La symphonie de Darren
Darren Aronofsky n’est pas un type comme les autres. En sortant de la projection de « Pi », le film avant le précédent de cet OVNI de la camera, le reporter de la Sylvain Etiret Compagnie se demandait de quelle planète il pouvait bien venir, tout en se disant que ça devait être une planète qui valait sûrement le coup de faire un détour. Ce n’est pas que tout soit immédiatement compréhensible, mais étonnamment, on sent que ce jeune homme en a sous le pied et qu’on ne perd pas son temps à voir et probablement à revoir sa production. « Belle découverte », dira-t-on. « Tu as eu besoin d’attendre d’assister au Festival de Deauville 2006 pour découvrir ce qu’on sait depuis un bon moment ?! »… Eh bien oui, camarades. J’ai honte mais j’avoue. Et comme disait ma grand-mère : « Mieux vaut tard que jamais ». Et en attendant, la présentation de « The Fountain », le nouvel ouvrage du zigoto en question, devenait bougrement tentante. Ni une ni deux, et n’écoutant que son courage, le stakhanoviste du cinoche ne pouvait faire autrement que de se précipiter vers la projection dudit opus.
L’histoire se déroule sur plusieurs plans, à trois époques différentes.
Le centre du conte se déroule de nos jours. Elle met en scène Tom Creo, un chirurgien chercheur qui travaille sur un traitement des tumeurs cérébrales et qui apprend que sa femme, Izzi, est atteinte de la même maladie, à un stade très avancé. Il entre alors dans une course contre la montre et contre la fatalité, tentant de faire aboutir ses recherches à temps pour sauver sa femme en train de mourir.
A cette trame fait écho l’histoire de la conquête espagnole de l’Amérique. La reine Isabel d’Espagne confie à un conquistador, Tomas, épaulé par un prêtre, le Père Avila, la mission qui sauvera son trône par la découverte de l’arbre de vie du jardin d’Eden que certains indices localisent sur ce nouveau continent.
Simultanément, à une époque indéfinie, probablement dans un futur lointain aux forts accents de monde onirique intérieur, Tommy, un personnage isolé sur un bout de caillou dérivant au milieu des étoiles en direction d’une lointaine galaxie tente de retrouver l’être aimé par le pouvoir d’un arbre merveilleux, seul autre occupant de sa minuscule planète.
Les trois histoires se déroulent en parallèle, basculant régulièrement de l’une à l’autre, comme se construisant mutuellement.
Mais au-delà de raconter l’histoire du film, comment raconter le film ? Comment faire percevoir ce que cet objet visuel a de fascinante étrangeté ? Comment faire partager cette aventure onirique dans laquelle on se laisse absorber sans même y penser ? Je ne sais pas. D’autant qu’ordinairement, ce cher Sylvain est loin d’être un adepte de la planitude métaphysique. Toujours est-il que « The Fountain » est tout cela à la fois. Et le récit de l’immédiat, du parcours de l’histoire, ne rend sûrement pas justice à la profondeur du sujet.
Bien sûr, le fond du récit est assez simple : l’amour entre deux êtres les conduit et les transforme, chacun selon ses lignes de force, vers un destin commun, une union que seule la mort tentera de séparer. Mais quelles sont ces lignes de forces propres à chacun ? En quoi peut différer la communion vue du perron de l’un ou vue par les yeux de l’autre ? Et comment la limite naturelle de la mort vient-elle rompre cette fusion ? Comment chacun réagit-il face à cet apparent indépassable ? Est-il d’ailleurs réellement indépassable ? L’amour recèle-t-il une force qui pourrait lui permettre de vaincre la mort elle-même ? Comment le rêve d’éternité enfanté par l’amour fait-il face au mur de la finitude ? Peut-il exister un choix entre la confiante acceptation de son destin et la révolte totale ? L’acceptation est-elle confiance en la force de la vie ou accomplissement d’un deuil parfait ? La révolte est-elle une entrave à la séparation sereine ou est-elle le moteur ultime d’un combat à l’issue encore indécise contre la mort ?
