Je ne me voyais pas comme ça
Je ne suis pas Sylvain Etiret. Je l'ai rencontré un soir, lors de la projection d' « Elève libre » au Cinéma des Cinéastes où était reprise l'intégrale de la sélection de la Quinzaine des Réalisateurs de Cannes 2008. Ce soir là, il sortait tout juste de la projection de « Tony Manero », et il avait une mine salement abattue. Le second film de la soirée venait de commencer quand il me glissa dans l'oreille « Tu ne voudrais pas écrire un petit quelque chose sur toi ? Je m'y collerais bien mais, dans l'humeur dans laquelle je me trouve, je crains de ne pas être très juste. Après tout, pour en parler, tu es sans doute mieux placé que moi, non ? ». Je ne sais pas bien pourquoi j'ai accepté, j'ai à peine réfléchi. Et tout cas, c'est comme ça que je me suis retrouvé un crayon à la main, en train de disserter sur cette histoire tournée par Joachim Lafosse. Je m'appelle Didier, et je ne joue qu'un rôle relativement secondaire dans cette histoire entre Pierre et Jonas. On n'est d'ailleurs pas très nombreux dans cette aventure : en plus de nous trois, il y a Nathalie, ma compagne, Delphine, la petite copine de Jonas, et Pascale et Serge, les parents de Jonas.
Joachim s'était mis en tête, pour son quatrième long métrage, de mettre en scène tout ce petit monde avec dans l'idée de raconter quelque chose sur la responsabilité, l'abus, la liberté, le libre arbitre. Tout ça dans un contexte belge marqué par l'affaire Dutroux et plus récemment par certains chapitres de l'affaire Fourniret. Je comprends qu'avec ça, Sylvain ne se soit pas senti de se mettre lui-même aux commentaires et ait préféré passer la main à quelqu'un « de l'intérieur ». Ceci dit, pourquoi moi ? Il ne m'a pas dit, et je n'ai pas demandé. Avec le recul, je me demande s'il a réellement choisi ou si ça n'a pas été simplement par hasard, parce que je passais par là. En tout cas, c'est comme ça que je me suis retrouvé le stylo en main.
Pour reprendre les choses au début, Jonas avait environ 16 ans quand tout a commencé. Il vivait avec son frère aîné, et théoriquement avec sa mère, quand elle n'était pas en vadrouille pour une raison ou pour une autre. Ses parents avaient divorcé depuis quelques temps déjà, et il ne voyait son père qu'occasionnellement, surtout quand il avait besoin d'un petit soutien financier. Il était en première mais ne se passionnait vraiment que pour le tennis dans lequel il se voyait une carrière. Ses résultats scolaires s'étaient mis à s'en ressentir, et à la fin de l'année scolaire, il s'était vu refusé le passage en terminale. Simultanément, ses résultats sportifs n'étaient pas non plus au niveau qu'il espérait, et son entraîneur lui expliqua qu'il ne se pensait plus la possibilité de le pousser dans cette voie. Pour une fois, son père lui refusa alors de prendre en charge l'école privée qu'il s'était mis en tête d'intégrer pour préparer le bac, ou plutôt le Jury, comme on dit en Belgique. Face à cette série de déboires, et en l'absence d'adulte acceptant de le soutenir, Jonas, qui n'avait pas non plus de réel copain de son âge, se mit à nous raconter ses difficultés.
