Des escarres de l’âme
Il y a des jours comme ça où on se demande ce qui peut bien nous pousser à agir. On est devant une porte, on hésite, on réfléchit. On se dit que de l’autre côté, il y a ce sale type de Marcel avec qui on s’est déjà engueulé hier, comme avant-hier, et comme tous les jours avant depuis aussi longtemps qu’on se souvienne. On se doute bien qu’il n’y a pas de raison que ça ne recommence. On se dit que ce serait tellement bien de pouvoir échapper un jour à la dispute rituelle avec ce crétin. Ce serait pourtant simple, il suffirait de ne pas la pousser, cette fichue porte. On est là, immobile, songeur, preque sur le point d’entamer un demi-tour. Et soudain, dans un mouvement tellement lent qu’il semble être tourné au ralenti, on voit sa main, sa propre main, qui s’élève, qui prend la direction de la poignée de la porte. Non, pas ça, pas encore ! Et bien si, encore : la main se pose doucement sur la poignée, et calmement, presque narquoise, appuie sur la clanche et la fait pivoter avant de laisser s’ouvrir le battant et de dévoiler la silhouette de Marcel et la scène de la prochaine engueulade. Et quand, plus tard, le calme revient enfin, on se demande encore ce qui nous a poussé à ce geste insensé.
Le théâtre de Tennessee Williams, ou du moins ce que le cinéma en a donné à voir, est précisément de ce genre d’aventure. On prend le DVD, on regarde la pochette, on s’enfonce mentalement dans la reproduction de l’affiche, on se liquéfie devant une distribution qui fait office de carte routière du pays du cinéma, mais on sait d’avance que le trajet ne sera pas de tout repos. On respire, un peu haletant, hésitant devant le lecteur de disques. On reste là, obnubilé, comme suspendu entre le titre du film qui vous trotte dans la tête et le passage à l’acte. On sait par avance, et avant même de l’avoir vu, que pas grand-chose ne ressemblera jamais au film gravé dans ce bout de plastique qu’on tient entre ses doigts. On sait aussi les affres de la condition humaine qui y sont interrogés, même si l’on ignore encore lesquels. On sait tout cela, et c’est bien pour cela qu’on hésite encore. Pourtant, dans un mouvement tellement lent qu’il semble être tourné au ralenti, on voit sa main, sa propre main, qui s’élève, qui prend la direction de la télécommande. Non, pas ça, pas encore ! Et bien si, encore : la main se pose doucement sur l’instrument, et calmement, presque narquoise, appuie sur les touches et fait s’ouvrir le film.
« Soudain, l’été dernier » s’affiche alors à l’écran. Le Dr Cukrowicz (Montgomery Clift) est en train de pratiquer une intervention chirurgicale délicate, une lobotomie, qu’il expérimente dans la salle opératoire vétuste de l’hôpital public où il travaille, sous l’œil de quelques étudiants et du directeur de l’établissement. Le directeur, le Dr Hockstader (Albert Dekker), ne tarde pas à se faire prendre à partie par Cukrowicz à l’issue de l’intervention à propos des conditions d’exercice qu’il propose. Il se défend en soulignant son manque de financement et en suggérant au jeune chirurgien de rencontrer Violet Venable (Katharine Hepburn), une riche mécène qui se propose de soutenir financièrement l’hôpital tant elle est intéressée par les travaux de Cukrowicz. Lors de leur rencontre, ce dernier comprend rapidement que l’offre de subvention est reliée à son acceptation de pratiquer l’intervention sur Catherine Holly (Elizabeth Taylor), la nièce de Mrs Venable, qui est enfermée dans une institution privée depuis le décès traumatisant de son cousin Sebastian, le fils de Violet qui vouait un véritable culte à son poète de fils, lors d’un voyage qu’ils avaient entrepris ensemble en Europe. Sans réellement donner son accord, le médecin accepte de rencontrer la jeune femme puis de la prendre en observation dans son service avant toute décision.
Cukrowicz réalise progressivement que le trouble de Catherine repose sur l’horreur des conditions du décès de Sebastian et ne relève pas de la lobotomie, tandis que l’exigence de Violet Venable repose sur le déni du récit de ces conditions que proclame Catherine. Les relations complexes à l’intérieur de la famille, auxquelles participent la mère de Catherine, Grace (Mercedes McCambridge), et son frère Georges (Gary Raymond), viennent ajouter à la confusion, sans compter les pressions exercées par le Dr Hockstader, pressé de voir Cukrowicz accéder à la demande de Mrs Venable afin d’en recevoir la donation promise.
