Le gai pirate
Champs Elysées. Avant première française de Pirates des Caraïbes – Le Secret du Coffre Maudit, de Gore Verbinski. Pas facile d’accéder, au lendemain de la victoire de l’équipe de France en demi-finale de la coupe du monde de foot : des flics comme s’il en pleuvait, des cars de CRS en haute densité, une circulation démoniaque. Mais bon, Johnny Depp en live, ça se mérite, non ? Et puis voir le film tant attendu des fans près de 5 semaines avant tout le monde, ça vaut bien un petit effort … Et tout ça pour quoi ?
L’histoire se déroule aux environs du 17ème siècle, aux Caraïbes, entre la tutelle anglaise et l’anarchie des pirates qui infestent la zone. Elizabeth (Keira Knightley), la fille du Gouverneur Swann (Jonathan Pryce), est sous les verrous. Elle reçoit la visite de son père et de Will Turner (Orlando Bloom), son fiancé, artisan forgeron, qui tente de la réconforter à travers la lourde grille de sa geôle. C’est qu’Elizabeth est retenue comme otage par Cutler Beckett (Tom Hollander), le représentant de la Compagnie des Indes Orientales, pour obliger Will à poursuivre le Capitaine Jack Sparrow (Johnny Depp), pirate de son état, et lui soutirer une boussole étrange, moyen apparemment indispensable pour atteindre un trésor caché. Un second instrument de cette quête est un parchemin portant dessin d’une clé et que Beckett remet à Will. Soumis à ce chantage, Will part à la recherche de Jack et retrouve son galion, échoué sur une île isolée dont les autochtones cannibales retiennent Jack et son équipage. Jack fait office de dieu pour les sauvages qui s’apprêtent à le libérer de son enveloppe charnelle en la dévorant, tandis que l’équipage, bientôt rejoint par Will également capturé, est maintenu sous bonne garde.
Le repas rituel est interrompu in extremis par l’évasion des prisonniers qui récupèrent le navire en compagnie de Will. Jack négocie la boussole contre l’aide de Will lors de l’exploration d’un navire échoué. Mais Will est alors capturé par le Capitaine Davy Jones (Bill Nighy), capitaine pirate légendaire du Flying Dutchman, soumis avec son équipage à un sort les condamnant à voguer éternellement en se transformant progressivement en hommes-poissons. On apprend alors d’une part que Sparrow est lié à Jones par la dette de son âme pour prix de l’aide de Jones dans la prise de possession de son navire, le Black Pearl, que cette dette peut être levée si Sparrow apporte 100 âmes en échange alors que Will est gardé en otage par Jones, et d’autre part que Jones détient la clé figurant sur le parchemin, clé ouvrant un coffre caché qui contient le cœur encore vivant qu’il s’est lui-même ôté à la suite de la trahison de sa belle. La quête de Sparrow s’éclaire enfin : dérober la clé, retrouver le coffre (et la boussole magique a ce pouvoir), détruire Jones en détruisant son cœur, et se libérer ainsi de sa dette. Quant à lui, Will découvre que son père, Bootstrap Bill (Stellan Skarsgård), autrefois porté disparu, est en fait une des âmes damnées composant l’équipage de Jones. L’aide de son père lui permettra d’échapper à l’emprise de Jones et de rejoindre Sparrow, pour poursuivre sa propre quête : rapporter le contenu du coffre à Beckett en prix de la libération d’Elizabeth. De son côté, Elizabeth parvient elle-même à s’échapper et part à la recherche de Will.
L’ensemble est traité sur un ton de comédie épique et de surnaturel baigné de sortilèges, de morts-vivants, de monstres marins. On retrouve l’essentiel des personnages du premier épisode, tant dans les rôles clés (Sparrow - le pirate décalé -, Will Turner - le fiancé forgeron d’Elizabeth - , Elizabeth - la belle - , Norrington (Jack Davenport) - le prétendant éconduit -, Swann - le Gouverneur -) que dans des rôles anecdotiques ou secondaires (Gibbs (Kevin McNally) - le second de Sparrow -, Pintel (Lee Arenberg) et Ragetti (Mackenzie Crook) - deux pirates maladroits -). Les situations et les propos font écho à l’envie à de multiples aspects de l’épisode 1, certaines scènes reprenant volontairement des scènes du premier opus (un chandelier mural restant dans la main d’un visiteur maladroit, les péripéties de l’oeil de bois de Ragetti, …). Le rythme est enlevé, soutenu tout au long du film. L’humour est permanent, avec des répliques décalées, des loufoqueries diverses, le duo Ragetti – Pintel intervenant à la manière des petites souris en bas des images des bandes dessinées de Gotlieb. Le sujet de l’intrigue lui-même repose sur une plaisanterie : Dead Man’s Chest (sous-titre anglais) tient sur le simple jeu de mot de « chest » signifiant en anglais à la fois coffre et poitrine. Les effets spéciaux sont remarquables, en particulier les personnages de Jones et de son équipage présentant un aspect plus que réaliste. On se paie même le luxe de revenir ponctuellement à une technique démodée d’effets spéciaux, une caméra étant manifestement placée dans un angle inattendu lors de la scène de combat sur et dans une roue de moulin à eau.