Je ne sais même plus comment nous nous étions retrouvés sur son chemin. Peut-être simplement parce que nous étions des amis de sa mère et que nous étions là à ce moment là. Pierre, Nathalie et moi, avions l'habitude de nous voir régulièrement et nous avions alors commencé à nous retrouver également avec Jonas à dîner pour discuter et lui remonter le moral. La conversation tournait bien sûr autour de ses objectifs d'avenir, mais aussi de ses émois adolescents et de ses difficultés à se faire une petite copine. Il régnait entre nous une grande liberté de parole et tous les sujets étaient abordés avec le même mélange de tranquille sérénité et d'humour. En plaisantant à moitié, nous lui avions même prodigué quelques conseils qui s'avérèrent efficaces pour s'attacher une dénommée Delphine qu'il n'osait pas aborder. Quand un jour il se prit une cuite monumentale, c'est chez nous qu'il échoua jusqu'à son réveil. Devant sa détresse, Pierre, qui en avait la possibilité matérielle, lui proposa alors de le prendre sous son aile, de l'héberger et de lui servir de précepteur pour lui faire présenter le Jury en élève libre. En français de France, on dit en candidat libre. Personne ne trouva ainsi grand-chose à redire quand Jonas s'installa chez Pierre.
La cohabitation se déroula initialement dans une entente parfaite. Pierre était un précepteur admirable, efficace, clair, disponible, patient, généreux. Jonas se retrouva rapidement doté d'un ordinateur personnel bienvenu. Les leçons avançaient, s'accumulaient, à un rythme à la fois soutenu et ajusté à celui de Jonas. Chaque instant était propice à une nouvelle leçon, un nouvel enseignement, parfois académique, parfois improvisé, mais toujours calme et valorisant. Les sujets de philosophie étaient débattus, ramenés à un quotidien concret et rassurant, illustré de la traduction qu'en faisait Pierre dans sa vie de tous les jours. Souvent, nos dîners venaient ponctuer ces journées studieuses et apporter d'autres enseignements, sur la vie, les mœurs, les relations entre garçons et filles.
Progressivement, Jonas se détachait de ses liens extérieurs, limitait les contacts avec sa mère, puis même avec Delphine avec qui la rupture fut consommée après un dîner auquel nous l'avions conviée et durant lequel elle s'offusqua de la liberté de ton de la conversation. Lentement, Jonas et Pierre se repliaient sur eux-mêmes. Nathalie le fit même remarquer à Pierre en lui signalant que les voisins commençaient à se poser des questions et à les considérer comme un couple. Cela n'empêcha cependant pas la poursuite de nos rencontres. Pierre se chargeait des matières du programme. Nathalie et moi étions mis à contribution pour les sujets plus personnels, voire intimes. Les sexualités de toutes sortes étaient ainsi devenues un sujet de discussion comme un autre dans la mesure où il fallait bien que Jonas, isolé comme il l'était de toute autre référence extérieure, apprenne aussi dans ce domaine. Notre absence de tabou, à nous, adultes, permettait ainsi de débattre de choses ordinairement tues, tout en leur conservant un aspect ludique que nous tenions à maintenir pour Jonas. Une ou deux fois, Nathalie et moi avons même mis la main à la pâte en guise de démonstration. C'était amusant de voir la surprise de Jonas, presque sa gène. Pierre expliquerait sûrement ça mieux que je ne saurais le faire, peut-être en citant les principes éducatifs de Rousseau.
Et puis un jour, les choses ont réellement changé. Je pense que Pierre a dû passer à l'acte et ça a dû casser quelque chose. Il y a eu comme une sorte de tension entre eux, et même Nathalie et moi avons été sortis de leurs vies. Bien sûr, Jonas est resté chez Pierre jusqu'à l'examen, et j'ai d'ailleurs appris plus tard qu'il avait été reçu. Mais les choses avaient bien changé alors.
