La barbarie telle qu’en nous-mêmes
En plein débat sur la transmission de la mémoire de la Shoah, les Editions Montparnasse sortent en DVD « Le temps du Ghetto », documentaire de 1961 de Frédéric Rossif. Hasard de la programmation, à l’évidence, mais pas hasard du temps : les divers débats et polémiques sur le devoir de mémoire, la transmission de l’histoire, voire la concurrence des mémoires ne datent pas d’aujourd’hui.
Le film relate la création, la vie, puis la destruction du Ghetto de Varsovie dans la Pologne occupée sous le joug nazi durant la seconde guerre mondiale. Il commence avec l’invasion de la Pologne par l’Allemagne et la mise en place quasi immédiate des premières mesures de ségrégation des juifs polonais. Outre les images d’archives, quelques uns des rares survivants du ghetto, ces 500 sur 600 000 personnes, témoignent dans la simplicité de leur parole, sans aucune autre intervention, de ce que fut la vie et la mort dans ce lieu clos de la misère d’un monde en décomposition.
Que dire sur cette page d’une histoire qui s’enfonce dans l’horreur à mesure que les jours et les semaines s’écoulent, se suivent comme une sorte de spirale où chaque instant est l’occasion d’ajouter une nouvelle abjection à une liste qui ne cesse de s’allonger ? On y voit comment l’homme réduit au statut d’animal nuisible dans le regard de son bourreau s’habitue petit à petit à une survie de plus en plus précaire, au côtoiement de la mort comme d’une compagnie familière avec laquelle il faut bien composer, à laquelle il faut progressivement offrir de plus en plus de concessions pour sauvegarder le peu d’humanité qui peut l’être encore, de plus en plus réduit. On y voit l’administration initiale du ghetto par ses habitants selon les règles imposées par l’occupant allemand, son pouvoir se racornissant à mesure que son domaine se limite de plus en plus au simple ramassage des cadavres. On y voit la police juive instituée en relais avec la loi des bourreaux, méprisée de part et d’autre. On y voit à l’inverse l’aveuglement des bourreaux dans leur capacité à séparer leurs gestes, leur regard sur l’autre, de ce qu’ils considèrent encore de leur propre humanité manifestement restée intacte à leurs yeux.
Et on y voit la révolte, lorsque la fin inévitable se projette en avant comme une dernière évidence, en forme de sursaut convulsif d’une vie qui s’éteint mais qui refuse de le faire sans témoigner une dernière fois que malgré tout elle a un prix incompressible. Un prix qui imposera plusieurs semaines de combats à une armée organisée contre un simple troupeau de rats. Un prix qui durera encore après la fin des combats dans le dos des vainqueurs comme une vague appréhension du tireur embusqué au fond de ses gravats, de « ceux des ruines ».
En 1961, cinq ans après le « Nuit et brouillard » d’Alain Resnais, 24 ans avant le « Shoah » de Claude Lanzmann, et 28 ans avant son propre « De Nuremberg à Nuremberg », Frédéric Rossif s’attache à montrer un épisode unique, sans larme, sans grandiloquence. Juste montrer l’horreur dans sa sobriété, sans interprétation, sans analyse, froide, presque banale. Juste montrer pour raconter sans détour, pour poser les faits.
En 1961, on est à 21 ans de la création du ghetto, et à à peine 18 ans de son soulèvement et de son écrasement. A 16 ans de la découverte par les peuples de la réalité des faits. On est dans le souvenir encore en train de se construire. Imaginer l’esprit de l’époque, c’est se retourner sur 16 ans en arrière depuis maintenant. C’était si loin, 1992 ? Qui peut déjà appeler cela du passé ? C’était à peine hier. Ainsi Rossif se retournait à peine pour regarder cet « à peine hier » et en soulever les voiles. Non seulement les voiles de la mémoire, mais aussi ceux d’une compréhension des évènements, des tensions, des passions, des mécanismes impossibles de la pensée humaines qui avaient pu être mis en jeu dans ce déchaînement de folie. D’une compréhension que justement, ce n’était pas de folie qu’il s’agissait, mais de dérives extrêmes d’une effrayante banalité. De compréhension que la barbarie est au cœur de la civilisation comme la folie est tapie au fond de la plus saine raison, ne demandant qu’à bondir du sous-bois qui l’abrite.
C’est de tout cela qu’il est question. Non pas de l’hommage à la souffrance endurée, du respect dû aux victimes. Non, les victimes d’hier seront ou ne seront pas les victimes de demain. Peu importe. Mais de la barbarie en nous, hommes sains et civilisés si prompts à honnir les bourreaux sans réaliser avec quelle facilité nous pouvons, dès demain, entrer nous-mêmes précisément dans l’armée des bourreaux. C’est bien de cela qu’il s’agit, profondément. Pas de se repaître aujourd’hui de je ne sais quelle mémoire, avec ou sans devoir. Pas de son application au martyre de tel ou tel. Non. Il s’agit de nous-mêmes. Pas en tant que victimes potentielles, mais bien en tant que potentiel tyrans.
