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20 septembre 2008

Capitaine sans loi (Plymouth adventure)

Une ode aux origines

Clarence Brown n'est pas un inconnu, et Tonton Sylvain avait déjà eu l'occasion de l'évoquer dans ces colonnes lorsqu'il avait entrepris de s'attaquer à « Angels in the outfield ». « Plymouth adventure » (« Capitaine sans loi », en bon français) est son dernier film, tourné en 1952. Miracle du satellite, désormais bien implanté comme mine inépuisable de classiques en tous genres parmi les bonnes adresses dans la musette de ce brave Sylvain, il n'est que de rares occasions de revoir des choses de cet acabit. Au point qu'on en arrive à se demander si on regrette d'être né trop tard et d'avoir raté ces films à leur sortie ou si on est heureux d'être né en un temps où on peut les voir en tir groupé après une longue maturation. Allez savoir …

Quoi qu'il en soit, si on est las des ergotisations psychologiques et des courses poursuites échevelées et pétaradantes, il souffle sur ce film un air revigorant qui ragaillardit les émotions et brosse les souvenirs dans le sens du poil. Même, et peut-être surtout, pour un vieux Tonton cacochyme trop longtemps sevré du souffle épique du cinéma de ses vertes années. Alors imaginez l'effet que peut produire l'apparition subite à la fois de Spencer Tracy et de Jean Tierney sous les ordres de Clarence Brown … A peu de choses près l'effet de la projection d'images bucoliques sur Edward G. Robinson sur son lit d'euthanasie dans « Soleil vert ». C'est dire !

Bon, j'exagère peut-être un peu, mais bon, on voit l'idée, non ? Mais j'entends d'ici les commentaires : « C'est bien beau, tout ça, mais il va enfin se décider à nous dire de quoi il cause, ce fameux film ? ». Voilà, ça vient …

En Août 1620, le Mayflower et le Speedwell, partis en Juillet de Londres, font escale à Southampton. Ils conduisent au Nouveau Monde des passagers, certains en fuite devant les persécutions religieuses de Jacques 1er,, mais tous porteurs de principes puritains. Le contrat convenu avec les passagers stipule un transport en Virginie mais le commanditaire soudoie Christopher Jones (Spencer Tracy), le capitaine du Mayflower, pour les mener vers la Nouvelle Angleterre à l'insu des émigrants. Un charpentier de Southampton, John Alden (Van Johnson), profite de l'escale pour se joindre aux passagers. Peu après l'appareillage, une avarie se déclare sur le Speedwell. La halte imposée à Plymouth révèle le sabotage par le commandant du Speedwell, et l'expédition reprend le 6 Septembre à bord du seul Mayflower avec 102 passagers et 30 hommes d'équipage.

La traversée est longue et doit affronter la soif, la faim, le scorbut, et finalement une forte tempête responsable de nombreux dommages. Elle est également l'occasion pour le Capitaine Jones de s'éprendre de Dorothy (Gene Tierney), la femme d'un passager, William Bradford (Leo Genn), dont il reçoit d'abord un refus sec avant qu'une estime réciproque naisse progressivement puis se mue en affection partagée. Peu après la tempête, le 21 Novembre, le navire accoste enfin les côtes de la Nouvelle Angleterre, à Cape Cod. Les émigrants, conscients d'arriver dans un territoire vierge, non surveillé par le pouvoir anglais, signent entre eux un pacte définissant les règles de la communauté à venir avant que William Bradford et une vingtaine d'hommes partent explorer le territoire.

Durant ce temps, Dorothy manque de succomber à Jones et ne trouve de salut à son dilemme que dans une noyade dont on ne sait si elle est volontaire ou accidentelle. Le retour des explorateurs est entaché par l'annonce de cette disparition. Néanmoins, après tant de souffrances, les colons décident de s'établir sur la côte, aidés par quelques indiens pacifiques. Changeant d'attitude devant tant d'opiniâtreté, Jones décide de ne pas reprendre immédiatement la mer mais de rester au mouillage durant la mauvaise saison pour venir en aide aux émigrants. Le premier hiver se passe ainsi avec de lourdes pertes, quand arrive le printemps, ses promesses de récoltes, et sa réassurance quant à la pérennité de la colonie. Ce n'est qu'alors que Jones décide de lever l'ancre tout en promettant son prochain retour.

L'épopée du Mayflower est devenue dans la mémoire étatsunienne un épisode historique fondateur de la nation. Porter à l'écran ces évènements est, pour un américain, aussi lourd de sens et de symboles que pour un français retracer la vie de Jeanne d'Arc. Comment dès lors se lancer à commenter quelque chose d'aussi lourd ? Après tout, on peut toujours essayer et on verra bien ce qui en sortira. Est-ce qu'on se serait senti intimidé par un commentaire sur un film sur Jeanne d'Arc ? Allez, à Dieu va, ou comme on dit là-bas, « In God we Trust ».

