La dé-monstration impossible
Les éditions Wild Side Video sortent en DVD « Mon meilleur ennemi », documentaire de Kevin McDonald retraçant la vie de Klaus Barbie jusqu’à son procès pour crime contre l’humanité, tenu à Lyon en 1987. Le film lui-même est complété d’un document spécifique sur le procès, avec interviews d’historiens et de quelques participants au procès. Des bonus sous forme de panneaux synthétiques reprennent quelques faits ou dates remarquables pour le sujet dans l’histoire de la seconde guerre mondiale et dans l’histoire des procès contre certains de ceux qui s’y sont sombrement distingués (on peut juste ici regretter l’erreur sur le DVD qui fait terminer la liste des informations sur le cas de Maurice Papon par un panneau concernant en réalité René Bousquet).
Sous la caméra du réalisateur du « Dernier roi d’Ecosse », la vie de Barbie se déroule, se structure, depuis sa jeunesse allemande, son entrée en action dans le moule de l’idéologie puis du régime nazis, son action durant la guerre, puis son parcours chaotique de l’après-guerre. Qui, en dehors de quelques spécialistes, avait conscience de son recrutement, comme de celui de nombre d’anciens nazis, par le contre-espionnage américain rapidement et durablement engagé dans l’opposition au communisme soviétique puis dans la guerre froide ? Qui avait conscience des protections, des arrangements, des conspirations souterraines de cette période ? On se doutait bien que l’histoire ne s’écrivait pas avec l’eau de rose et les bons sentiments affichés, mais la puissance du cynisme, de l’utilisation de tous moyens justifiés par leur fin, d’adages tels que « les ennemis de mes ennemis sont mes amis », de la recherche des meilleurs spécialistes pour un objectif donné quel que soit leur pedigree, ne laisse d’étourdir les naïves âmes bien pensantes.
Après cette seconde carrière, Klaus Barbie est néanmoins contraint à un exil prudent en Amérique Latine où, après une période d’abstinence discrète, il se retrouve à nouveau impliqué dans diverses entreprises tant anticommunistes, en particulier avec sa participation à la mort de Che Guevara, que néonazies, avec son rôle central dans un putsch en Bolivie dont un objectif était d’instaurer un 4ème Reich dans les Andes.
Finalement lâché sans protection, exposé par la publicité faite autour de lui par Serge et Beate Klarsfeld, Barbie est dans un dernier acte livré à la France pour le procès historique de 1987 où il sera défendu par l’avocat Jacques Verges.
Que dire de ces 37 jours d’audiences ? Peut-être en relever l’ambiguïté devant des objectifs multiples et variables. Pour les uns lieu d’écriture de l’histoire, pour les autres tribune de la mémoire, pour d’autres encore recherche d’une trace d’humanité, d’une émotion, d’un impossible pardon, ou au contraire d’un point focal à la colère, la peine, la douleur, la vengeance. Pour l’accusé, réfutation de la légitimité du procès, sans explication, quasiment sans implication dans des débats soit auxquels il n’assiste pas, soit dans une position de victime d’un enlèvement d’état qui interdit alors de le juger. Pour son avocat lieu d’une défense en rupture disqualifiant un jugement par un pays coupable à ses yeux dans ses colonies des mêmes crimes reprochés à l’accusé durant la guerre. Le regard des historiens et des commentateurs étrangers est à cet égard éclairant, sidéré qu’il est par la méthode des débats s’appuyant sur le témoignage des victimes, par nature fragile à 40 ans de distance des faits, contrairement aux procédures anglo-saxonnes et mises en œuvre lors des procès de Nuremberg s’appuyant essentiellement sur des preuves tangibles abondamment discutées.
Mais pouvait-il en être autrement dès lors qu’on avait de fait voulu concentrer dans cet événement unique tous les aspects d’une réalité et de vécus multiples ? L’histoire, le pardon, la rédemption, l’humanité, le crime, l’abject, l’obéissance, la liberté, la conscience, la monstruosité, sont des sujets sans doute trop vastes pour être enfermés dans le cas d’un seul homme, si emblématique soit-il.
