L’Evangile Selon Charlie
On connaissait jusque là un Charlie sans visage qui servait de moteur secret à trois Drôles de Dames. Nicole Garcia nous propose de compléter notre panoplie d’un Charlie moteur muet de six drôles de mecs. Puissance de l’enfance dont l’énergie contenue permet de passer de trois à six marionnettes ? Nicole Garcia a beau prétendre que le titre de son film est un résidu de titre provisoire qu’il lui a finalement paru inutile de remanier et qu’il ne faut pas y voir davantage malice, que le « selon » ne doit surtout pas s’entendre comme celui de l’Evangile selon Saint X ou Y, elle évite soigneusement de nous révéler le pourquoi de « Charlie ». Et pourtant, le titre de ce dernier opus en révèle probablement bien plus qu’il n’y parait sur l’intention du film présenté le 20 Août 2006, en présence de la réalisatrice et de deux de ses acteurs, en avant première commerciale après les quelques corrections apportées suite à l’accueil un peu frais de sa présentation festivalière cannoise.
Mathieu (Patrick Pineau), paléo-anthropologue de renom, vient passer quelques jours, sous le prétexte d’animation d’un séminaire, dans sa ville natale, fuie depuis longtemps. En réalité, le voyage a pour objet de reprendre contact avec Pierre (Benoît Magimel), son ancien collaborateur qui a déserté le CNRS pour un poste de professeur de Sciences-Nat’ dans le lycée local. L’accueil de la célébrité incombe à Jean-Louis Bertagnat (Jean-Pierre Bacri), le maire désabusé et miné d’ennui de la somnolente cité côtière. Entre autres gamins, Pierre a dans sa classe un jeune Charlie (Ferdinand Martin) de 11 ans, soumis aux tensions conjugales de ses parents, témoin muet de l’infidélité de son père, Serge (Vincent Lindon). Dans les croisements de leurs destins, vient se prendre Joss (Benoît Poelvoorde), minable fripouille profitant de sa liberté conditionnelle pour monter un piteux larcin. Enfin, et quasiment déconnecté des parcours des autres personnages si ce n’est par la géographie, Adrien (Arnaud Valois), jeune tennisman en proie au doute, déroule les mêmes journées comme une relecture révoltée de sa carrière potentielle et des abandons qu’elle lui impose. Les fils de ces sept destinées se tissent durant quelques heures en un écheveau serré sous l’œil presqu’amusé de la caméra.
De l’aveu même de Nicole Garcia, le scenario est construit autour des retrouvailles de deux personnages masculins après l’absence de l’un des deux, autour de la confrontation de leurs regards plus que de leurs discours. La référence affichée renvoie à la tradition du western, à ces univers de mâles où la profondeur de l’émotion transpire de celle du regard plus que de celle des mots. Les silences infinis, les non-dits explicites, la pudeur de la retenue dont le moindre relâchement est susceptible de libérer une violence purificatrice, tels qu’ « Il était une fois dans l’Ouest » ou « Les sept Mercenaires » les ont iconisés, sont ouvertement convoqués dans la genèse de « Selon Charlie ». Les autres personnages ne seraient que le résultat d’une broderie comblant les blancs de ces non-dits, développant l’histoire autour de cette rencontre centrale. Charlie, seul personnage d’enfant, serait comme l’œil de la caméra, le point de ralliement de ces vies qui se croisent, le centre de gravité par lequel le spectateur - et l’auteur – entre(nt) en contact avec cet univers d’hommes qui taisent l’essentiel, qui vivent leurs contradictions dans le silence et la solitude de leur position de virilité. Charlie, c’est le regard du réalisateur. Nicole Garcia conclut ainsi une de ses interventions : « Charlie, c’est moi ».
Les femmes, de leurs postes en périphérie de l’histoire, demeurent à l’écart apparent de cette solitude où les destins des hommes se tissent, sans que ceux-ci réalisent que, du bord de la toile, ce sont bien elles qui retiennent les extrémités des brins du tissu, c’est bien vers elles que convergent tous les écheveaux. Ou dit dans un renversement, c’est bien dans leurs mains que se joignent les fils qui commandent les mouvements de toutes ces mâles marionnettes.