Quand Joachim a voulu filmer cette histoire, il a évidemment présenté les choses à sa façon, pour en faire ressortir le message qu'il voulait mettre en évidence. La progression lente de Jonas vers l'isolement dans une cellule nouvelle, en excluant de ses préoccupations tout ce qui l'attachait à l'extérieur, en entrant dans notre groupe comme on entre dans une secte, se soumettant à de plus en plus de délégation d'autorité, même si cette autorité n'est en fait de son point de vue que douceur, fait froid dans le dos, avec le recul. Sur le coup, on n'y voyait rien, je crois. On voyait juste un jeu, un peu pervers, certes, mais un jeu tout de même. La jeunesse de Jonas faisait bien partie du tableau, mais sans qu'on y prête vraiment attention de cette façon. Sur l'instant, on vivait les choses comme une entraide ludique. Sur l'écran, avec la distance, on se demande comment la confusion entre une relation d'éducation et une relation amicale, voire une relation plus intime, a pu nous échapper à ce point. Les choses étaient lentes, se construisaient par si petites touches qu'on n'a vu réellement le tableau final se dessiner que lorsque l'ensemble des pièces ont été disposées, sautant alors aux yeux.
Effectivement, il est question dans tout ça de liberté, de la liberté des uns qui ne sait pas voir quand l'autre ne dispose plus vraiment de la sienne, quand l'autre n'est pas à même d'exercer ce que soi-même on s'imagine être sa liberté. Il est question de libre arbitre et de la capacité ou non de chacun à estimer le sien comme celui de l'autre, et de se fourvoyer dans cette estimation. Il est question d'abus, d'autorité, de cette autorité morale qui ne sait même pas quand elle devient tellement totale qu'elle devient de fait abus d'autorité. Il est question de responsabilité, de celle du plus fort ou du plus instruit dans le maniement de concepts qu'il est à même de manier sans se rendre compte de ce que l'autre, plus faible et incapable de la même aisance, doit être par lui protégé contre ses propres erreurs.
Je sais que Joachim va même plus loin dans son intention, faisant, dans ses commentaires du film, allusion aux rapports étranges entre le pervers et le névrosé, dans lesquels l'un profite de l'autre, mais dans lesquels aussi l'autre attend de l'un qu'il profite de lui. Franchement, je ne suis pas certain qu'il n'aille pas un peu trop loin en attribuant à cette histoire une capacité d'exemplariser cela. Je ne me suis pas senti dans ce rapport, et je ne pense pas que Pierre ou Nathalie s'y retrouvent non plus. Il faudra que je leur demande, mais ça m'étonnerait. Peut-être que Joachim a raison de penser que ce rapport puisse exister, mais je ne pense pas en être l'illustration.
Sur un plan technique, je ne sais pas si je suis le mieux placé pour juger des qualités du film. Les acteurs me semblent bien exprimer les ambiguïtés de nos personnages. Jonathan Zaccaï (Pierre), Jonas Bloquet (Jonas), Claire Bodson (Nathalie), Pauline Etienne (Delphine), Anne Coesens (Pascale), Johan Leysen (Serge), et mêmeYannick Renier, qui tient mon rôle, restent sobres et crédibles. Claire Bodson a en plus une esthétique tout à fait attachante. La forme est claire, simple, se concentrant autant que possible sur le fond de l'histoire et les relations entre les personnages. Les images sont apparemment académiques, jouant à peine des effets. Les scènes de repas viennent apporter une respiration régulière, comme un débriefing ou une annonce des évolutions à venir dans la douce lumière du soir, chacun physiquement bien à l'abri devant la table et en apparence libre de participer à la conversation. Le soir où j'ai rencontré Sylvain, un spectateur dans la salle à l'issue de la projection fit remarquer la quasi exclusivité des plans tournés en caméra sur pied. Joachim appuya la chose en disant son regret que quelques scènes aient malgré tout été tournées en caméra portée, soulignant que la technique avait justement été choisie pour insister sur la banalité de la progression des évènements, sans effets spéciaux artificiels.
