acquise auprès d’un rabbin de Tachkent ; le vieux présente le boulanger local comme son ami, le jeune appelle pour lui l’imam de la mosquée ; le vieux fait visiter à Dan l’ancienne salle de prière de la synagogue dont il détient les clefs, le jeune l’accueille dans sa cuisine. Mais chacun, en miroir, regarde en l’autre ce qu’il pourrait être, ce qu’il est tenté d’être et ce qu’il se refuse de devenir tout en même temps. Il y a comme une unité dans cette synagogue en ébullition qu’on pourrait voir comme un être vivant et dont l’esprit qui l’habite présenterait simultanément deux aspects, deux tendances, deux faces, qui ne se retrouveraient que lors de certaines crises extrêmes : la visite d’un fils, la mort.
Bien sûr, il y a de l’odieux, du monstrueux, de l’abject. Mais beaucoup moins comme une guerre entre ennemis que comme une fracture au sein d’un même esprit dont chaque partie aurait honte et en voudrait à la seconde. Il y a beaucoup plus du conflit intérieur que de l’affrontement étranger. Qu’est-ce que ça change ? Peut-être rien … ou peut-être tout !
Mais comprendre n’est pas tout. Il se trouve que c’est moi, sur mon bout de planète, à l’autre bout du monde, avec mes codes, mon passé, mes émotions, mes références, qui regarde s’étaler cette histoire sur l’écran. Moi qui reçois tout ça dans les yeux, dans le cœur, moi qui réagis, avec mes moyens d’aujourd’hui. Et même si je peux me dire que je pense comprendre quelque chose à leur lutte, à leur conflit, que je suis peut-être capable de le prendre pour ce qu’il est, de « l’accepter », il se trouve aussi que je ne peux m’empêcher de leur en vouloir, à ces deux allumés, de se donner ainsi en spectacle, d’une certaine façon de venir me pourrir le deuil de la disparition d’une Communauté dont pourtant je ne savais même pas deux heures plus tôt qu’elle avait un jour existé. Je leur en veux, à ces spectateurs à côté de moi qui s’esclaffent à chaque pitrerie de l’un ou de l’autre, comme s’ils s’esclaffaient du ridicule de la grimace d’un agonisant qui s’éteint. Et je m’en veux de rester là, fasciné, parfois souriant, parfois au bord des larmes. Je m’en veux par avance, et sans le savoir encore, de ce que je trouverai plus tard dans Le Monde, sous la plume de Jacques Mandelbaum : « le film se contente de montrer deux marionnettes grotesques qui se livrent une guerre féroce, enfonçant ses personnages et exploitant à son avantage leur faiblesse avec une désinvolture qui fait froid dans le dos ». Et je m’en veux aussi de ne presque pas parvenir à y croire, comme l’écrit Dominique Borde dans Le Figaro, quand « ce film pittoresque et drolatique se referme sur un cercueil et sur le paradoxe de ce documentaire tellement incongru et original qu'il ressemble à une fiction ».
Et voilà. Voilà ce qu’il va falloir que je lui raconte, à mon tyran de boss. Qu’est-ce que vous voulez que je fasse avec ça ? Vous me voyez arriver à la Sylvain Etiret Company, et mettre tout ça sous le nez de Tonton Sylvain ? Peut-être bien qu’il aimerait ça, après tout, c’est bien son genre, ce genre de discussion. Mais franchement, j’suis pas d’humeur. Et y’en a pour un moment …
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