Sur ce fond d’enquête médicale, l’histoire se développe en de multiples plans. Les clés sont innombrables dans un récit à entrées multiples et strates infinies. La moindre scène est surchargée de symboles, d’allusions, d’allégories. Le moindre détail est signifiant à l’un ou l’autre, voire à l’un et l’autre, niveau. Au point qu’il est difficile de savoir par où commencer tant les clés sont nombreuses et forment un volumineux trousseau.
Peut-être est-il alors utile de démarrer par quelques anecdotes, juste pour resituer l’ambiance et le contexte du film.
L’histoire racontée se déroule en 1937. C’est justement l’année durant laquelle Rose, la sœur de Tennesee Williams, qui vivait en hôpital psychiatrique depuis sa jeunesse, dut subir, après l’échec des différentes thérapeutiques chimiques ou électriques connues à cette époque pour la schizophrénie grave dont elle souffrait, une lobotomie qui la laissa diminuée jusqu’à sa mort. Tennessee Williams, qui avait un lien très fort avec sa sœur, en conçut une rancune tenace contre ses parents, qui avaient autorisé l’intervention. Ayant entamé une psychanalyse dans le milieu des années 50, il aurait été incité à rédiger « Suddenly, last summer » par son analyste afin de l’aider à clarifier certains points de sa thérapie.
Le film reprend la pièce de Tennessee Williams en la modifiant notablement, de façon à en atténuer, voire à en masquer, les références les plus directes à l’homosexualité dont l’exposition à l’écran se heurtait à l’opposition des ligues de vertu et au code de bonne conduite que s’étaient fixé les Studios.
Montgomery Clift, encore sous le choc d’un grave accident de voiture dont il ne surmontait péniblement les séquelles qu’avec l’aide d’alcool et d’antalgiques morphiniques au prix de troubles de mémoire importants, avait été imposé sur le tournage par une Elizabeth Taylor elle-même à peine sortie de la mort brutale de son mari en 1958. Mankiewicz était exaspéré par Clift et n’en faisait pas mystère, au point d’avoir plusieurs fois menacé de se retirer du film. L’ambiance était à ce point délétère sur le tournage que Katherine Hepburn aurait fini par cracher au visage du réalisateur et du producteur.
Dans ce contexte, comment le film aurait-il pu ne pas se transformer en un vaste chaudron freudien où pouvaient mijoter à l’envi tous les tourments de l’âme de l’auteur, relevés par un lourd assaisonnement psychanalytique et symbolique ?
Il y est d’abord question d’une relation fusionnelle entre une mère et son fils, encore qu’on ne sache pas bien si la fusion n’est pas à sens unique dans l’esprit de Violet, le comportement terminal de Sebastian semblant indiquer une tentative de sortie de la fusion. Une mère toute puissante, admirative non pas de la réalité de son fils, mais bien plus de l’image idéalisée qu’elle s’ent fait, en poète maudit, non reconnu de son vivant, plongé dans l’écriture éternelle du même poème d’été, année après année. Mère dévoreuse sans vouloir se l’avouer comme elle nourrit, mais par procuration à Miss Foxhill, la zélée gouvernante, la plante carnivore sous cloche dans le jardin tropical de leur maison depuis la mort de son fils, jardin-jungle dont le sauvage désordre donne à imaginer le comparable désordre de l’esprit troublé de Sebastian. Le jardin est d’ailleurs peuplé de recoins et de détails plus ou moins allégoriques, depuis la plante carnivore alimentée à grands frais de mouches commandées par la poste, jusqu’à la statue décharnée d’un ange de la mort, jusqu’aux panonceaux indiquant le nom de chaque plante et qui ont progressivement disparu depuis la mort de Sebastian, jusqu’à l’antre perdue dans un sous-bois de ce fils parfait dont l’ameublement signe un tout autre goût que celui désordonné affiché par le jardin.