Pourtant d’entrée, le décor est planté. Jean-Louis Bertagnat se tient, devant des caméras de journalistes, au centre d’un carré de crocus, et interroge les techniciens : On les voit bien, mes pensées ? A l’autre bout du film, l’exposé anthropologique de Mathieu tente de mettre à jour le mode de vie et les motivations de l’homme préhistorique qu’il a dégagé de sa gangue de glace, jusqu’à ce que sa conclusion lapidaire vienne éclairer le film : Finalement, peut-être marchait-il simplement vers la lumière. Et, autre scène clé, c’est l’un des paradoxes de l’âme que de chercher cette lumière en s’enfonçant plus profondément dans l’obscurité d’une tempête : si Pierre abandonne le monde de Mathieu, le monde des hommes, des vrais, c’est en quête d’un sens et comme absorbé par un aveuglant tourbillon de neige.
Dès lors, tout est dit. De ce qu’on croyait être une histoire de destins croisés, il faudra lire un destin pensé. Dans ce qu’on s’était laissé vendre comme un voyage en terre d’aventure masculine, il faudra reconstruire les différentes facettes d’un destin unique : il ne s’agira pas d’observer des hommes se débattre face à l’adversité ou la fatalité, il ne sera question que de l’interrogation d’une femme, Nicole Garcia, disséquant ce qu’elle observe de la position d’un homme, en déclinant les tranches de section sous le costume de personnages isolés dans leur cohérence spécifique. Charlie est ainsi bien plus qu’un point de ralliement, qu’un centre focal, bien plus qu’un personnage même dont il n’a que l’apparence de l’existence. Il est le prisme par lequel l’âme masculine se décompose en un spectre d’émotions séparées. Il est le révélateur par lequel chacune de ces pseudo-vies est séparée du corps unique qu’elle compose, et le moteur par lequel elles se recomposent en un emboîtement mystérieux.
Pris dans la tourmente des choix, entre la tentation de ses envies et la frustration de ses possibles, Jean-Louis Bertagnat balance d’une option à l’autre, d’une attitude à l’autre, du courage à la lâcheté, de la lâcheté au courage, en permanence au bord du choix du renoncement, de la démission. Tentant de ménager à la fois chèvre et chou, refusant de choisir entre les deux, il se réfugie dans la solution de l’ennui, de l’aigreur, dont seule l’acceptation de l’acte du choix, tout compte fait, saura le sortir. Cette capacité au choix, cette droiteur sans état d’âme, c’est justement celle qu’il envie en Mathieu dont l’incapacité à l’hésitation le prive de cette part de tendresse abandonnée à l’enfance passée. Au contraire, Pierre tient tout entier dans le doute et la démission. Là où Pierre, au volant de sa voiture, doit être guidé par Charlie qui lui indique « A gauche » pour la route à prendre vers le lieu de la révélation de la faille qui le sape, Mathieu, dans la scène suivante, indique lui-même au chauffeur de taxi « A gauche » pour se rendre à sa maison natale où l’attend la confrontation douloureuse et stoïque au passé d’une enfance dont ses choix ont imposé la mise à l’écart.
Et dans l’espace entre les certitudes et le doute permanent, entre la virilité sur son piédestal et l’indécision confinant au renoncement, se tient toute une humanité qui cherche sa voie avec les moyens du bord : Joss se bricolant l’espoir d’une impossible réinsertion, Serge tentant d’échapper à la sinistrose du quotidien en allant vérifier si l’herbe est effectivement plus verte dans le harem du voisin. Mais dans cette humanité, l’absolu n’existe pas, la réalité vous retient et vous ramène du fantasme et des rêves de gloire ou d’ailleurs à la vérité de votre vie, certes triviale, mais finalement concrète et bien vivante. La différence entre cet espace de l’humain et ces extrêmes d’absolu, c’est le passage à l’acte, c’est le fait de « sauter le pas », c’est le geste d’Adrien qui s’élance dans une chute en acceptant, si ce n’est en souhaitant, qu’elle puisse être sans retour. Mais même ainsi, la marche est bien haute et le retour imposé ne peut être exclu. A ceci près que le retour se fait alors les bagages chargés de l’expérience du choix. Et qu’on sort enfin de l’enfance et de l’univers des magies toutes puissantes pour entrer dans l’âge adulte où le bonheur ne dépend plus d’un quelconque absolu mais se construit malgré tout dans l’acceptation de l’adversité.