Questions éternelles des liens puissants entre la Vie, l’Amour, la Mort. Et face à ces questions, chaque époque brandit les réponses de son temps : la foi, le rêve, la science, celle du corps ou celle de l’esprit. Là où Tom plonge dans la recherche de connaissance et de maîtrise, dans la quête d’une chimiothérapie révolutionnaire, Tomas s’enfonce dans la forêt tropicale à la recherche de l’Arbre de Vie perdu du Jardin d’Eden. Et que trouvent-ils au bout de leur route ? Certes une nouvelle molécule, certes un plant préservé de l’arbre mythique, certes une possibilité de repousser les limites de la confrontation à la mort. Mais au bout du compte, même ces résultats ne sont-ils pas que des leurres, des solutions illusoires aux effets partiels et transitoires ? La chimiothérapie parvient-elle à temps ? L’Arbre de Vie n’est-il pas destiné lui-même aussi à mourir ? Et ces échecs en sont-ils réellement, ou sont-il peut-être surtout comme les marchepieds vers un destin plus grand encore ? L’éternité de l’Amour est-elle l’éternité de ceux qui vivent cet amour, ou n’est-elle pas plutôt l’éternité du sentiment en lui-même ?
Avec un scénario de cette envergure, bien des metteurs en scène auraient probablement déclaré forfait. Quelques illuminés auraient peut-être relevé le défi et se seraient épuisés en bavardes dissertations métaphysiques ou en lyriques envolées esthétiques. Darren Aronofsky, lui, n’est pas de ce bois-là. Tout droit descendu de sa soucoupe volante, il n’en sort pas les mains vides : il arrive les bras chargés d’outils made in Ganimède, ou quel que soit son monde d’origine, pour s’attaquer à ce genre de sujet. Et voilà qu’avec sa caisse à outils, il extrait un film en costumes, une alliance impossible entre « The Mission » et « 2001, Odyssée de l’espace ». Il partage d’ailleurs avec Stanley Kubrick cette capacité à mettre sur la pellicule davantage des questions que des réponses, cet art de manier le symbole et la référence comme un artilleur manie la charge creuse, la puissance de l’assaut tenant plus dans la forme du projectile que dans son contenu précis. C’est toute la force de cette aptitude à forcer le spectateur à remplir lui-même cette forme de son propre contenu, à donner du sens, son sens, aux questionnements qui se bousculent alors en lui. Peut-être est-ce là le premier résultat de la surabondance de symbolisme qui charpente le film. Les passerelles religieuses n’en finissent plus de s’amonceler, les ressorts psychologiques de se dérouler. La littérature d’Elisabeth Kübler-Ross sur la confrontation à la mort fait quasiment office de mode d’emploi des personnages. Mais tout cela non pas comme un fil conducteur mais bien comme une introduction à une réflexion propre.
Au bout du compte, d’une histoire tricéphale se construit lentement un trajet unique, un questionnement inexorable, bâti sur un socle de réalisme matériel pour progressivement s’en échapper jusqu’à un aboutissement désincarné quasi onirique. La dernière demi-heure du film est ainsi comme un épanouissement, autant visuel qu’auditif ou mental, comme il n’en est que de rares.
Tout un travail sur la couleur et la lumière vient en appui du récit, si l’on peut encore parler de récit. Les jaunes ternes et blafards des ambiances de laboratoire glissent progressivement aux ors lourds et patinés de la majesté inquiète, puis aux éclats presque blancs de l’épanouissement final.
Les acteurs s’effacent quasiment devant la présence du propos. Peut-être du fait de leur récurrence, Hugh Jackman incarnant tour à tour Tomas / Tommy / Tom Creo et Rachel Weisz donnant chair autant à la reine Isabel qu’à Izzi Creo ou au rêve de Tommy sur sa planète dérivante. Peut-être surtout par choix de porter le film plus que de se laisser porter par lui.
Et quand la dernière note de la dernière seconde du générique finit de remplir l’espace noir autour du spectateur, que ce brave Sylvain secoue ses mirettes vaguement engourdies sous la puissance du feu nourri qu’il vient de recevoir, c’est pour réaliser qu’il est encore assis au milieu d’une salle debout en train de répondre par un flot d’applaudissements à la symphonie de Darren.
« C’est pas tous les jours, ça, non ?! », que je me suis dit en cherchant rapidement la pierre blanche qui me sert, à l’occasion, à noter les jours remarquables.