Finalement, si le film est une photographie d'une tranche de vie de chacun d'entre nous, si son sujet imposait qu'il centre son attention son Jonas et Pierre, il laisse dans l'ombre l'avant et l'après de tous ces évènements. Je ne veux pas paraître égocentrique, mais après nous avoir mis sous le nez, à Nathalie et à moi, les conséquences de nos comportements, et même si on a pris soin de montrer à quel point elles peuvent être conséquences d'une erreur de jugement plutôt que d'une volonté délibérée de nuire, que dit-on du regret, de la honte, du sentiment de culpabilité qui nous accompagnent désormais. Ce n'est peut-être pas grand-chose, mais c'est là, et il faut bien faire avec. On croyait à un jeu innocent et on se retrouve au centre de l'abus. Je vois bien comment on en est arrivé là, je vois bien comment l'erreur de jugement, l'incompréhension, on conduit jusque là. Mais je vois aussi que toute relation, et surtout toute recherche de plaisir, est potentiellement au bord de cette incompréhension et court au devant du risque de ses conséquences. Et je fais quoi avec ça, maintenant ? Je voue un culte à la prudence ? Pourquoi pas, mais si la prudence limite les risques, elle ne les a jamais abolis.
Je ne sais même pas comment Pierre se débrouille avec ça de son côté ; ça fait une éternité que je ne l'ai pas revu. Je n'ai pas plus de nouvelles de Nathalie depuis qu'elle a fait ses malles pour un tour du monde en solitaire dont elle n'est jamais revenue. Je croise juste Delphine encore de temps en temps, quand je vais acheter mes somnifères dans la pharmacie qu'elle a reprise dans le quartier. Elle fait semblant de ne pas me reconnaître, et c'est peut-être aussi bien comme ça. De toute façon, ses fichues pilules ne font même plus d'effet. Alors je passe mes jours et mes nuits devant la télévision. Il y a quelques jours, j'ai vu Jonas à la télé, dans les loges de Roland Garros. Je l'ai à peine reconnu ; il a bien dû prendre trente ou quarante kilos, à vue de nez. Une vraie baleine, il est devenu. Il avait l'air de s'emmerder comme un rat. Pas comme cette fille assise à côté de lui. Où il l'a trouvée, celle-là ? Il a drôlement progressé avec les filles, lui !
Je ne suis pas Sylvain Etiret. Je l'ai rencontré un soir, lors de la projection d' « Elève libre » au Cinéma des Cinéastes où était reprise l'intégrale de la sélection de la Quinzaine des Réalisateurs de Cannes 2008. Ce soir là, il sortait tout juste de la projection de « Tony Manero », et il avait une mine salement abattue. Le second film de la soirée venait de commencer quand il me glissa dans l'oreille « Tu ne voudrais pas écrire un petit quelque chose sur toi ? Je m'y collerais bien mais, dans l'humeur dans laquelle je me trouve, je crains de ne pas être très juste. Après tout, pour en parler, tu es sans doute mieux placé que moi, non ? ». Je ne sais pas bien pourquoi j'ai accepté, j'ai à peine réfléchi. Et tout cas, c'est comme ça que je me suis retrouvé un crayon à la main, en train de disserter sur cette histoire tournée par Joachim Lafosse. Je m'appelle Didier, et je ne joue qu'un rôle relativement secondaire dans cette histoire entre Pierre et Jonas. On n'est d'ailleurs pas très nombreux dans cette aventure : en plus de nous trois, il y a Nathalie, ma compagne, Delphine, la petite copine de Jonas, et Pascale et Serge, les parents de Jonas.
Joachim s'était mis en tête, pour son quatrième long métrage, de mettre en scène tout ce petit monde avec dans l'idée de raconter quelque chose sur la responsabilité, l'abus, la liberté, le libre arbitre. Tout ça dans un contexte belge marqué par l'affaire Dutroux et plus récemment par certains chapitres de l'affaire Fourniret. Je comprends qu'avec ça, Sylvain ne se soit pas senti de se mettre lui-même aux commentaires et ait préféré passer la main à quelqu'un « de l'intérieur ». Ceci dit, pourquoi moi ? Il ne m'a pas dit, et je n'ai pas demandé. Avec le recul, je me demande s'il a réellement choisi ou si ça n'a pas été simplement par hasard, parce que je passais par là. En tout cas, c'est comme ça que je me suis retrouvé le stylo en main.
