Fusion dans l’instant
Un petit tour au Festival du Film Brésilien, à Paris, en Mai 2008. Une programmation pour les rebelles ou les laissés pour compte des festivités cannoises, le festival débutant une semaine avant celui de Cannes et se terminant en même temps que lui. Pas moyen de suivre les deux, donc, sauf la première semaine. Alors, puisqu’on est à Paris et que le temps s’y prête, pourquoi pas se faire une toile tropicale, pour se changer les idées ? Le film de ce soir n’a pas un titre délirant de ludisme, mais allez savoir, un titre c’est souvent trompeur. « Incuraveis » (Incurables, en bon français), de 2005 et d’un certain Gustavo Acioli, plus connu jusque là pour ses courts-métrages. Le sujet est l’adaptation d’une pièce de Marcelo Pedreiras. De l’aveu même du réalisateur, devant la difficulté de l’adaptation, il s’agit même d’une sorte de puzzle imbriquant des tronçons de dialogues de deux pièces différentes de Pedreira. Le casting ne donne pas dans la démesure, avec trois acteurs en tout. Deux qui occupent l’écran la plupart du temps, Fernando Eiras et Dira Paes, et un qui ne fait que le traverser, un vieil homme à l’identité introuvable.
L’histoire n’a rien de très original : un homme dépressif et une prostituée au grand cœur passent ensemble une nuit, racontée dans le huis clos de la chambre à coucher, au cours de laquelle chacun fait un pas vers l’autre, et dont chacun sort changé.
Entrons un peu plus dans le détail. Un homme seul (Fernando Eiras), dans un bar, se fait aborder par une prostituée (Dira Paes). Il lui demande son prix et augmente le tarif pour qu’elle accepte de consacrer la nuit à simplement l’écouter. Ils montent dans sa chambre à elle. Elle, ne croyant qu’à moitié dans le projet de discussion nocturne se prépare comme pour son ouvrage ordinaire, fait quelques ablutions et s’apprête pour son office. Lui, restant sur son idée, commence à expliquer son état d’esprit et son humeur au suicide, preuve à l’appui par un pistolet qu’il sort de la poche de son costume. Manifestement rodée à ce genre de surprise, elle ne se laisse pas impressionner et poursuit son numéro de charme. A force d’obstination, elle parvient à engager un dialogue par lequel chacun commence à se raconter tandis que le contact physique s’établit et se renforce au cours de la nuit. Les corps à corps de plus en plus directs sont entrecoupés de moments de discussion parfois légère et parfois tendue. Il y est notamment question d’un voisin de la femme, un vieux photographe spécialiste du polaroïd qu’elle a parfois accepté comme client. Le vieillard sera d’ailleurs le seul personnage secondaire de l’histoire quand l’homme le croisera sur le palier ou lorsqu’il en recevra quelques polaroïds. La nuit s’achève et chacun reprend sa route, laissant l’homme déstabilisé entre son ancien désir de suicide et son sentiment nouveau pour cette femme de rencontre. Peu après, l’homme est à nouveau attablé au bar, abattu par l’ivresse, quand survient la femme qui renoue le lien en parodiant leur première rencontre.
Alors, c’est plus parlant avec les détails ? Quelles que soient les qualités et les défauts du film, il faut dire que pour qui ne s’intéresse pas vraiment aux méandres de la psychologie, l’histoire peut paraître aride. On peut bien sûr se divertir quelques instants du physique de la dame qui se dévoile volontiers et n’hésite pas sur les postures suggestives. Tout ça n’a rien de désagréable, certes, pour qui est sensible à cet aspect des choses, mais fait un peu court pour maintenir l’attention jusqu’au bout de la projection. D’autant que l’image et la lumière sont à ce point travaillées, tout dans le jaune et la pénombre, que l’essentiel reste dans un semi non-vu à l’esthétique réussie mais au torride plus suggéré qu’ouvertement montré. Non, dans cette débauche de jeux de chair et de paroles, c’est ce qui se passe sous le cuir chevelu des protagonistes qui fait sujet pour qui s’y intéresse.
Et de ce point de vue, le « voyage sous un crâne » s’amuse à trainailler en chemin, à s’attarder dans diverses directions, sur des autoroutes comme sur des chemins de traverse. Le dialogue entre le parcours de la chair et celui de la parole, l’intrication de leurs arguments, les nœuds et leurs dénouements parfois doux et sereins et parfois agités et sauvages, sont comme les briques de l’édifice. La dispute entre Eros et Thanatos, la tension entre pulsion de vie et pulsion de mort, la lutte entre désespoir et envie (qu’un psychanalyste amateur écrirait volontiers ici en-vie), font le mortier qui permet aux briques de se solidariser dans l’érection de la battisse de cette histoire. La perception du temps, linéaire conduisant vers la mort pour l’un, circulaire et sans cesse renaissant pour l’autre, le souci de demain contre le plaisir et l’insouciance du présent, renforcent le dit mortier en un ciment qui fait tenir ensemble toute cette maçonnerie. Et au travers du film, le difficile trajet de chacun des personnages vers l’autre, venant de points de départ aussi opposés pour s’accepter mutuellement progressivement, par bribes au début, puis par pans entiers, jusqu’à se confondre en point de rencontre où la détresse de l’un se noie dans la vitalité de l’autre qui prend lui-même conscience de leur commune fragilité, se regarde alors comme la force qui mêle tous les ingrédients et permet à l’édifice de se monter à partir de matériaux épars.