Charlie, s’il est cette énergie décomposante et recomposante, s’il est ce prisme et cette force de cohésion, s’il est ce supplément d’âme qui fait passer de l’enfant à l’adulte, pourrait simplement glisser à l’oreille de chacun des six personnages ce vers de Shakespeare dans Richard III que Nicole Garcia présente comme ayant été un autre titre envisagé pour son film : « Demain dans la bataille, pense à moi ». Parole quasi christique si proche du « Ne craignez plus » de Jésus à ses apôtres. Et par là même, est-on si loin de cet Evangile selon Saint X que récusait la réalisatrice dans son introduction ? Est-il si étonnant que Charlie, conduisant Pierre à sa révélation, le devance et l’attende justement sur les marches d’une église, au pied de l’ogive du portail surmonté d’une croix, Christ ramassé descendu de sa croix pour montrer aux hommes la voie de la prise de conscience et du passage à l’âge adulte ? Est-il si surprenant sous cet angle que celui qui est attendu sur les marches de l’église porte justement le nom de Pierre ?
Mais faut-il aller jusque là dans la recherche de la pensée de Nicole Garcia ? Ou faut-il s’arrêter en chemin et se contenter d’un regard sur l’émotion qu’elle transmet et sur les moyens de cette émotion ? Car si le scenario mérite tant d’attention, c’est bien aussi qu’il est porté par une mise en place efficace. Peu de mots, peu de discours, c’était l’intention annoncée. Et malgré cet a priori, le message est presque transparent, le filet puissant qui retient l’attention sur le mystère de cette vie qui se décline à l’écran. Certes les scènes de groupe confinent parfois à un certain fouillis tant la réalisatrice est manifestement plus à l’aise avec les ambiances intimistes à quelques personnages, mais lorsque l’action se recentre se développe le talent de filmer. La visite de Mathieu dans sa maison d’enfance brille de sobriété, tout peuplée qu’elle est à la fois de silence et de non-dits lourds de sens. L’image y est, comme dans la plupart des scènes essentielles, baignées d’une lumière presque picturale. Jusqu’à la virée nocturne d’Adrien où la lumière sale et l’impression de couleurs artificiellement outrées renforcent le sentiment de malaise devant les errances du personnage. La froideur clinique de la lumière de la scène de la révélation à Pierre de son infortune à la fois souligne la dureté du retour à la réalité et n’est pas sans évoquer certaines parties du « Déjeuner sur l’Herbe » de Manet, voire de la « Naissance du Monde » de Courbet. Le cadrage manifestement soigné laisse peu de place à des images différentes d’un découpage horizontal en 2/3 – 1/3. Et ce parfois presque au prix d’une ébauche de lassitude faisant comme attendre le moment où une faute d’inattention laissera échapper un plan différent. Mais lassitude toute transitoire, vite rattrapée par l’ambiance qui reprend par la main vers le fil de l’histoire.
La vraie question qui reste posée est finalement, outre les qualités esthétiques et l’intérêt qu’on peut porter à la préoccupation de Nicole Garcia pour l’âme masculine, le passage à l’âge adulte, voire la métaphore religieuse, concerne finalement le fondement du choix de traitement : fallait-il à ce point disséquer le propos au risque de le rendre confus par la multiplicité des approches, ou ne pouvait-on pas conserver le propos initial d’un film épuré à deux visages ?