Pour reprendre les choses au début, Jonas avait environ 16 ans quand tout a commencé. Il vivait avec son frère aîné, et théoriquement avec sa mère, quand elle n'était pas en vadrouille pour une raison ou pour une autre. Ses parents avaient divorcé depuis quelques temps déjà, et il ne voyait son père qu'occasionnellement, surtout quand il avait besoin d'un petit soutien financier. Il était en première mais ne se passionnait vraiment que pour le tennis dans lequel il se voyait une carrière. Ses résultats scolaires s'étaient mis à s'en ressentir, et à la fin de l'année scolaire, il s'était vu refusé le passage en terminale. Simultanément, ses résultats sportifs n'étaient pas non plus au niveau qu'il espérait, et son entraîneur lui expliqua qu'il ne se pensait plus la possibilité de le pousser dans cette voie. Pour une fois, son père lui refusa alors de prendre en charge l'école privée qu'il s'était mis en tête d'intégrer pour préparer le bac, ou plutôt le Jury, comme on dit en Belgique. Face à cette série de déboires, et en l'absence d'adulte acceptant de le soutenir, Jonas, qui n'avait pas non plus de réel copain de son âge, se mit à nous raconter ses difficultés.
Je ne sais même plus comment nous nous étions retrouvés sur son chemin. Peut-être simplement parce que nous étions des amis de sa mère et que nous étions là à ce moment là. Pierre, Nathalie et moi, avions l'habitude de nous voir régulièrement et nous avions alors commencé à nous retrouver également avec Jonas à dîner pour discuter et lui remonter le moral. La conversation tournait bien sûr autour de ses objectifs d'avenir, mais aussi de ses émois adolescents et de ses difficultés à se faire une petite copine. Il régnait entre nous une grande liberté de parole et tous les sujets étaient abordés avec le même mélange de tranquille sérénité et d'humour. En plaisantant à moitié, nous lui avions même prodigué quelques conseils qui s'avérèrent efficaces pour s'attacher une dénommée Delphine qu'il n'osait pas aborder. Quand un jour il se prit une cuite monumentale, c'est chez nous qu'il échoua jusqu'à son réveil. Devant sa détresse, Pierre, qui en avait la possibilité matérielle, lui proposa alors de le prendre sous son aile, de l'héberger et de lui servir de précepteur pour lui faire présenter le Jury en élève libre. En français de France, on dit en candidat libre. Personne ne trouva ainsi grand-chose à redire quand Jonas s'installa chez Pierre.
La cohabitation se déroula initialement dans une entente parfaite. Pierre était un précepteur admirable, efficace, clair, disponible, patient, généreux. Jonas se retrouva rapidement doté d'un ordinateur personnel bienvenu. Les leçons avançaient, s'accumulaient, à un rythme à la fois soutenu et ajusté à celui de Jonas. Chaque instant était propice à une nouvelle leçon, un nouvel enseignement, parfois académique, parfois improvisé, mais toujours calme et valorisant. Les sujets de philosophie étaient débattus, ramenés à un quotidien concret et rassurant, illustré de la traduction qu'en faisait Pierre dans sa vie de tous les jours. Souvent, nos dîners venaient ponctuer ces journées studieuses et apporter d'autres enseignements, sur la vie, les mœurs, les relations entre garçons et filles.