Tout cela est bel et bon. Mais d’où vient alors cette impression curieuse de quelque chose qui cloche ?
Pour qui a tété le lait de la flibusterie aux mamelles des aventures d’Errol Flynn, de Stewart Granger et de Burt Lancaster, le contraste ne peut laisser indifférent. Bien sûr, Elizabeth est belle à tomber et sait manier le sabre d’abordage comme on pouvait s’y attendre. Will Turner alterne sans anicroche les poses enamourées de jeune premier et les postures de fière témérité.
Norrington porte l’uniforme coloré de la marine anglaise comme s’il avait toujours été ainsi vêtu.
Mais que peut bien apporter l’interprétation de Johnny Depp d’un pirate maniéré aux allures tantôt efféminée, tantôt à moitié ivre ? C’est justement ce parti pris qui lui valut tant d’éloges à la sortie du premier épisode. Performance d’acteur ? Certes. Mais dans quel but ? Mystère ! Pour apporter quoi ? Mystère ! Pour imiter les attitudes de Keith Richards, selon l’explication de Depp. D’accord, mais dans quel objectif ? Il est évident que cette interprétation apporte une touche de mystère qui force l’attention. Mais le mystère porte alors plus sur le choix de la technique que sur le contenu de l’histoire, et il peut être légitime de s’interroger sur l’intérêt de cette attention forcée : le sujet est-il l’acteur ou l’œuvre ? Devant une toile de maître, l’attention porte-t-elle sur le choix du pinceau ou sur l’émotion dégagée par la toile ?
L’histoire, justement. La rapidité de ses évolutions, le rythme plus que soutenu, les rebondissements permanents, contribuent à une impression de vertige dont le premier effet est une espèce d’ivresse rapide proche de la noyade. Il est bien difficile de suivre sans défaillance le cours d’un récit d’une complexité élaborée. Les situations sautent d’anecdote en anecdote, de péripétie en changement de cap, de bon mot en allusion déguisée. Suivre le fil d’un tel cap relève de la gageure. Défi à la vitalité neuronale, la vitesse agit ici comme un critère de sélection d’un public abreuvé de manga et à la plasticité synaptique encore épargnée par la sclérose de l’âge. Passé le détroit de l’athérome naissant, il devient prudent au spectateur de recaler ses objectifs sur la simple sensation de se laisser bercer par les remous furieux d’un torrent sauvage. A moins de disposer d’une version DVD permettant pauses, retours en arrière, partage d’explications avec ses quelques voisins compatissants, consultation de notes prises au fur et à mesure.
La désorientation créée par l’entremêlement d’une part d’une histoire, après tout classique, d’un escroc pas si méchant que ça et d’un couple de jouvenceaux à la recherche d’un trésor enfoui, et d’autre part d’un rêve fantastique proche des films d’horreur et de science fiction, n’aide certainement pas à retrouver une sérénité de spectateur attentif. Certes, Highlander avait inauguré le thème, mais le rythme entrecoupé de longues respirations permettait une digestion paisible et à même de conduire jusqu’à la fin du repas. Et c’est bien ce qui manque ici. La Ligue des Gentlemen Extraordinaires avait également tenté une incursion sur ce terrain, bien que sous-tendue à la fois par une problématique plus politique et par un recours sur la forme à un répertoire de codes qui, pour être abondants, n’en restaient pas moins connus.