On connaissait jusque là un Charlie sans visage qui servait de moteur secret à trois Drôles de Dames. Nicole Garcia nous propose de compléter notre panoplie d’un Charlie moteur muet de six drôles de mecs. Puissance de l’enfance dont l’énergie contenue permet de passer de trois à six marionnettes ? Nicole Garcia a beau prétendre que le titre de son film est un résidu de titre provisoire qu’il lui a finalement paru inutile de remanier et qu’il ne faut pas y voir davantage malice, que le « selon » ne doit surtout pas s’entendre comme celui de l’Evangile selon Saint X ou Y, elle évite soigneusement de nous révéler le pourquoi de « Charlie ». Et pourtant, le titre de ce dernier opus en révèle probablement bien plus qu’il n’y parait sur l’intention du film présenté le 20 Août 2006, en présence de la réalisatrice et de deux de ses acteurs, en avant première commerciale après les quelques corrections apportées suite à l’accueil un peu frais de sa présentation festivalière cannoise.
Mathieu (Patrick Pineau), paléo-anthropologue de renom, vient passer quelques jours, sous le prétexte d’animation d’un séminaire, dans sa ville natale, fuie depuis longtemps. En réalité, le voyage a pour objet de reprendre contact avec Pierre (Benoît Magimel), son ancien collaborateur qui a déserté le CNRS pour un poste de professeur de Sciences-Nat’ dans le lycée local. L’accueil de la célébrité incombe à Jean-Louis Bertagnat (Jean-Pierre Bacri), le maire désabusé et miné d’ennui de la somnolente cité côtière. Entre autres gamins, Pierre a dans sa classe un jeune Charlie (Ferdinand Martin) de 11 ans, soumis aux tensions conjugales de ses parents, témoin muet de l’infidélité de son père, Serge (Vincent Lindon). Dans les croisements de leurs destins, vient se prendre Joss (Benoît Poelvoorde), minable fripouille profitant de sa liberté conditionnelle pour monter un piteux larcin. Enfin, et quasiment déconnecté des parcours des autres personnages si ce n’est par la géographie, Adrien (Arnaud Valois), jeune tennisman en proie au doute, déroule les mêmes journées comme une relecture révoltée de sa carrière potentielle et des abandons qu’elle lui impose. Les fils de ces sept destinées se tissent durant quelques heures en un écheveau serré sous l’œil presqu’amusé de la caméra.
De l’aveu même de Nicole Garcia, le scenario est construit autour des retrouvailles de deux personnages masculins après l’absence de l’un des deux, autour de la confrontation de leurs regards plus que de leurs discours. La référence affichée renvoie à la tradition du western, à ces univers de mâles où la profondeur de l’émotion transpire de celle du regard plus que de celle des mots. Les silences infinis, les non-dits explicites, la pudeur de la retenue dont le moindre relâchement est susceptible de libérer une violence purificatrice, tels qu’ « Il était une fois dans l’Ouest » ou « Les sept Mercenaires » les ont iconisés, sont ouvertement convoqués dans la genèse de « Selon Charlie ». Les autres personnages ne seraient que le résultat d’une broderie comblant les blancs de ces non-dits, développant l’histoire autour de cette rencontre centrale. Charlie, seul personnage d’enfant, serait comme l’œil de la caméra, le point de ralliement de ces vies qui se croisent, le centre de gravité par lequel le spectateur - et l’auteur – entre(nt) en contact avec cet univers d’hommes qui taisent l’essentiel, qui vivent leurs contradictions dans le silence et la solitude de leur position de virilité. Charlie, c’est le regard du réalisateur. Nicole Garcia conclut ainsi une de ses interventions : « Charlie, c’est moi ».
Les femmes, de leurs postes en périphérie de l’histoire, demeurent à l’écart apparent de cette solitude où les destins des hommes se tissent, sans que ceux-ci réalisent que, du bord de la toile, ce sont bien elles qui retiennent les extrémités des brins du tissu, c’est bien vers elles que convergent tous les écheveaux. Ou dit dans un renversement, c’est bien dans leurs mains que se joignent les fils qui commandent les mouvements de toutes ces mâles marionnettes.