Et c’est pourtant chargé de toutes ces questions qu’on se laisse surprendre par la fin du film, encore sous le vertige du gouffre des interrogations non résolues. De l’espace immesurable entre ce que l’on comprend des faits et ce que l’on ne saisit toujours pas de ce qui a conduit un homme à ce niveau d’étrangeté. Car ce qu’il y a de plus troublant dans l’abîme de l’horreur, ce n’est pas tant cette nausée qui détruit tout sous le vent de la souffrance qu’il a englouti, ce qui serait déjà à peine supportable, mais c’est surtout l’incompréhension, et le sentiment que cette incompréhension ne protège toujours pas d’un retour de la barbarie, que si le germe de cette folie a pu prendre racine et fructifier chez cet homme-là, rien n’empêcherait encore qu’il se redéveloppe, et peut-être même en nous sans qu’on le sente venir. On attendait cela, on l’espérait, on l’implorait, et on reste sur sa faim, suspendu dans le vide d’une chute dont on ne voit toujours pas la fin.
S’il y a une réponse, elle n’est pas dans ce film. Mais peut-être n’y en a-t-il pas, peut-être que notre condition est justement d’accepter qu’il y a en ce monde, en nous, quelque chose qui nous dépasse peut-être parce qu’elle est trop intrinsèquement liée à notre nature même, dont on parvient parfois à chasser les effets les plus violents lorsqu’ils prennent une importance démesurée mais sans jamais avoir la possibilité de l’éradiquer. Si c’est finalement cela la leçon jamais close de cette histoire, alors elle est bien là, tracée en creux, dans ce film.
De cette entreprise de mise en lumière de la monstruosité, projet de montrer le monstre comme celui qu’on montre pour en démonter les rouages, pour le dé-monstrer, de cette tentative de « démonstration » au sens littéral, on sort épuisé devant ce qui pourrait apparaître comme un échec, une impossibilité de la démonstration, mais qui est aussi bien et au contraire notre devoir d’acceptation de sa permanence et de l’impériosité de notre vigilance.
Les éditions Wild Side Video sortent en DVD « Mon meilleur ennemi », documentaire de Kevin McDonald retraçant la vie de Klaus Barbie jusqu’à son procès pour crime contre l’humanité, tenu à Lyon en 1987. Le film lui-même est complété d’un document spécifique sur le procès, avec interviews d’historiens et de quelques participants au procès. Des bonus sous forme de panneaux synthétiques reprennent quelques faits ou dates remarquables pour le sujet dans l’histoire de la seconde guerre mondiale et dans l’histoire des procès contre certains de ceux qui s’y sont sombrement distingués (on peut juste ici regretter l’erreur sur le DVD qui fait terminer la liste des informations sur le cas de Maurice Papon par un panneau concernant en réalité René Bousquet).
Sous la caméra du réalisateur du « Dernier roi d’Ecosse », la vie de Barbie se déroule, se structure, depuis sa jeunesse allemande, son entrée en action dans le moule de l’idéologie puis du régime nazis, son action durant la guerre, puis son parcours chaotique de l’après-guerre. Qui, en dehors de quelques spécialistes, avait conscience de son recrutement, comme de celui de nombre d’anciens nazis, par le contre-espionnage américain rapidement et durablement engagé dans l’opposition au communisme soviétique puis dans la guerre froide ? Qui avait conscience des protections, des arrangements, des conspirations souterraines de cette période ? On se doutait bien que l’histoire ne s’écrivait pas avec l’eau de rose et les bons sentiments affichés, mais la puissance du cynisme, de l’utilisation de tous moyens justifiés par leur fin, d’adages tels que « les ennemis de mes ennemis sont mes amis », de la recherche des meilleurs spécialistes pour un objectif donné quel que soit leur pedigree, ne laisse d’étourdir les naïves âmes bien pensantes.
Après cette seconde carrière, Klaus Barbie est néanmoins contraint à un exil prudent en Amérique Latine où, après une période d’abstinence discrète, il se retrouve à nouveau impliqué dans diverses entreprises tant anticommunistes, en particulier avec sa participation à la mort de Che Guevara, que néonazies, avec son rôle central dans un putsch en Bolivie dont un objectif était d’instaurer un 4ème Reich dans les Andes.