Bien sûr, le fait qu’il s’agisse du second de trois opus tournés semble-t-il dans la foulée, à l’image du Seigneur des Anneaux, et distribués aux spectateurs à échéances pré-programmées pour des raison évidemment commerciales, mais peut-être aussi de tolérance neuronale, ne facilite pas la tâche de qui voudrait se plonger dans la saga dans le désordre. Théoriquement possible de part la forte séparation des récits principaux, le travail est en réalité rendu ardu par les multiples rappels et allusions, même anecdotiques, au premier épisode. Il est donc fortement conseillé de digérer le premier épisode avant de se plonger dans le second.
Au delà de toutes ces difficultés, la dispersion elle-même du récit suffit-elle au divertissement. Ou bien doit-on chercher, sous la profusion, un discours cohérent d’un autre niveau ? Le fait que la production soit assurée par la Compagnie Walt Disney n’imposait-il pas un cryptage suffisant des ressorts sous-jacents au propos, surtout si ce propos ne peut aisément s’accommoder des objectifs officiellement usuellement affichés par Walt Disney à destination de la jeunesse. Le désordre apparent ne pourrait-il pas dès lors se voir davantage comme un habile camouflage que comme une faille de l’écriture.
Vu sous cet angle, que nous propose-t-on ? Un homme navigant dans la violence d’un monde d’hommes, l’épée à la main, le courage et la témérité en bandoulière, tout en affichant un maniérisme digne des parodies d’homosexualité qui traînent dans les arrière-salles de nos consciences. Bien sûr, les explications affichées convoquent plutôt une demi-ivresse, les ravages d’une exposition prolongée au soleil des tropiques lors de l’abandon sur une île déserte à l’occasion d’une mutinerie de son équipage … Mais en quoi cela explique-t-il le maquillage, les bijoux, les dentelles ? Et si la féminité profonde de l’homme était le réel sujet du propos ? Et si la contemplation de la boite contenant la boussole magique, dans laquelle Jack plonge et replonge assidûment, en soulevant puis refermant le couvercle d’un geste vif et rond comme pourrait le faire une dame après examen de son visage dans le miroir contenu dans son poudrier, n’était rien d’autre que ce qu’elle montre ? Réexaminer la scène de Jack seul dans un bar de Tortuga pendant que Gibbs tente, une table plus loin, de recruter un équipage, peut s’avérer instructif à cet égard.
La quête de Jack, cherchant à conquérir ce coeur enfermé dans un coffre imprenable, et qui à peine remporté, et sous prétexte de le cacher à d’autre assaillants, finit roulé dans la poussière, au sens littéral, laisse peu de doute sur la motivation profonde d’un personnage animé par la « raison du coeur » qu’on aurait plus imaginé dans un corps de midinette. Et pourtant, chaque tentative d’approche par Jack d’une femme quelconque se solde par une réponse cinglante en forme de gifle, soulignant à quel point il ne pourra trouver âme sœur parmi le sexe opposé. Seules exceptions, une sorcière vaudou qui lui fournira la poussière qui lui sera utile à son projet, et Elizabeth Swann mais dans la seule mesure où elle, le cygne (« swan ») de blanche pureté, ne fait qu’un avec cet autre qui fait battre son cœur, ce forgeron qui « will turn her ». Face à cet inaccessible, le salut de Sparrow ne peut que se trouver du côté des hommes.
La bataille de Jack contre le Kraken, le monstre marin aux ordres de Davy Jones, est ainsi un monument d’allégorie homosexuelle. Lorsque la bouche du Kraken, immense sphincter rose et rond, se présente devant Jack, qu’elle se dilate pour laisser apparaître des berges hérissées des dents acérées porteuses de mort, que Jack, qui vient d’être aspergé d’un liquide glaireux, rajuste son chapeau comme on enfile une capuche, se dresse face à l’impressionnant méat, et qu’il entame le geste d’y pénétrer le sourire aux lèvres à la fois anticipant le plaisir du corps à corps et conscient du danger mortel qu’il engage, comment ne pas reconnaître l’allégorie de l’acte homosexuel et de son corollaire viral mortel ?
La vraie question qui reste sans réponse devient alors celle du véritable animateur de cette fresque symbolique. Gore Verbinski et Johnny Depp, à qui manifestement la trame de l’histoire n’a pas échappé, oeuvrent-il au sein d’une collusion dont les studio Disney n’ont pas perçu la subversion ? Ou bien les studio Disney se lancent-il dans une parole sociétale inavouée quasi subliminale tant aucune des sources disponibles ne semble relever cet aspect du film ?