Pourtant d’entrée, le décor est planté. Jean-Louis Bertagnat se tient, devant des caméras de journalistes, au centre d’un carré de crocus, et interroge les techniciens : On les voit bien, mes pensées ? A l’autre bout du film, l’exposé anthropologique de Mathieu tente de mettre à jour le mode de vie et les motivations de l’homme préhistorique qu’il a dégagé de sa gangue de glace, jusqu’à ce que sa conclusion lapidaire vienne éclairer le film : Finalement, peut-être marchait-il simplement vers la lumière. Et, autre scène clé, c’est l’un des paradoxes de l’âme que de chercher cette lumière en s’enfonçant plus profondément dans l’obscurité d’une tempête : si Pierre abandonne le monde de Mathieu, le monde des hommes, des vrais, c’est en quête d’un sens et comme absorbé par un aveuglant tourbillon de neige.
Dès lors, tout est dit. De ce qu’on croyait être une histoire de destins croisés, il faudra lire un destin pensé. Dans ce qu’on s’était laissé vendre comme un voyage en terre d’aventure masculine, il faudra reconstruire les différentes facettes d’un destin unique : il ne s’agira pas d’observer des hommes se débattre face à l’adversité ou la fatalité, il ne sera question que de l’interrogation d’une femme, Nicole Garcia, disséquant ce qu’elle observe de la position d’un homme, en déclinant les tranches de section sous le costume de personnages isolés dans leur cohérence spécifique. Charlie est ainsi bien plus qu’un point de ralliement, qu’un centre focal, bien plus qu’un personnage même dont il n’a que l’apparence de l’existence. Il est le prisme par lequel l’âme masculine se décompose en un spectre d’émotions séparées. Il est le révélateur par lequel chacune de ces pseudo-vies est séparée du corps unique qu’elle compose, et le moteur par lequel elles se recomposent en un emboîtement mystérieux.
Pris dans la tourmente des choix, entre la tentation de ses envies et la frustration de ses possibles, Jean-Louis Bertagnat balance d’une option à l’autre, d’une attitude à l’autre, du courage à la lâcheté, de la lâcheté au courage, en permanence au bord du choix du renoncement, de la démission. Tentant de ménager à la fois chèvre et chou, refusant de choisir entre les deux, il se réfugie dans la solution de l’ennui, de l’aigreur, dont seule l’acceptation de l’acte du choix, tout compte fait, saura le sortir. Cette capacité au choix, cette droiteur sans état d’âme, c’est justement celle qu’il envie en Mathieu dont l’incapacité à l’hésitation le prive de cette part de tendresse abandonnée à l’enfance passée. Au contraire, Pierre tient tout entier dans le doute et la démission. Là où Pierre, au volant de sa voiture, doit être guidé par Charlie qui lui indique « A gauche » pour la route à prendre vers le lieu de la révélation de la faille qui le sape, Mathieu, dans la scène suivante, indique lui-même au chauffeur de taxi « A gauche » pour se rendre à sa maison natale où l’attend la confrontation douloureuse et stoïque au passé d’une enfance dont ses choix ont imposé la mise à l’écart.
Et dans l’espace entre les certitudes et le doute permanent, entre la virilité sur son piédestal et l’indécision confinant au renoncement, se tient toute une humanité qui cherche sa voie avec les moyens du bord : Joss se bricolant l’espoir d’une impossible réinsertion, Serge tentant d’échapper à la sinistrose du quotidien en allant vérifier si l’herbe est effectivement plus verte dans le harem du voisin. Mais dans cette humanité, l’absolu n’existe pas, la réalité vous retient et vous ramène du fantasme et des rêves de gloire ou d’ailleurs à la vérité de votre vie, certes triviale, mais finalement concrète et bien vivante. La différence entre cet espace de l’humain et ces extrêmes d’absolu, c’est le passage à l’acte, c’est le fait de « sauter le pas », c’est le geste d’Adrien qui s’élance dans une chute en acceptant, si ce n’est en souhaitant, qu’elle puisse être sans retour. Mais même ainsi, la marche est bien haute et le retour imposé ne peut être exclu. A ceci près que le retour se fait alors les bagages chargés de l’expérience du choix. Et qu’on sort enfin de l’enfance et de l’univers des magies toutes puissantes pour entrer dans l’âge adulte où le bonheur ne dépend plus d’un quelconque absolu mais se construit malgré tout dans l’acceptation de l’adversité.