Dans ce bric-à-brac symbolique, l’homosexualité de Sebastian n’a même plus besoin d’être réellement dite. Elle est tellement suggérée dans le maniérisme de tout ce qui le touchait, et surtout dans cette omniprésence maternelle, qu’elle est à la fois immédiatement reconnaissable par les codes qu’elle utilise et significative du travail sur lui-même de Tennessee Williams à la recherche d’une explication à ses propres penchants. Réalité psychologique ou pur reflet de l’interprétation admise à l’époque d’une préférence sexuelle particulière, l’homosexualité de Sebastian semble être ici clairement et douloureusement vue comme le fruit d’un conditionnement né d’une pathologie de la relation mère-fils. La référence au drame fusionnel d’Œdipe est transparente dès le simple prénom de Mrs Venable, Violet, traduction littérale de la racine grecque de Jocaste, mère et épouse d’Œdipe.
De même que le trouble jeté dans la « normalité » entraîne comme dans un tourbillon interminable tout ce qu’il peut y avoir de sacré dans la notion de famille, littéralement dans la famille « Holly ». Pas de mystère si la mère de cette branche, toute pure qu’elle se proclame par son simple prénom de « Grace », est la première à abandonner la partie face à cette insoutenable adversité, à se replier sur une cécité lui permettant de survivre. Catherine n’a pas cette chance, qui s’effondre sous de poids de la révélation, tombant de Charybde en Sylla de sa mère Grace à l’infirmière qui lui est affectée lorsque sa pensée vacille, Sœur Felicity. Pessimisme fondamental, désespoir ultime, ni la grâce ni la félicité ne lui permettent de rompre la spirale de la folie. Imposture et défaillance de la religion même qui laisse périr le fils, comme Saint Sébastien transpercé des flèches du désespoir, sans que ni Grâce ni Félicité ne soient du moindre secours.
Si la psychanalyse ne permet que d’expliquer les choses sans y apporter de solution, que ce soit par défaillance constitutionnelle ou par une prévarication dont Hockstader est le pitoyable symbole, miné qu’il est par l’appât du gain, si la religion n’est d’aucun secours, le salut peut néanmoins venir d’ailleurs, de Cukrowicz dont l’auteur nous traduit le nom comme signifiant « sucre ». Il est tentant d’y lire la puissance salvatrice de la douceur, de cette dernière qualité humaine quand la raison et la foi ont tour à tour rendu les armes. Ce serait sans compter sur les vertus cicatrisante du sucre, de ce sucre bien matériel dont l’application sur une plaie reste un efficace traitement des plaies chroniques, des escarres qui attaquent le corps aussi sûrement que les tourments attaquent et détruisent l’âme. Le Dr Cukrowicz n’est pas seulement cet étrange médecin qui sait abandonner le scalpel radical et brutal pour revenir à l’humanité de la médecine, il est aussi ce « Dr Sucre », comme le raille Mrs Venable, celui qui a le pouvoir de cicatriser les pires plaies de l’âme. Mais il est aussi, par la blancheur du produit dont il tire son nom, cette armure de pureté qui conjure le mal et en protège les faibles et les innocents. Il est cette blouse opératoire immaculée qui travaille contre le mal organique. Il est ce pont avec un Sebastian déjà perdu mais jusqu’à l’instant de sa mort toujours vêtu de blanc. Sebastian / Cukrowicz, chevaliers blancs contre le noir de la mort, le noir de cette immonde statue dans le jardin des Venable, le noir de la mort qui rode sous la forme d’un noir nuage de mouettes rapaces et meurtrières et vient dévorer le flanc des innocents bébés-tortues à l’heure de leur éclosion. Sebastian la victime, Cukrowicz le sauveur.
Il est ainsi question d’homosexualité, de religion, de salut, presque de rédemption. Il est ensuite question de nos capacités à affronter l’impensable. De l’aptitude humaine à faire face à l’adversité et à la folie, parfois de face, parfois de dos, à l’image de Catherine s’engageant sur le pont qui traverse chacune des deux salles en forme de fosse faisant office de salles communes pour les pensionnaires de l’hôpital psychiatrique, celle des hommes et celle des femmes. Dans les deux cas, quelle que soit la manière de s’y engager, de face ou à reculons, Catherine manque de peu d’y chuter, comme happée par le vide de ces esprits perdus qui peuplent la fosse. Pour au bout du compte en être sauvée par l’intervention d’un infirmier blond et tout de blanc vêtu qui la ceinture à bras le corps. L’impensable, l’innommable, l’horreur, autant de formes du vide contre lequel aucune barrière ne peut se lever sinon la folie, à moins qu’une aide extérieure ne vienne rendre le combat équitable. Alors la raison qu’on croyait engloutie commence à reprendre vie. Et c’est là que se tient l’espoir, dans cette aptitude, depuis le fond du drame, à reprendre pied et à faire la route dans l’autre sens, vers la lumière et le salut.