Champs Elysées. Avant première française de Pirates des Caraïbes – Le Secret du Coffre Maudit, de Gore Verbinski. Pas facile d’accéder, au lendemain de la victoire de l’équipe de France en demi-finale de la coupe du monde de foot : des flics comme s’il en pleuvait, des cars de CRS en haute densité, une circulation démoniaque. Mais bon, Johnny Depp en live, ça se mérite, non ? Et puis voir le film tant attendu des fans près de 5 semaines avant tout le monde, ça vaut bien un petit effort … Et tout ça pour quoi ?
L’histoire se déroule aux environs du 17ème siècle, aux Caraïbes, entre la tutelle anglaise et l’anarchie des pirates qui infestent la zone. Elizabeth (Keira Knightley), la fille du Gouverneur Swann (Jonathan Pryce), est sous les verrous. Elle reçoit la visite de son père et de Will Turner (Orlando Bloom), son fiancé, artisan forgeron, qui tente de la réconforter à travers la lourde grille de sa geôle. C’est qu’Elizabeth est retenue comme otage par Cutler Beckett (Tom Hollander), le représentant de la Compagnie des Indes Orientales, pour obliger Will à poursuivre le Capitaine Jack Sparrow (Johnny Depp), pirate de son état, et lui soutirer une boussole étrange, moyen apparemment indispensable pour atteindre un trésor caché. Un second instrument de cette quête est un parchemin portant dessin d’une clé et que Beckett remet à Will. Soumis à ce chantage, Will part à la recherche de Jack et retrouve son galion, échoué sur une île isolée dont les autochtones cannibales retiennent Jack et son équipage. Jack fait office de dieu pour les sauvages qui s’apprêtent à le libérer de son enveloppe charnelle en la dévorant, tandis que l’équipage, bientôt rejoint par Will également capturé, est maintenu sous bonne garde.
Le repas rituel est interrompu in extremis par l’évasion des prisonniers qui récupèrent le navire en compagnie de Will. Jack négocie la boussole contre l’aide de Will lors de l’exploration d’un navire échoué. Mais Will est alors capturé par le Capitaine Davy Jones (Bill Nighy), capitaine pirate légendaire du Flying Dutchman, soumis avec son équipage à un sort les condamnant à voguer éternellement en se transformant progressivement en hommes-poissons. On apprend alors d’une part que Sparrow est lié à Jones par la dette de son âme pour prix de l’aide de Jones dans la prise de possession de son navire, le Black Pearl, que cette dette peut être levée si Sparrow apporte 100 âmes en échange alors que Will est gardé en otage par Jones, et d’autre part que Jones détient la clé figurant sur le parchemin, clé ouvrant un coffre caché qui contient le cœur encore vivant qu’il s’est lui-même ôté à la suite de la trahison de sa belle. La quête de Sparrow s’éclaire enfin : dérober la clé, retrouver le coffre (et la boussole magique a ce pouvoir), détruire Jones en détruisant son cœur, et se libérer ainsi de sa dette. Quant à lui, Will découvre que son père, Bootstrap Bill (Stellan Skarsgård), autrefois porté disparu, est en fait une des âmes damnées composant l’équipage de Jones. L’aide de son père lui permettra d’échapper à l’emprise de Jones et de rejoindre Sparrow, pour poursuivre sa propre quête : rapporter le contenu du coffre à Beckett en prix de la libération d’Elizabeth. De son côté, Elizabeth parvient elle-même à s’échapper et part à la recherche de Will.
L’ensemble est traité sur un ton de comédie épique et de surnaturel baigné de sortilèges, de morts-vivants, de monstres marins. On retrouve l’essentiel des personnages du premier épisode, tant dans les rôles clés (Sparrow - le pirate décalé -, Will Turner - le fiancé forgeron d’Elizabeth - , Elizabeth - la belle - , Norrington (Jack Davenport) - le prétendant éconduit -, Swann - le Gouverneur -) que dans des rôles anecdotiques ou secondaires (Gibbs (Kevin McNally) - le second de Sparrow -, Pintel (Lee Arenberg) et Ragetti (Mackenzie Crook) - deux pirates maladroits -). Les situations et les propos font écho à l’envie à de multiples aspects de l’épisode 1, certaines scènes reprenant volontairement des scènes du premier opus (un chandelier mural restant dans la main d’un visiteur maladroit, les péripéties de l’oeil de bois de Ragetti, …). Le rythme est enlevé, soutenu tout au long du film. L’humour est permanent, avec des répliques décalées, des loufoqueries diverses, le duo Ragetti – Pintel intervenant à la manière des petites souris en bas des images des bandes dessinées de Gotlieb. Le sujet de l’intrigue lui-même repose sur une plaisanterie : Dead Man’s Chest (sous-titre anglais) tient sur le simple jeu de mot de « chest » signifiant en anglais à la fois coffre et poitrine. Les effets spéciaux sont remarquables, en particulier les personnages de Jones et de son équipage présentant un aspect plus que réaliste. On se paie même le luxe de revenir ponctuellement à une technique démodée d’effets spéciaux, une caméra étant manifestement placée dans un angle inattendu lors de la scène de combat sur et dans une roue de moulin à eau.