Darren Aronofsky n’est pas un type comme les autres. En sortant de la projection de « Pi », le film avant le précédent de cet OVNI de la camera, le reporter de la Sylvain Etiret Compagnie se demandait de quelle planète il pouvait bien venir, tout en se disant que ça devait être une planète qui valait sûrement le coup de faire un détour. Ce n’est pas que tout soit immédiatement compréhensible, mais étonnamment, on sent que ce jeune homme en a sous le pied et qu’on ne perd pas son temps à voir et probablement à revoir sa production. « Belle découverte », dira-t-on. « Tu as eu besoin d’attendre d’assister au Festival de Deauville 2006 pour découvrir ce qu’on sait depuis un bon moment ?! »… Eh bien oui, camarades. J’ai honte mais j’avoue. Et comme disait ma grand-mère : « Mieux vaut tard que jamais ». Et en attendant, la présentation de « The Fountain », le nouvel ouvrage du zigoto en question, devenait bougrement tentante. Ni une ni deux, et n’écoutant que son courage, le stakhanoviste du cinoche ne pouvait faire autrement que de se précipiter vers la projection dudit opus.
L’histoire se déroule sur plusieurs plans, à trois époques différentes.
Le centre du conte se déroule de nos jours. Elle met en scène Tom Creo, un chirurgien chercheur qui travaille sur un traitement des tumeurs cérébrales et qui apprend que sa femme, Izzi, est atteinte de la même maladie, à un stade très avancé. Il entre alors dans une course contre la montre et contre la fatalité, tentant de faire aboutir ses recherches à temps pour sauver sa femme en train de mourir.
A cette trame fait écho l’histoire de la conquête espagnole de l’Amérique. La reine Isabel d’Espagne confie à un conquistador, Tomas, épaulé par un prêtre, le Père Avila, la mission qui sauvera son trône par la découverte de l’arbre de vie du jardin d’Eden que certains indices localisent sur ce nouveau continent.
Simultanément, à une époque indéfinie, probablement dans un futur lointain aux forts accents de monde onirique intérieur, Tommy, un personnage isolé sur un bout de caillou dérivant au milieu des étoiles en direction d’une lointaine galaxie tente de retrouver l’être aimé par le pouvoir d’un arbre merveilleux, seul autre occupant de sa minuscule planète.
Les trois histoires se déroulent en parallèle, basculant régulièrement de l’une à l’autre, comme se construisant mutuellement.
Mais au-delà de raconter l’histoire du film, comment raconter le film ? Comment faire percevoir ce que cet objet visuel a de fascinante étrangeté ? Comment faire partager cette aventure onirique dans laquelle on se laisse absorber sans même y penser ? Je ne sais pas. D’autant qu’ordinairement, ce cher Sylvain est loin d’être un adepte de la planitude métaphysique. Toujours est-il que « The Fountain » est tout cela à la fois. Et le récit de l’immédiat, du parcours de l’histoire, ne rend sûrement pas justice à la profondeur du sujet.
Bien sûr, le fond du récit est assez simple : l’amour entre deux êtres les conduit et les transforme, chacun selon ses lignes de force, vers un destin commun, une union que seule la mort tentera de séparer. Mais quelles sont ces lignes de forces propres à chacun ? En quoi peut différer la communion vue du perron de l’un ou vue par les yeux de l’autre ? Et comment la limite naturelle de la mort vient-elle rompre cette fusion ? Comment chacun réagit-il face à cet apparent indépassable ? Est-il d’ailleurs réellement indépassable ? L’amour recèle-t-il une force qui pourrait lui permettre de vaincre la mort elle-même ? Comment le rêve d’éternité enfanté par l’amour fait-il face au mur de la finitude ? Peut-il exister un choix entre la confiante acceptation de son destin et la révolte totale ? L’acceptation est-elle confiance en la force de la vie ou accomplissement d’un deuil parfait ? La révolte est-elle une entrave à la séparation sereine ou est-elle le moteur ultime d’un combat à l’issue encore indécise contre la mort ?