Et lorsque survient le dénouement, patiemment construit dans cette lutte sauvage entre le bien et le mal, l’espoir et le désespoir, la raison et la folie, la vie et la mort, le blanc et le noir, le mystère cesse d’être tu, le non-dit, l’indicible prend corps dans la voix, dans un long monologue hypnotique de Catherine. Jusqu’à une explosion cathartique d’une horreur sans nom, d’un cannibalisme primitif à la fois sauvage, mais tout autant initiatique et rédempteur. Le symbolisme qui tout au long du film en avait imprégné chaque minute, se déverse alors à pleins bouillons dans une densité hallucinante. Chaque image ou presque pourrait faire l’objet d’une analyse détaillée. Chaque geste, chaque mot, chaque position ou chaque mouvement de caméra est chargé de sens. Même ce qu’on ne voit pas à l’écran, qui n’est que suggéré, est encore gorgé de signifiant jusqu’à la nausée. La catharsis finale, chère à la psychanalyse et point d’orgue attendu d’un film qui s’y prépare depuis ses premières images, est à ce prix de l’explosion du sens. La caméra qui avait jusque là choisi un parti pris de film noir se transforme soudain en un périscope mental sondant les recoins les plus reculés de souvenirs les plus flous. Les gestes sont emphatiques, inspirés, théâtraux. Il y a dans ces images quelque chose des films de Cocteau, entre le rêve et la réalité. Un testament d’Orphée transposée d’un univers de poésie à un monde de psychologie profonde quasi spéléologique.
Quand le film prend fin, comme on restait hésitant devant la télécommande ou la jaquette du DVD avant le démarrage, on reste là, silencieux et épuisé, devant l’écran noir du téléviseur tournant enfin à vide. Je ne sais pas si c’est la marque des grands films. Si ça ne l’est pas, ça y ressemble quand même fichtrement !
Il y a des jours comme ça où on se demande ce qui peut bien nous pousser à agir. On est devant une porte, on hésite, on réfléchit. On se dit que de l’autre côté, il y a ce sale type de Marcel avec qui on s’est déjà engueulé hier, comme avant-hier, et comme tous les jours avant depuis aussi longtemps qu’on se souvienne. On se doute bien qu’il n’y a pas de raison que ça ne recommence. On se dit que ce serait tellement bien de pouvoir échapper un jour à la dispute rituelle avec ce crétin. Ce serait pourtant simple, il suffirait de ne pas la pousser, cette fichue porte. On est là, immobile, songeur, preque sur le point d’entamer un demi-tour. Et soudain, dans un mouvement tellement lent qu’il semble être tourné au ralenti, on voit sa main, sa propre main, qui s’élève, qui prend la direction de la poignée de la porte. Non, pas ça, pas encore ! Et bien si, encore : la main se pose doucement sur la poignée, et calmement, presque narquoise, appuie sur la clanche et la fait pivoter avant de laisser s’ouvrir le battant et de dévoiler la silhouette de Marcel et la scène de la prochaine engueulade. Et quand, plus tard, le calme revient enfin, on se demande encore ce qui nous a poussé à ce geste insensé.
Le théâtre de Tennessee Williams, ou du moins ce que le cinéma en a donné à voir, est précisément de ce genre d’aventure. On prend le DVD, on regarde la pochette, on s’enfonce mentalement dans la reproduction de l’affiche, on se liquéfie devant une distribution qui fait office de carte routière du pays du cinéma, mais on sait d’avance que le trajet ne sera pas de tout repos. On respire, un peu haletant, hésitant devant le lecteur de disques. On reste là, obnubilé, comme suspendu entre le titre du film qui vous trotte dans la tête et le passage à l’acte. On sait par avance, et avant même de l’avoir vu, que pas grand-chose ne ressemblera jamais au film gravé dans ce bout de plastique qu’on tient entre ses doigts. On sait aussi les affres de la condition humaine qui y sont interrogés, même si l’on ignore encore lesquels. On sait tout cela, et c’est bien pour cela qu’on hésite encore. Pourtant, dans un mouvement tellement lent qu’il semble être tourné au ralenti, on voit sa main, sa propre main, qui s’élève, qui prend la direction de la télécommande. Non, pas ça, pas encore ! Et bien si, encore : la main se pose doucement sur l’instrument, et calmement, presque narquoise, appuie sur les touches et fait s’ouvrir le film.