Tout cela est bel et bon. Mais d’où vient alors cette impression curieuse de quelque chose qui cloche ?
Pour qui a tété le lait de la flibusterie aux mamelles des aventures d’Errol Flynn, de Stewart Granger et de Burt Lancaster, le contraste ne peut laisser indifférent. Bien sûr, Elizabeth est belle à tomber et sait manier le sabre d’abordage comme on pouvait s’y attendre. Will Turner alterne sans anicroche les poses enamourées de jeune premier et les postures de fière témérité.
Norrington porte l’uniforme coloré de la marine anglaise comme s’il avait toujours été ainsi vêtu.
Mais que peut bien apporter l’interprétation de Johnny Depp d’un pirate maniéré aux allures tantôt efféminée, tantôt à moitié ivre ? C’est justement ce parti pris qui lui valut tant d’éloges à la sortie du premier épisode. Performance d’acteur ? Certes. Mais dans quel but ? Mystère ! Pour apporter quoi ? Mystère ! Pour imiter les attitudes de Keith Richards, selon l’explication de Depp. D’accord, mais dans quel objectif ? Il est évident que cette interprétation apporte une touche de mystère qui force l’attention. Mais le mystère porte alors plus sur le choix de la technique que sur le contenu de l’histoire, et il peut être légitime de s’interroger sur l’intérêt de cette attention forcée : le sujet est-il l’acteur ou l’œuvre ? Devant une toile de maître, l’attention porte-t-elle sur le choix du pinceau ou sur l’émotion dégagée par la toile ?
L’histoire, justement. La rapidité de ses évolutions, le rythme plus que soutenu, les rebondissements permanents, contribuent à une impression de vertige dont le premier effet est une espèce d’ivresse rapide proche de la noyade. Il est bien difficile de suivre sans défaillance le cours d’un récit d’une complexité élaborée. Les situations sautent d’anecdote en anecdote, de péripétie en changement de cap, de bon mot en allusion déguisée. Suivre le fil d’un tel cap relève de la gageure. Défi à la vitalité neuronale, la vitesse agit ici comme un critère de sélection d’un public abreuvé de manga et à la plasticité synaptique encore épargnée par la sclérose de l’âge. Passé le détroit de l’athérome naissant, il devient prudent au spectateur de recaler ses objectifs sur la simple sensation de se laisser bercer par les remous furieux d’un torrent sauvage. A moins de disposer d’une version DVD permettant pauses, retours en arrière, partage d’explications avec ses quelques voisins compatissants, consultation de notes prises au fur et à mesure.
La désorientation créée par l’entremêlement d’une part d’une histoire, après tout classique, d’un escroc pas si méchant que ça et d’un couple de jouvenceaux à la recherche d’un trésor enfoui, et d’autre part d’un rêve fantastique proche des films d’horreur et de science fiction, n’aide certainement pas à retrouver une sérénité de spectateur attentif. Certes, Highlander avait inauguré le thème, mais le rythme entrecoupé de longues respirations permettait une digestion paisible et à même de conduire jusqu’à la fin du repas. Et c’est bien ce qui manque ici. La Ligue des Gentlemen Extraordinaires avait également tenté une incursion sur ce terrain, bien que sous-tendue à la fois par une problématique plus politique et par un recours sur la forme à un répertoire de codes qui, pour être abondants, n’en restaient pas moins connus.