Charlie, s’il est cette énergie décomposante et recomposante, s’il est ce prisme et cette force de cohésion, s’il est ce supplément d’âme qui fait passer de l’enfant à l’adulte, pourrait simplement glisser à l’oreille de chacun des six personnages ce vers de Shakespeare dans Richard III que Nicole Garcia présente comme ayant été un autre titre envisagé pour son film : « Demain dans la bataille, pense à moi ». Parole quasi christique si proche du « Ne craignez plus » de Jésus à ses apôtres. Et par là même, est-on si loin de cet Evangile selon Saint X que récusait la réalisatrice dans son introduction ? Est-il si étonnant que Charlie, conduisant Pierre à sa révélation, le devance et l’attende justement sur les marches d’une église, au pied de l’ogive du portail surmonté d’une croix, Christ ramassé descendu de sa croix pour montrer aux hommes la voie de la prise de conscience et du passage à l’âge adulte ? Est-il si surprenant sous cet angle que celui qui est attendu sur les marches de l’église porte justement le nom de Pierre ?
Mais faut-il aller jusque là dans la recherche de la pensée de Nicole Garcia ? Ou faut-il s’arrêter en chemin et se contenter d’un regard sur l’émotion qu’elle transmet et sur les moyens de cette émotion ? Car si le scenario mérite tant d’attention, c’est bien aussi qu’il est porté par une mise en place efficace. Peu de mots, peu de discours, c’était l’intention annoncée. Et malgré cet a priori, le message est presque transparent, le filet puissant qui retient l’attention sur le mystère de cette vie qui se décline à l’écran. Certes les scènes de groupe confinent parfois à un certain fouillis tant la réalisatrice est manifestement plus à l’aise avec les ambiances intimistes à quelques personnages, mais lorsque l’action se recentre se développe le talent de filmer. La visite de Mathieu dans sa maison d’enfance brille de sobriété, tout peuplée qu’elle est à la fois de silence et de non-dits lourds de sens. L’image y est, comme dans la plupart des scènes essentielles, baignées d’une lumière presque picturale. Jusqu’à la virée nocturne d’Adrien où la lumière sale et l’impression de couleurs artificiellement outrées renforcent le sentiment de malaise devant les errances du personnage. La froideur clinique de la lumière de la scène de la révélation à Pierre de son infortune à la fois souligne la dureté du retour à la réalité et n’est pas sans évoquer certaines parties du « Déjeuner sur l’Herbe » de Manet, voire de la « Naissance du Monde » de Courbet. Le cadrage manifestement soigné laisse peu de place à des images différentes d’un découpage horizontal en 2/3 – 1/3. Et ce parfois presque au prix d’une ébauche de lassitude faisant comme attendre le moment où une faute d’inattention laissera échapper un plan différent. Mais lassitude toute transitoire, vite rattrapée par l’ambiance qui reprend par la main vers le fil de l’histoire.
La vraie question qui reste posée est finalement, outre les qualités esthétiques et l’intérêt qu’on peut porter à la préoccupation de Nicole Garcia pour l’âme masculine, le passage à l’âge adulte, voire la métaphore religieuse, concerne finalement le fondement du choix de traitement : fallait-il à ce point disséquer le propos au risque de le rendre confus par la multiplicité des approches, ou ne pouvait-on pas conserver le propos initial d’un film épuré à deux visages ?
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