« Soudain, l’été dernier » s’affiche alors à l’écran. Le Dr Cukrowicz (Montgomery Clift) est en train de pratiquer une intervention chirurgicale délicate, une lobotomie, qu’il expérimente dans la salle opératoire vétuste de l’hôpital public où il travaille, sous l’œil de quelques étudiants et du directeur de l’établissement. Le directeur, le Dr Hockstader (Albert Dekker), ne tarde pas à se faire prendre à partie par Cukrowicz à l’issue de l’intervention à propos des conditions d’exercice qu’il propose. Il se défend en soulignant son manque de financement et en suggérant au jeune chirurgien de rencontrer Violet Venable (Katharine Hepburn), une riche mécène qui se propose de soutenir financièrement l’hôpital tant elle est intéressée par les travaux de Cukrowicz. Lors de leur rencontre, ce dernier comprend rapidement que l’offre de subvention est reliée à son acceptation de pratiquer l’intervention sur Catherine Holly (Elizabeth Taylor), la nièce de Mrs Venable, qui est enfermée dans une institution privée depuis le décès traumatisant de son cousin Sebastian, le fils de Violet qui vouait un véritable culte à son poète de fils, lors d’un voyage qu’ils avaient entrepris ensemble en Europe. Sans réellement donner son accord, le médecin accepte de rencontrer la jeune femme puis de la prendre en observation dans son service avant toute décision.
Cukrowicz réalise progressivement que le trouble de Catherine repose sur l’horreur des conditions du décès de Sebastian et ne relève pas de la lobotomie, tandis que l’exigence de Violet Venable repose sur le déni du récit de ces conditions que proclame Catherine. Les relations complexes à l’intérieur de la famille, auxquelles participent la mère de Catherine, Grace (Mercedes McCambridge), et son frère Georges (Gary Raymond), viennent ajouter à la confusion, sans compter les pressions exercées par le Dr Hockstader, pressé de voir Cukrowicz accéder à la demande de Mrs Venable afin d’en recevoir la donation promise.
Sur ce fond d’enquête médicale, l’histoire se développe en de multiples plans. Les clés sont innombrables dans un récit à entrées multiples et strates infinies. La moindre scène est surchargée de symboles, d’allusions, d’allégories. Le moindre détail est signifiant à l’un ou l’autre, voire à l’un et l’autre, niveau. Au point qu’il est difficile de savoir par où commencer tant les clés sont nombreuses et forment un volumineux trousseau.
Peut-être est-il alors utile de démarrer par quelques anecdotes, juste pour resituer l’ambiance et le contexte du film.
L’histoire racontée se déroule en 1937. C’est justement l’année durant laquelle Rose, la sœur de Tennesee Williams, qui vivait en hôpital psychiatrique depuis sa jeunesse, dut subir, après l’échec des différentes thérapeutiques chimiques ou électriques connues à cette époque pour la schizophrénie grave dont elle souffrait, une lobotomie qui la laissa diminuée jusqu’à sa mort. Tennessee Williams, qui avait un lien très fort avec sa sœur, en conçut une rancune tenace contre ses parents, qui avaient autorisé l’intervention. Ayant entamé une psychanalyse dans le milieu des années 50, il aurait été incité à rédiger « Suddenly, last summer » par son analyste afin de l’aider à clarifier certains points de sa thérapie.
Le film reprend la pièce de Tennessee Williams en la modifiant notablement, de façon à en atténuer, voire à en masquer, les références les plus directes à l’homosexualité dont l’exposition à l’écran se heurtait à l’opposition des ligues de vertu et au code de bonne conduite que s’étaient fixé les Studios.
Montgomery Clift, encore sous le choc d’un grave accident de voiture dont il ne surmontait péniblement les séquelles qu’avec l’aide d’alcool et d’antalgiques morphiniques au prix de troubles de mémoire importants, avait été imposé sur le tournage par une Elizabeth Taylor elle-même à peine sortie de la mort brutale de son mari en 1958. Mankiewicz était exaspéré par Clift et n’en faisait pas mystère, au point d’avoir plusieurs fois menacé de se retirer du film. L’ambiance était à ce point délétère sur le tournage que Katherine Hepburn aurait fini par cracher au visage du réalisateur et du producteur.