Nombre de passages, de gestes, de situations, de discours, sont ainsi proprement codés et symboliques, marqués par un léger sur-jeu à la théâtralité transparente. Les ablutions de la dame qui se vide la vessie avant de se remplir de la rencontre de l’homme ; le passage sous la pluie de l’homme se penchant par la fenêtre comme on prend une douche effaçant toute pollution d’un passé dès lors révolu ; la présence du polaroïd comme signature de l’importance de l’instant sans souci d’un quelconque avenir ; la découverte au réveil par l’homme nu de l’installation de son costume à côté de lui, chemise fermée dans la veste étalée comme la coque vide du passé ; le jeux des corps, d’abord habillés comme en représentation de costume et de robe du soir, se dévêtissant progressivement puis se superposant une fois atteinte la nudité essentielle, avant de se revêtir de nouveaux oripeaux indistincts, comme forme extérieure de l’indistinction ultime ; le dialogue répété à plusieurs endroits du film en inversant les discours des personnages, comme entremêlement et fusion des personnages en un intermédiaire unique , … Le réalisateur a beau prétendre que son propos n’était pas de construire un message réfléchi mais d’élaborer un langage purement cinématographique, on perçoit bien tout ce que l’ensemble de la construction constitue de références à un mouvement psychologique ciselé dans les moindres détails, analysé de bout en bout.
Et c’est en cela, et en cela seulement, dans l’impossibilité des êtres à effacer par eux-mêmes les tourments de leur âme, par la seule option qu’ils ont de pouvoir guérir par la fusion et la renaissance en un être nouveau, différent, donc tout autre, que le titre du film prend sens : incurables. Car il n’est effectivement pas question de guérison. Tout juste de dépassement, de mort à son passé, et de renaissance à un présent inattendu et presque indifférent à son futur. Transformation et non guérison. Incurables, donc.
Un petit tour au Festival du Film Brésilien, à Paris, en Mai 2008. Une programmation pour les rebelles ou les laissés pour compte des festivités cannoises, le festival débutant une semaine avant celui de Cannes et se terminant en même temps que lui. Pas moyen de suivre les deux, donc, sauf la première semaine. Alors, puisqu’on est à Paris et que le temps s’y prête, pourquoi pas se faire une toile tropicale, pour se changer les idées ? Le film de ce soir n’a pas un titre délirant de ludisme, mais allez savoir, un titre c’est souvent trompeur. « Incuraveis » (Incurables, en bon français), de 2005 et d’un certain Gustavo Acioli, plus connu jusque là pour ses courts-métrages. Le sujet est l’adaptation d’une pièce de Marcelo Pedreiras. De l’aveu même du réalisateur, devant la difficulté de l’adaptation, il s’agit même d’une sorte de puzzle imbriquant des tronçons de dialogues de deux pièces différentes de Pedreira. Le casting ne donne pas dans la démesure, avec trois acteurs en tout. Deux qui occupent l’écran la plupart du temps, Fernando Eiras et Dira Paes, et un qui ne fait que le traverser, un vieil homme à l’identité introuvable.
L’histoire n’a rien de très original : un homme dépressif et une prostituée au grand cœur passent ensemble une nuit, racontée dans le huis clos de la chambre à coucher, au cours de laquelle chacun fait un pas vers l’autre, et dont chacun sort changé.
Entrons un peu plus dans le détail. Un homme seul (Fernando Eiras), dans un bar, se fait aborder par une prostituée (Dira Paes). Il lui demande son prix et augmente le tarif pour qu’elle accepte de consacrer la nuit à simplement l’écouter. Ils montent dans sa chambre à elle. Elle, ne croyant qu’à moitié dans le projet de discussion nocturne se prépare comme pour son ouvrage ordinaire, fait quelques ablutions et s’apprête pour son office. Lui, restant sur son idée, commence à expliquer son état d’esprit et son humeur au suicide, preuve à l’appui par un pistolet qu’il sort de la poche de son costume. Manifestement rodée à ce genre de surprise, elle ne se laisse pas impressionner et poursuit son numéro de charme. A force d’obstination, elle parvient à engager un dialogue par lequel chacun commence à se raconter tandis que le contact physique s’établit et se renforce au cours de la nuit. Les corps à corps de plus en plus directs sont entrecoupés de moments de discussion parfois légère et parfois tendue. Il y est notamment question d’un voisin de la femme, un vieux photographe spécialiste du polaroïd qu’elle a parfois accepté comme client. Le vieillard sera d’ailleurs le seul personnage secondaire de l’histoire quand l’homme le croisera sur le palier ou lorsqu’il en recevra quelques polaroïds. La nuit s’achève et chacun reprend sa route, laissant l’homme déstabilisé entre son ancien désir de suicide et son sentiment nouveau pour cette femme de rencontre. Peu après, l’homme est à nouveau attablé au bar, abattu par l’ivresse, quand survient la femme qui renoue le lien en parodiant leur première rencontre.