Progressivement, Jonas se détachait de ses liens extérieurs, limitait les contacts avec sa mère, puis même avec Delphine avec qui la rupture fut consommée après un dîner auquel nous l'avions conviée et durant lequel elle s'offusqua de la liberté de ton de la conversation. Lentement, Jonas et Pierre se repliaient sur eux-mêmes. Nathalie le fit même remarquer à Pierre en lui signalant que les voisins commençaient à se poser des questions et à les considérer comme un couple. Cela n'empêcha cependant pas la poursuite de nos rencontres. Pierre se chargeait des matières du programme. Nathalie et moi étions mis à contribution pour les sujets plus personnels, voire intimes. Les sexualités de toutes sortes étaient ainsi devenues un sujet de discussion comme un autre dans la mesure où il fallait bien que Jonas, isolé comme il l'était de toute autre référence extérieure, apprenne aussi dans ce domaine. Notre absence de tabou, à nous, adultes, permettait ainsi de débattre de choses ordinairement tues, tout en leur conservant un aspect ludique que nous tenions à maintenir pour Jonas. Une ou deux fois, Nathalie et moi avons même mis la main à la pâte en guise de démonstration. C'était amusant de voir la surprise de Jonas, presque sa gène. Pierre expliquerait sûrement ça mieux que je ne saurais le faire, peut-être en citant les principes éducatifs de Rousseau.
Et puis un jour, les choses ont réellement changé. Je pense que Pierre a dû passer à l'acte et ça a dû casser quelque chose. Il y a eu comme une sorte de tension entre eux, et même Nathalie et moi avons été sortis de leurs vies. Bien sûr, Jonas est resté chez Pierre jusqu'à l'examen, et j'ai d'ailleurs appris plus tard qu'il avait été reçu. Mais les choses avaient bien changé alors.
Quand Joachim a voulu filmer cette histoire, il a évidemment présenté les choses à sa façon, pour en faire ressortir le message qu'il voulait mettre en évidence. La progression lente de Jonas vers l'isolement dans une cellule nouvelle, en excluant de ses préoccupations tout ce qui l'attachait à l'extérieur, en entrant dans notre groupe comme on entre dans une secte, se soumettant à de plus en plus de délégation d'autorité, même si cette autorité n'est en fait de son point de vue que douceur, fait froid dans le dos, avec le recul. Sur le coup, on n'y voyait rien, je crois. On voyait juste un jeu, un peu pervers, certes, mais un jeu tout de même. La jeunesse de Jonas faisait bien partie du tableau, mais sans qu'on y prête vraiment attention de cette façon. Sur l'instant, on vivait les choses comme une entraide ludique. Sur l'écran, avec la distance, on se demande comment la confusion entre une relation d'éducation et une relation amicale, voire une relation plus intime, a pu nous échapper à ce point. Les choses étaient lentes, se construisaient par si petites touches qu'on n'a vu réellement le tableau final se dessiner que lorsque l'ensemble des pièces ont été disposées, sautant alors aux yeux.
Effectivement, il est question dans tout ça de liberté, de la liberté des uns qui ne sait pas voir quand l'autre ne dispose plus vraiment de la sienne, quand l'autre n'est pas à même d'exercer ce que soi-même on s'imagine être sa liberté. Il est question de libre arbitre et de la capacité ou non de chacun à estimer le sien comme celui de l'autre, et de se fourvoyer dans cette estimation. Il est question d'abus, d'autorité, de cette autorité morale qui ne sait même pas quand elle devient tellement totale qu'elle devient de fait abus d'autorité. Il est question de responsabilité, de celle du plus fort ou du plus instruit dans le maniement de concepts qu'il est à même de manier sans se rendre compte de ce que l'autre, plus faible et incapable de la même aisance, doit être par lui protégé contre ses propres erreurs.
Je sais que Joachim va même plus loin dans son intention, faisant, dans ses commentaires du film, allusion aux rapports étranges entre le pervers et le névrosé, dans lesquels l'un profite de l'autre, mais dans lesquels aussi l'autre attend de l'un qu'il profite de lui. Franchement, je ne suis pas certain qu'il n'aille pas un peu trop loin en attribuant à cette histoire une capacité d'exemplariser cela. Je ne me suis pas senti dans ce rapport, et je ne pense pas que Pierre ou Nathalie s'y retrouvent non plus. Il faudra que je leur demande, mais ça m'étonnerait. Peut-être que Joachim a raison de penser que ce rapport puisse exister, mais je ne pense pas en être l'illustration.