Finalement lâché sans protection, exposé par la publicité faite autour de lui par Serge et Beate Klarsfeld, Barbie est dans un dernier acte livré à la France pour le procès historique de 1987 où il sera défendu par l’avocat Jacques Verges.
Que dire de ces 37 jours d’audiences ? Peut-être en relever l’ambiguïté devant des objectifs multiples et variables. Pour les uns lieu d’écriture de l’histoire, pour les autres tribune de la mémoire, pour d’autres encore recherche d’une trace d’humanité, d’une émotion, d’un impossible pardon, ou au contraire d’un point focal à la colère, la peine, la douleur, la vengeance. Pour l’accusé, réfutation de la légitimité du procès, sans explication, quasiment sans implication dans des débats soit auxquels il n’assiste pas, soit dans une position de victime d’un enlèvement d’état qui interdit alors de le juger. Pour son avocat lieu d’une défense en rupture disqualifiant un jugement par un pays coupable à ses yeux dans ses colonies des mêmes crimes reprochés à l’accusé durant la guerre. Le regard des historiens et des commentateurs étrangers est à cet égard éclairant, sidéré qu’il est par la méthode des débats s’appuyant sur le témoignage des victimes, par nature fragile à 40 ans de distance des faits, contrairement aux procédures anglo-saxonnes et mises en œuvre lors des procès de Nuremberg s’appuyant essentiellement sur des preuves tangibles abondamment discutées.
Mais pouvait-il en être autrement dès lors qu’on avait de fait voulu concentrer dans cet événement unique tous les aspects d’une réalité et de vécus multiples ? L’histoire, le pardon, la rédemption, l’humanité, le crime, l’abject, l’obéissance, la liberté, la conscience, la monstruosité, sont des sujets sans doute trop vastes pour être enfermés dans le cas d’un seul homme, si emblématique soit-il.
Et c’est pourtant chargé de toutes ces questions qu’on se laisse surprendre par la fin du film, encore sous le vertige du gouffre des interrogations non résolues. De l’espace immesurable entre ce que l’on comprend des faits et ce que l’on ne saisit toujours pas de ce qui a conduit un homme à ce niveau d’étrangeté. Car ce qu’il y a de plus troublant dans l’abîme de l’horreur, ce n’est pas tant cette nausée qui détruit tout sous le vent de la souffrance qu’il a englouti, ce qui serait déjà à peine supportable, mais c’est surtout l’incompréhension, et le sentiment que cette incompréhension ne protège toujours pas d’un retour de la barbarie, que si le germe de cette folie a pu prendre racine et fructifier chez cet homme-là, rien n’empêcherait encore qu’il se redéveloppe, et peut-être même en nous sans qu’on le sente venir. On attendait cela, on l’espérait, on l’implorait, et on reste sur sa faim, suspendu dans le vide d’une chute dont on ne voit toujours pas la fin.
S’il y a une réponse, elle n’est pas dans ce film. Mais peut-être n’y en a-t-il pas, peut-être que notre condition est justement d’accepter qu’il y a en ce monde, en nous, quelque chose qui nous dépasse peut-être parce qu’elle est trop intrinsèquement liée à notre nature même, dont on parvient parfois à chasser les effets les plus violents lorsqu’ils prennent une importance démesurée mais sans jamais avoir la possibilité de l’éradiquer. Si c’est finalement cela la leçon jamais close de cette histoire, alors elle est bien là, tracée en creux, dans ce film.
De cette entreprise de mise en lumière de la monstruosité, projet de montrer le monstre comme celui qu’on montre pour en démonter les rouages, pour le dé-monstrer, de cette tentative de « démonstration » au sens littéral, on sort épuisé devant ce qui pourrait apparaître comme un échec, une impossibilité de la démonstration, mais qui est aussi bien et au contraire notre devoir d’acceptation de sa permanence et de l’impériosité de notre vigilance.
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