Dans ce contexte, comment le film aurait-il pu ne pas se transformer en un vaste chaudron freudien où pouvaient mijoter à l’envi tous les tourments de l’âme de l’auteur, relevés par un lourd assaisonnement psychanalytique et symbolique ?
Il y est d’abord question d’une relation fusionnelle entre une mère et son fils, encore qu’on ne sache pas bien si la fusion n’est pas à sens unique dans l’esprit de Violet, le comportement terminal de Sebastian semblant indiquer une tentative de sortie de la fusion. Une mère toute puissante, admirative non pas de la réalité de son fils, mais bien plus de l’image idéalisée qu’elle s’ent fait, en poète maudit, non reconnu de son vivant, plongé dans l’écriture éternelle du même poème d’été, année après année. Mère dévoreuse sans vouloir se l’avouer comme elle nourrit, mais par procuration à Miss Foxhill, la zélée gouvernante, la plante carnivore sous cloche dans le jardin tropical de leur maison depuis la mort de son fils, jardin-jungle dont le sauvage désordre donne à imaginer le comparable désordre de l’esprit troublé de Sebastian. Le jardin est d’ailleurs peuplé de recoins et de détails plus ou moins allégoriques, depuis la plante carnivore alimentée à grands frais de mouches commandées par la poste, jusqu’à la statue décharnée d’un ange de la mort, jusqu’aux panonceaux indiquant le nom de chaque plante et qui ont progressivement disparu depuis la mort de Sebastian, jusqu’à l’antre perdue dans un sous-bois de ce fils parfait dont l’ameublement signe un tout autre goût que celui désordonné affiché par le jardin.
Dans ce bric-à-brac symbolique, l’homosexualité de Sebastian n’a même plus besoin d’être réellement dite. Elle est tellement suggérée dans le maniérisme de tout ce qui le touchait, et surtout dans cette omniprésence maternelle, qu’elle est à la fois immédiatement reconnaissable par les codes qu’elle utilise et significative du travail sur lui-même de Tennessee Williams à la recherche d’une explication à ses propres penchants. Réalité psychologique ou pur reflet de l’interprétation admise à l’époque d’une préférence sexuelle particulière, l’homosexualité de Sebastian semble être ici clairement et douloureusement vue comme le fruit d’un conditionnement né d’une pathologie de la relation mère-fils. La référence au drame fusionnel d’Œdipe est transparente dès le simple prénom de Mrs Venable, Violet, traduction littérale de la racine grecque de Jocaste, mère et épouse d’Œdipe.
De même que le trouble jeté dans la « normalité » entraîne comme dans un tourbillon interminable tout ce qu’il peut y avoir de sacré dans la notion de famille, littéralement dans la famille « Holly ». Pas de mystère si la mère de cette branche, toute pure qu’elle se proclame par son simple prénom de « Grace », est la première à abandonner la partie face à cette insoutenable adversité, à se replier sur une cécité lui permettant de survivre. Catherine n’a pas cette chance, qui s’effondre sous de poids de la révélation, tombant de Charybde en Sylla de sa mère Grace à l’infirmière qui lui est affectée lorsque sa pensée vacille, Sœur Felicity. Pessimisme fondamental, désespoir ultime, ni la grâce ni la félicité ne lui permettent de rompre la spirale de la folie. Imposture et défaillance de la religion même qui laisse périr le fils, comme Saint Sébastien transpercé des flèches du désespoir, sans que ni Grâce ni Félicité ne soient du moindre secours.