Bien sûr, le fait qu’il s’agisse du second de trois opus tournés semble-t-il dans la foulée, à l’image du Seigneur des Anneaux, et distribués aux spectateurs à échéances pré-programmées pour des raison évidemment commerciales, mais peut-être aussi de tolérance neuronale, ne facilite pas la tâche de qui voudrait se plonger dans la saga dans le désordre. Théoriquement possible de part la forte séparation des récits principaux, le travail est en réalité rendu ardu par les multiples rappels et allusions, même anecdotiques, au premier épisode. Il est donc fortement conseillé de digérer le premier épisode avant de se plonger dans le second.
Au delà de toutes ces difficultés, la dispersion elle-même du récit suffit-elle au divertissement. Ou bien doit-on chercher, sous la profusion, un discours cohérent d’un autre niveau ? Le fait que la production soit assurée par la Compagnie Walt Disney n’imposait-il pas un cryptage suffisant des ressorts sous-jacents au propos, surtout si ce propos ne peut aisément s’accommoder des objectifs officiellement usuellement affichés par Walt Disney à destination de la jeunesse. Le désordre apparent ne pourrait-il pas dès lors se voir davantage comme un habile camouflage que comme une faille de l’écriture.
Vu sous cet angle, que nous propose-t-on ? Un homme navigant dans la violence d’un monde d’hommes, l’épée à la main, le courage et la témérité en bandoulière, tout en affichant un maniérisme digne des parodies d’homosexualité qui traînent dans les arrière-salles de nos consciences. Bien sûr, les explications affichées convoquent plutôt une demi-ivresse, les ravages d’une exposition prolongée au soleil des tropiques lors de l’abandon sur une île déserte à l’occasion d’une mutinerie de son équipage … Mais en quoi cela explique-t-il le maquillage, les bijoux, les dentelles ? Et si la féminité profonde de l’homme était le réel sujet du propos ? Et si la contemplation de la boite contenant la boussole magique, dans laquelle Jack plonge et replonge assidûment, en soulevant puis refermant le couvercle d’un geste vif et rond comme pourrait le faire une dame après examen de son visage dans le miroir contenu dans son poudrier, n’était rien d’autre que ce qu’elle montre ? Réexaminer la scène de Jack seul dans un bar de Tortuga pendant que Gibbs tente, une table plus loin, de recruter un équipage, peut s’avérer instructif à cet égard.
La quête de Jack, cherchant à conquérir ce coeur enfermé dans un coffre imprenable, et qui à peine remporté, et sous prétexte de le cacher à d’autre assaillants, finit roulé dans la poussière, au sens littéral, laisse peu de doute sur la motivation profonde d’un personnage animé par la « raison du coeur » qu’on aurait plus imaginé dans un corps de midinette. Et pourtant, chaque tentative d’approche par Jack d’une femme quelconque se solde par une réponse cinglante en forme de gifle, soulignant à quel point il ne pourra trouver âme sœur parmi le sexe opposé. Seules exceptions, une sorcière vaudou qui lui fournira la poussière qui lui sera utile à son projet, et Elizabeth Swann mais dans la seule mesure où elle, le cygne (« swan ») de blanche pureté, ne fait qu’un avec cet autre qui fait battre son cœur, ce forgeron qui « will turn her ». Face à cet inaccessible, le salut de Sparrow ne peut que se trouver du côté des hommes.
La bataille de Jack contre le Kraken, le monstre marin aux ordres de Davy Jones, est ainsi un monument d’allégorie homosexuelle. Lorsque la bouche du Kraken, immense sphincter rose et rond, se présente devant Jack, qu’elle se dilate pour laisser apparaître des berges hérissées des dents acérées porteuses de mort, que Jack, qui vient d’être aspergé d’un liquide glaireux, rajuste son chapeau comme on enfile une capuche, se dresse face à l’impressionnant méat, et qu’il entame le geste d’y pénétrer le sourire aux lèvres à la fois anticipant le plaisir du corps à corps et conscient du danger mortel qu’il engage, comment ne pas reconnaître l’allégorie de l’acte homosexuel et de son corollaire viral mortel ?
La vraie question qui reste sans réponse devient alors celle du véritable animateur de cette fresque symbolique. Gore Verbinski et Johnny Depp, à qui manifestement la trame de l’histoire n’a pas échappé, oeuvrent-il au sein d’une collusion dont les studio Disney n’ont pas perçu la subversion ? Ou bien les studio Disney se lancent-il dans une parole sociétale inavouée quasi subliminale tant aucune des sources disponibles ne semble relever cet aspect du film ?
(Egalement publié sur Cinemaniac.fr)
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