Alors, c’est plus parlant avec les détails ? Quelles que soient les qualités et les défauts du film, il faut dire que pour qui ne s’intéresse pas vraiment aux méandres de la psychologie, l’histoire peut paraître aride. On peut bien sûr se divertir quelques instants du physique de la dame qui se dévoile volontiers et n’hésite pas sur les postures suggestives. Tout ça n’a rien de désagréable, certes, pour qui est sensible à cet aspect des choses, mais fait un peu court pour maintenir l’attention jusqu’au bout de la projection. D’autant que l’image et la lumière sont à ce point travaillées, tout dans le jaune et la pénombre, que l’essentiel reste dans un semi non-vu à l’esthétique réussie mais au torride plus suggéré qu’ouvertement montré. Non, dans cette débauche de jeux de chair et de paroles, c’est ce qui se passe sous le cuir chevelu des protagonistes qui fait sujet pour qui s’y intéresse.
Et de ce point de vue, le « voyage sous un crâne » s’amuse à trainailler en chemin, à s’attarder dans diverses directions, sur des autoroutes comme sur des chemins de traverse. Le dialogue entre le parcours de la chair et celui de la parole, l’intrication de leurs arguments, les nœuds et leurs dénouements parfois doux et sereins et parfois agités et sauvages, sont comme les briques de l’édifice. La dispute entre Eros et Thanatos, la tension entre pulsion de vie et pulsion de mort, la lutte entre désespoir et envie (qu’un psychanalyste amateur écrirait volontiers ici en-vie), font le mortier qui permet aux briques de se solidariser dans l’érection de la battisse de cette histoire. La perception du temps, linéaire conduisant vers la mort pour l’un, circulaire et sans cesse renaissant pour l’autre, le souci de demain contre le plaisir et l’insouciance du présent, renforcent le dit mortier en un ciment qui fait tenir ensemble toute cette maçonnerie. Et au travers du film, le difficile trajet de chacun des personnages vers l’autre, venant de points de départ aussi opposés pour s’accepter mutuellement progressivement, par bribes au début, puis par pans entiers, jusqu’à se confondre en point de rencontre où la détresse de l’un se noie dans la vitalité de l’autre qui prend lui-même conscience de leur commune fragilité, se regarde alors comme la force qui mêle tous les ingrédients et permet à l’édifice de se monter à partir de matériaux épars.
Nombre de passages, de gestes, de situations, de discours, sont ainsi proprement codés et symboliques, marqués par un léger sur-jeu à la théâtralité transparente. Les ablutions de la dame qui se vide la vessie avant de se remplir de la rencontre de l’homme ; le passage sous la pluie de l’homme se penchant par la fenêtre comme on prend une douche effaçant toute pollution d’un passé dès lors révolu ; la présence du polaroïd comme signature de l’importance de l’instant sans souci d’un quelconque avenir ; la découverte au réveil par l’homme nu de l’installation de son costume à côté de lui, chemise fermée dans la veste étalée comme la coque vide du passé ; le jeux des corps, d’abord habillés comme en représentation de costume et de robe du soir, se dévêtissant progressivement puis se superposant une fois atteinte la nudité essentielle, avant de se revêtir de nouveaux oripeaux indistincts, comme forme extérieure de l’indistinction ultime ; le dialogue répété à plusieurs endroits du film en inversant les discours des personnages, comme entremêlement et fusion des personnages en un intermédiaire unique , … Le réalisateur a beau prétendre que son propos n’était pas de construire un message réfléchi mais d’élaborer un langage purement cinématographique, on perçoit bien tout ce que l’ensemble de la construction constitue de références à un mouvement psychologique ciselé dans les moindres détails, analysé de bout en bout.
Et c’est en cela, et en cela seulement, dans l’impossibilité des êtres à effacer par eux-mêmes les tourments de leur âme, par la seule option qu’ils ont de pouvoir guérir par la fusion et la renaissance en un être nouveau, différent, donc tout autre, que le titre du film prend sens : incurables. Car il n’est effectivement pas question de guérison. Tout juste de dépassement, de mort à son passé, et de renaissance à un présent inattendu et presque indifférent à son futur. Transformation et non guérison. Incurables, donc.
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