Si la psychanalyse ne permet que d’expliquer les choses sans y apporter de solution, que ce soit par défaillance constitutionnelle ou par une prévarication dont Hockstader est le pitoyable symbole, miné qu’il est par l’appât du gain, si la religion n’est d’aucun secours, le salut peut néanmoins venir d’ailleurs, de Cukrowicz dont l’auteur nous traduit le nom comme signifiant « sucre ». Il est tentant d’y lire la puissance salvatrice de la douceur, de cette dernière qualité humaine quand la raison et la foi ont tour à tour rendu les armes. Ce serait sans compter sur les vertus cicatrisante du sucre, de ce sucre bien matériel dont l’application sur une plaie reste un efficace traitement des plaies chroniques, des escarres qui attaquent le corps aussi sûrement que les tourments attaquent et détruisent l’âme. Le Dr Cukrowicz n’est pas seulement cet étrange médecin qui sait abandonner le scalpel radical et brutal pour revenir à l’humanité de la médecine, il est aussi ce « Dr Sucre », comme le raille Mrs Venable, celui qui a le pouvoir de cicatriser les pires plaies de l’âme. Mais il est aussi, par la blancheur du produit dont il tire son nom, cette armure de pureté qui conjure le mal et en protège les faibles et les innocents. Il est cette blouse opératoire immaculée qui travaille contre le mal organique. Il est ce pont avec un Sebastian déjà perdu mais jusqu’à l’instant de sa mort toujours vêtu de blanc. Sebastian / Cukrowicz, chevaliers blancs contre le noir de la mort, le noir de cette immonde statue dans le jardin des Venable, le noir de la mort qui rode sous la forme d’un noir nuage de mouettes rapaces et meurtrières et vient dévorer le flanc des innocents bébés-tortues à l’heure de leur éclosion. Sebastian la victime, Cukrowicz le sauveur.
Il est ainsi question d’homosexualité, de religion, de salut, presque de rédemption. Il est ensuite question de nos capacités à affronter l’impensable. De l’aptitude humaine à faire face à l’adversité et à la folie, parfois de face, parfois de dos, à l’image de Catherine s’engageant sur le pont qui traverse chacune des deux salles en forme de fosse faisant office de salles communes pour les pensionnaires de l’hôpital psychiatrique, celle des hommes et celle des femmes. Dans les deux cas, quelle que soit la manière de s’y engager, de face ou à reculons, Catherine manque de peu d’y chuter, comme happée par le vide de ces esprits perdus qui peuplent la fosse. Pour au bout du compte en être sauvée par l’intervention d’un infirmier blond et tout de blanc vêtu qui la ceinture à bras le corps. L’impensable, l’innommable, l’horreur, autant de formes du vide contre lequel aucune barrière ne peut se lever sinon la folie, à moins qu’une aide extérieure ne vienne rendre le combat équitable. Alors la raison qu’on croyait engloutie commence à reprendre vie. Et c’est là que se tient l’espoir, dans cette aptitude, depuis le fond du drame, à reprendre pied et à faire la route dans l’autre sens, vers la lumière et le salut.
Et lorsque survient le dénouement, patiemment construit dans cette lutte sauvage entre le bien et le mal, l’espoir et le désespoir, la raison et la folie, la vie et la mort, le blanc et le noir, le mystère cesse d’être tu, le non-dit, l’indicible prend corps dans la voix, dans un long monologue hypnotique de Catherine. Jusqu’à une explosion cathartique d’une horreur sans nom, d’un cannibalisme primitif à la fois sauvage, mais tout autant initiatique et rédempteur. Le symbolisme qui tout au long du film en avait imprégné chaque minute, se déverse alors à pleins bouillons dans une densité hallucinante. Chaque image ou presque pourrait faire l’objet d’une analyse détaillée. Chaque geste, chaque mot, chaque position ou chaque mouvement de caméra est chargé de sens. Même ce qu’on ne voit pas à l’écran, qui n’est que suggéré, est encore gorgé de signifiant jusqu’à la nausée. La catharsis finale, chère à la psychanalyse et point d’orgue attendu d’un film qui s’y prépare depuis ses premières images, est à ce prix de l’explosion du sens. La caméra qui avait jusque là choisi un parti pris de film noir se transforme soudain en un périscope mental sondant les recoins les plus reculés de souvenirs les plus flous. Les gestes sont emphatiques, inspirés, théâtraux. Il y a dans ces images quelque chose des films de Cocteau, entre le rêve et la réalité. Un testament d’Orphée transposée d’un univers de poésie à un monde de psychologie profonde quasi spéléologique.
Quand le film prend fin, comme on restait hésitant devant la télécommande ou la jaquette du DVD avant le démarrage, on reste là, silencieux et épuisé, devant l’écran noir du téléviseur tournant enfin à vide. Je ne sais pas si c’est la marque des grands films. Si ça ne l’est pas, ça y ressemble quand même fichtrement !
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