En plein débat sur la transmission de la mémoire de la Shoah, les Editions Montparnasse sortent en DVD « Le temps du Ghetto », documentaire de 1961 de Frédéric Rossif. Hasard de la programmation, à l’évidence, mais pas hasard du temps : les divers débats et polémiques sur le devoir de mémoire, la transmission de l’histoire, voire la concurrence des mémoires ne datent pas d’aujourd’hui.
Le film relate la création, la vie, puis la destruction du Ghetto de Varsovie dans la Pologne occupée sous le joug nazi durant la seconde guerre mondiale. Il commence avec l’invasion de la Pologne par l’Allemagne et la mise en place quasi immédiate des premières mesures de ségrégation des juifs polonais. Outre les images d’archives, quelques uns des rares survivants du ghetto, ces 500 sur 600 000 personnes, témoignent dans la simplicité de leur parole, sans aucune autre intervention, de ce que fut la vie et la mort dans ce lieu clos de la misère d’un monde en décomposition.
Que dire sur cette page d’une histoire qui s’enfonce dans l’horreur à mesure que les jours et les semaines s’écoulent, se suivent comme une sorte de spirale où chaque instant est l’occasion d’ajouter une nouvelle abjection à une liste qui ne cesse de s’allonger ? On y voit comment l’homme réduit au statut d’animal nuisible dans le regard de son bourreau s’habitue petit à petit à une survie de plus en plus précaire, au côtoiement de la mort comme d’une compagnie familière avec laquelle il faut bien composer, à laquelle il faut progressivement offrir de plus en plus de concessions pour sauvegarder le peu d’humanité qui peut l’être encore, de plus en plus réduit. On y voit l’administration initiale du ghetto par ses habitants selon les règles imposées par l’occupant allemand, son pouvoir se racornissant à mesure que son domaine se limite de plus en plus au simple ramassage des cadavres. On y voit la police juive instituée en relais avec la loi des bourreaux, méprisée de part et d’autre. On y voit à l’inverse l’aveuglement des bourreaux dans leur capacité à séparer leurs gestes, leur regard sur l’autre, de ce qu’ils considèrent encore de leur propre humanité manifestement restée intacte à leurs yeux.
Et on y voit la révolte, lorsque la fin inévitable se projette en avant comme une dernière évidence, en forme de sursaut convulsif d’une vie qui s’éteint mais qui refuse de le faire sans témoigner une dernière fois que malgré tout elle a un prix incompressible. Un prix qui imposera plusieurs semaines de combats à une armée organisée contre un simple troupeau de rats. Un prix qui durera encore après la fin des combats dans le dos des vainqueurs comme une vague appréhension du tireur embusqué au fond de ses gravats, de « ceux des ruines ».
En 1961, cinq ans après le « Nuit et brouillard » d’Alain Resnais, 24 ans avant le « Shoah » de Claude Lanzmann, et 28 ans avant son propre « De Nuremberg à Nuremberg », Frédéric Rossif s’attache à montrer un épisode unique, sans larme, sans grandiloquence. Juste montrer l’horreur dans sa sobriété, sans interprétation, sans analyse, froide, presque banale. Juste montrer pour raconter sans détour, pour poser les faits.
En 1961, on est à 21 ans de la création du ghetto, et à à peine 18 ans de son soulèvement et de son écrasement. A 16 ans de la découverte par les peuples de la réalité des faits. On est dans le souvenir encore en train de se construire. Imaginer l’esprit de l’époque, c’est se retourner sur 16 ans en arrière depuis maintenant. C’était si loin, 1992 ? Qui peut déjà appeler cela du passé ? C’était à peine hier. Ainsi Rossif se retournait à peine pour regarder cet « à peine hier » et en soulever les voiles. Non seulement les voiles de la mémoire, mais aussi ceux d’une compréhension des évènements, des tensions, des passions, des mécanismes impossibles de la pensée humaines qui avaient pu être mis en jeu dans ce déchaînement de folie. D’une compréhension que justement, ce n’était pas de folie qu’il s’agissait, mais de dérives extrêmes d’une effrayante banalité. De compréhension que la barbarie est au cœur de la civilisation comme la folie est tapie au fond de la plus saine raison, ne demandant qu’à bondir du sous-bois qui l’abrite.
C’est de tout cela qu’il est question. Non pas de l’hommage à la souffrance endurée, du respect dû aux victimes. Non, les victimes d’hier seront ou ne seront pas les victimes de demain. Peu importe. Mais de la barbarie en nous, hommes sains et civilisés si prompts à honnir les bourreaux sans réaliser avec quelle facilité nous pouvons, dès demain, entrer nous-mêmes précisément dans l’armée des bourreaux. C’est bien de cela qu’il s’agit, profondément. Pas de se repaître aujourd’hui de je ne sais quelle mémoire, avec ou sans devoir. Pas de son application au martyre de tel ou tel. Non. Il s’agit de nous-mêmes. Pas en tant que victimes potentielles, mais bien en tant que potentiel tyrans.
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