Questions éternelles des liens puissants entre la Vie, l’Amour, la Mort. Et face à ces questions, chaque époque brandit les réponses de son temps : la foi, le rêve, la science, celle du corps ou celle de l’esprit. Là où Tom plonge dans la recherche de connaissance et de maîtrise, dans la quête d’une chimiothérapie révolutionnaire, Tomas s’enfonce dans la forêt tropicale à la recherche de l’Arbre de Vie perdu du Jardin d’Eden. Et que trouvent-ils au bout de leur route ? Certes une nouvelle molécule, certes un plant préservé de l’arbre mythique, certes une possibilité de repousser les limites de la confrontation à la mort. Mais au bout du compte, même ces résultats ne sont-ils pas que des leurres, des solutions illusoires aux effets partiels et transitoires ? La chimiothérapie parvient-elle à temps ? L’Arbre de Vie n’est-il pas destiné lui-même aussi à mourir ? Et ces échecs en sont-ils réellement, ou sont-il peut-être surtout comme les marchepieds vers un destin plus grand encore ? L’éternité de l’Amour est-elle l’éternité de ceux qui vivent cet amour, ou n’est-elle pas plutôt l’éternité du sentiment en lui-même ?
Avec un scénario de cette envergure, bien des metteurs en scène auraient probablement déclaré forfait. Quelques illuminés auraient peut-être relevé le défi et se seraient épuisés en bavardes dissertations métaphysiques ou en lyriques envolées esthétiques. Darren Aronofsky, lui, n’est pas de ce bois-là. Tout droit descendu de sa soucoupe volante, il n’en sort pas les mains vides : il arrive les bras chargés d’outils made in Ganimède, ou quel que soit son monde d’origine, pour s’attaquer à ce genre de sujet. Et voilà qu’avec sa caisse à outils, il extrait un film en costumes, une alliance impossible entre « The Mission » et « 2001, Odyssée de l’espace ». Il partage d’ailleurs avec Stanley Kubrick cette capacité à mettre sur la pellicule davantage des questions que des réponses, cet art de manier le symbole et la référence comme un artilleur manie la charge creuse, la puissance de l’assaut tenant plus dans la forme du projectile que dans son contenu précis. C’est toute la force de cette aptitude à forcer le spectateur à remplir lui-même cette forme de son propre contenu, à donner du sens, son sens, aux questionnements qui se bousculent alors en lui. Peut-être est-ce là le premier résultat de la surabondance de symbolisme qui charpente le film. Les passerelles religieuses n’en finissent plus de s’amonceler, les ressorts psychologiques de se dérouler. La littérature d’Elisabeth Kübler-Ross sur la confrontation à la mort fait quasiment office de mode d’emploi des personnages. Mais tout cela non pas comme un fil conducteur mais bien comme une introduction à une réflexion propre.
Au bout du compte, d’une histoire tricéphale se construit lentement un trajet unique, un questionnement inexorable, bâti sur un socle de réalisme matériel pour progressivement s’en échapper jusqu’à un aboutissement désincarné quasi onirique. La dernière demi-heure du film est ainsi comme un épanouissement, autant visuel qu’auditif ou mental, comme il n’en est que de rares.
Tout un travail sur la couleur et la lumière vient en appui du récit, si l’on peut encore parler de récit. Les jaunes ternes et blafards des ambiances de laboratoire glissent progressivement aux ors lourds et patinés de la majesté inquiète, puis aux éclats presque blancs de l’épanouissement final.
Les acteurs s’effacent quasiment devant la présence du propos. Peut-être du fait de leur récurrence, Hugh Jackman incarnant tour à tour Tomas / Tommy / Tom Creo et Rachel Weisz donnant chair autant à la reine Isabel qu’à Izzi Creo ou au rêve de Tommy sur sa planète dérivante. Peut-être surtout par choix de porter le film plus que de se laisser porter par lui.
Et quand la dernière note de la dernière seconde du générique finit de remplir l’espace noir autour du spectateur, que ce brave Sylvain secoue ses mirettes vaguement engourdies sous la puissance du feu nourri qu’il vient de recevoir, c’est pour réaliser qu’il est encore assis au milieu d’une salle debout en train de répondre par un flot d’applaudissements à la symphonie de Darren.
« C’est pas tous les jours, ça, non ?! », que je me suis dit en cherchant rapidement la pierre blanche qui me sert, à l’occasion, à noter les jours remarquables.
(Egalement publié sur Cinemaniac.fr)
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