Il faut tout d'abord avouer la difficulté pour un non spécialiste et un non-étatsunien de séparer dans cette histoire les repères réellement historiques de la nécessaire romancisation du récit. De bon sens, on peut imaginer que la ligne de partage passe entre, d'une part tout ce qui concerne les phénomènes de groupe, et d'autre part tout ce qui relève de l'intime et des sentiments. Tout en sachant en ce domaine que ce n'est qu'un fragile garde fou et que certains évènements intimes ont pu passer dans l'histoire alors que certains évènements de groupe ont pu paraître utiles au récit sans reposer sur une réalité historique. Donc, plein de bémols …, et prenons le film pour ce qu'il est.

En tout cas, et avec toutes ces précautions, le film est manifestement marqué par un souffle épique propre aux sagas fondatrices. Il est de plus imprégné par toute une imagerie telle que l'avait construite la grande période des films de pirates et d'aventures en mer. Il y a du Stevenson dans tout cela, et on s'attend presque à voir surgir à tout moment un loup de mer borgne à jambe de bois, un perroquet sur l'épaule.

Tout ça ne va pas sans une bonne dose de manichéisme, sauf quand l'ambiguïté est justement le sujet. Ici, les gentils sont gentils, les inquiets sont inquiets, les méchants sont méchants, et les brutes sont des brutes. Seuls Jones et Dorothy évoluent du point de vue du caractère : du sale type rustre et égoïste du début, Jones se transforme au contact des colons en un être compatissant et généreux ; Dorothy, initialement puritaine et bondieusarde, tend vers le côté obscur en manquant de succomber à l'appel de la chair. Mais c'est justement le sujet que de présenter le retournement de ce « capitaine sans loi » sauf la sienne. Et si Dorothy est proche de la chute, elle en est sauvée in extremis par un dernier sursaut de courage. Ouf, on a eu chaud.

Evidemment, l'histoire psychologique romantique n'est pas ici le vrai sujet qui réside bien plus dans l'ode patriotique aux Pères de la Nation. Au point que le bateau lui-même, le Mayflower, apparaît au générique au milieu des acteurs, comme un personnage à part entière, en tant que « herself ». On ne pouvait mieux dire.

La mise en scène est ainsi en permanence au service de cet objectif. La part belle est faite au navire sous tous les angles, glorieux et résistant, même sous une houle destructrice qui en abat une partie de la mâture. Ses cales sont propres et protectrice, avec un compartiment séparé confié à la garde d'Alden, comme un sanctuaire ou se tiennent les éléments de la survie, ici les vivres comme dans le sanctuaire d'un temple sacré se tiendraient les objets du culte. Et dans ce temple à la liberté que devient le bateau, Alden est comme le gardien du temple, un temple dont Bradford, Brewster, et les autres Pères de la Nation font figures de prêtres à peine laïcs. Et comme il faut une armée pour protéger le temple, un Josué pour seconder les prêtres dans leur œuvre prophétique, c'est à Jones qu'échoit cet honneur et cette charge. Tout devient matière à sacralisation symbolique dans les avanies subies lors de la traversée. La tempête brise en deux une poutre maîtresse du pont, et Alden, le charpentier qui, comme Joseph, porte le symbole de la nouvelle ère sur des fonds baptismaux à l'échelle de l'océan et réduit la fracture du madrier en l'étayant grâce à la presse d'imprimerie sur laquelle les émigrants imprimaient leurs livres interdits.

Même les décors fleurant le carton pâte et le fond peint de studio, même les couleurs à la fois passées et artificielles de vivacité, tout participe à la mise en place d'une ambiance particulière, non pas de réalisme, mais de mieux que le réalisme, de quelque chose de plus réel encore, de l'ordre du symbole plus que de la description, de l'évocation plus que de la démonstration. Il y a la même différence entre l'ambiance ainsi construite et une reconstitution historique fidèle qu'entre un tableau et une photographie de la même scène. L'un évoque, l'autre montre. L'un ouvre une porte sur ce qu'on imagine être au-delà de la scène, l'autre ferme l'horizon sur la totalité du champ.

Les acteurs, pour les principaux, entrent eux aussi dans cette perspective, avec un jeu discrètement théâtral sans trop en faire. Autant la chose pourrait paraître démodée dans un autre contexte et sur un autre projet, autant elle paraît ici couler de source. Spencer Tracy et Gene Tierney sont un pur plaisir à suivre dans leur opposition, leurs atermoiements, leurs hésitations, leurs pudeurs. Les rôles plus secondaires sont nettement en recul, manquant à l'évidence de ce recul sur le propos du film, sur ses non-dits. Mais peu importe, l'essentiel est fait.

Et au bout du compte, que reste-t-il ? Un psaume laïco-religioso-mystique, un conte célébratif, en une intrication profonde où se chante l'admiration pour ces héros venus de rien et construisant en en ayant à peine conscience une page de l'histoire où naît une nation qui se plait à être fière de ses origines.

J'vous avais pas dit que ça valait le détour, hein ? Allez, qu'est-ce qu'on dit à Tonton Sylvain ?

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