Sur un plan technique, je ne sais pas si je suis le mieux placé pour juger des qualités du film. Les acteurs me semblent bien exprimer les ambiguïtés de nos personnages. Jonathan Zaccaï (Pierre), Jonas Bloquet (Jonas), Claire Bodson (Nathalie), Pauline Etienne (Delphine), Anne Coesens (Pascale), Johan Leysen (Serge), et mêmeYannick Renier, qui tient mon rôle, restent sobres et crédibles. Claire Bodson a en plus une esthétique tout à fait attachante. La forme est claire, simple, se concentrant autant que possible sur le fond de l'histoire et les relations entre les personnages. Les images sont apparemment académiques, jouant à peine des effets. Les scènes de repas viennent apporter une respiration régulière, comme un débriefing ou une annonce des évolutions à venir dans la douce lumière du soir, chacun physiquement bien à l'abri devant la table et en apparence libre de participer à la conversation. Le soir où j'ai rencontré Sylvain, un spectateur dans la salle à l'issue de la projection fit remarquer la quasi exclusivité des plans tournés en caméra sur pied. Joachim appuya la chose en disant son regret que quelques scènes aient malgré tout été tournées en caméra portée, soulignant que la technique avait justement été choisie pour insister sur la banalité de la progression des évènements, sans effets spéciaux artificiels.
Finalement, si le film est une photographie d'une tranche de vie de chacun d'entre nous, si son sujet imposait qu'il centre son attention son Jonas et Pierre, il laisse dans l'ombre l'avant et l'après de tous ces évènements. Je ne veux pas paraître égocentrique, mais après nous avoir mis sous le nez, à Nathalie et à moi, les conséquences de nos comportements, et même si on a pris soin de montrer à quel point elles peuvent être conséquences d'une erreur de jugement plutôt que d'une volonté délibérée de nuire, que dit-on du regret, de la honte, du sentiment de culpabilité qui nous accompagnent désormais. Ce n'est peut-être pas grand-chose, mais c'est là, et il faut bien faire avec. On croyait à un jeu innocent et on se retrouve au centre de l'abus. Je vois bien comment on en est arrivé là, je vois bien comment l'erreur de jugement, l'incompréhension, on conduit jusque là. Mais je vois aussi que toute relation, et surtout toute recherche de plaisir, est potentiellement au bord de cette incompréhension et court au devant du risque de ses conséquences. Et je fais quoi avec ça, maintenant ? Je voue un culte à la prudence ? Pourquoi pas, mais si la prudence limite les risques, elle ne les a jamais abolis.
Je ne sais même pas comment Pierre se débrouille avec ça de son côté ; ça fait une éternité que je ne l'ai pas revu. Je n'ai pas plus de nouvelles de Nathalie depuis qu'elle a fait ses malles pour un tour du monde en solitaire dont elle n'est jamais revenue. Je croise juste Delphine encore de temps en temps, quand je vais acheter mes somnifères dans la pharmacie qu'elle a reprise dans le quartier. Elle fait semblant de ne pas me reconnaître, et c'est peut-être aussi bien comme ça. De toute façon, ses fichues pilules ne font même plus d'effet. Alors je passe mes jours et mes nuits devant la télévision. Il y a quelques jours, j'ai vu Jonas à la télé, dans les loges de Roland Garros. Je l'ai à peine reconnu ; il a bien dû prendre trente ou quarante kilos, à vue de nez. Une vraie baleine, il est devenu. Il avait l'air de s'emmerder comme un rat. Pas comme cette fille assise à côté de lui. Où il l'a trouvée, celle-là ? Il a drôlement progressé avec les filles, lui !
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