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28 septembre 2008

Les deux cavaliers (Two rode together)

L’Annonce faite à MacCabe

Encore un John Ford ?! Mais tu fais une thèse, ou quoi ? Ben pourquoi pas, après tout. Il y a des sujets plus arides, non ? Ce n’est pas parce les récentes busheries tendent à convaincre les étatsuniens de leur nouveau statut de Kings of the World qu’il faut rejeter en bloc tout ce que le passé leur a permis de construire, en particulier dans la capacité de certains de leurs plus glorieux artisans à se saisir de leur jeune histoire et de la retransmettre au filtre des valeurs et des lâchetés de la nature humaine. Ceci dit, et bien que planté dans la carrière de John Ford juste entre « Le Sergent Noir » et « L’Homme qui Tua Liberty Valance », « Les Deux Cavaliers » reste un western largement décrié du réalisateur.

L’histoire raconte un épisode de la confrontation entre blancs et indiens, les seconds ayant capturé un certain nombre de femmes et d’enfants des premiers et les ayant fait vivre parmi eux, les ayant prises comme compagnes pour les unes, les ayant élevés comme leur progéniture pour les autres. Sous la pression de la population voulant retrouver les prisonniers, même après plusieurs années de recherches, l'armée se décide à envoyer une expédition de récupération dans une tribu comanche. Le marshal Guthrie MacCabe (James Stewart) est recruté par le Lieutenant Jim Gary (Richard Widmark) pour mener cette tâche à bien. Devant les conditions financières qui lui sont offertes par la Major Frazer (John MacIntire), commandant la garnison, le cynique MacCabe négocie âprement avec Frazer puis avec les parents, la tête des prisonniers. Finalement, l’expédition s’engage, MacCabe étant accompagné, sur ordre de Frazer, par Gary, prétendument déserteur afin que le traité de paix en vigueur entre l’armée et les Comanches ne soit pas rompu. Arrivés chez les indiens, les deux hommes entament les négociations avec le Chef Quanah Parker (Henry Brandon) et découvrent quelques prisonniers survivants, mais peu enclins à profiter de l’occasion pour regagner le monde des blancs : une femme prématurément vieillie trop honteuse de son sort, une jeune fille déjà affublée de quelques enfants, un jeune guerrier sauvage et chevelu, Running Wolf (David Kent), ne parlant plus un mot d’anglais. Ils découvrent même une prisonnière non signalée, une mexicaine, Elena de la Madriaga (Linda Cristal), mariée à un officier tué lors de sa capture et devenue depuis la femme de Stone Calf (Woody Strode), l’un des plus teigneux indiens de la tribu.

Finalement, le retour ne ramène que Running Wolf contre son gré et Elena, seule volontaire malgré l’opposition de Stone Calf qui y perdra la vie lors de sa tentative d’assaut contre MacCabe. A l’arrivée au fort, les parents réalisent pour la plupart les changements intervenus dans leurs enfants durant leur captivité et renoncent à leur quête, sauf pour un couple dont la femme (Jeanette Nolan) au bord de la folie insiste pour recueillir un Running Wolf de plus en plus révolté et féroce. Quant à Elena, que personne n’attendait, MacCabe et Gary tentent de lui faire réintégrer la société des blancs lors d’un bal donné à la garnison et au cours duquel se démasquent les préventions, les arrières pensées, les a priori de la bonne société. Tandis que Jim Gary noue une idylle avec Marty Purcell (Shirley Jones), qui recherchait initialement son frère, MacCabe prend fait et cause pour Elena et l’accompagnera vers une réinsertion en forme d’exil loin de cette communauté si prompte à mépriser ceux qu’elle disait vouloir retrouver.

Comme d’habitude chez John Ford, la narration s’appuie à la fois sur une collection de personnages secondaires archétypaux au risque (ou peut-être au moyen) d’un kitsch assumé (la palme ici revenant à un Woody Strode plus habitué aux rôles d’esclave noir - le Pompée de « L’Homme qui tua Liberty Valance » ou le sergent Rutledge dans « Le Sergent Noir » - qu’aux rôles de guerrier comanche féroce et musculeux), et sur une troupe d’acteurs habitués au travail avec le réalisateur. Les codes fordiens intègrent en outre une dose d’humour potache généralement assuré par quelques spécialistes à l’exemple ici, comme dans « Stagecoach » (La Chevauchée Fantastique), de Andy Devine (Sergent Posey). On voit ainsi défiler l’homme d’affaires sans scrupule (Harry J. Wringle / Willis Bouchey), le Pasteur illuminé et irresponsable (Révérend Henry Clegg / Ford Rainey) accompagné de ses deux imbéciles de fils, la vieille dame digne, maternelle et compréhensive (Abby Frazer / Olive Carey), le naïf jeune homme se donnant vainement des postures de maturité (Adjoint Ward Corby / Chet Douglas), …

Et au-delà de ces archétypes formant décors, seuls les personnages principaux ont droit à un réel traitement autour duquel se noue l’histoire elle-même. C’est qu’on n’est pas dans la perspective du cinéma d’aujourd’hui et de son inspection en règle des ressorts psychologiques des multiples personnages qui peuvent y intervenir. Ici, on en est encore à raconter une histoire, à planter un décors qui se doit d’être le plus clair possible pour ne pas nuire au propos ou le parasiter. Ce n’est pas tant, comme on l’a trop souvent reproché aux westerns, que les méchants sont bêtement méchants et les gentils béatement gentils, c’est simplement que pour que les nuances puissent être lisibles au centre de l’histoire, les personnages secondaires doivent être limpides. Même chez William Wyler à la même époque, si James MacKay ou Rufus Hannassey peuvent se permettre la nuance dans « Les Grands Espaces », c’est parce que les Buck Hannassey ou les Steeve Leech n’en ont qu’à peine la notion.

Et de quoi s’agit-il au fond ? Pas de la guerre contre les indiens que la simple mascarade d’un guerrier noir repousse immédiatement au rang de fiction. Pas de la bêtise et de la bigoterie qui ne sont là qu’en passant, à peine suggérées. Pas même l’appât du gain ou la roublardise tant elles ne sont ici que les faire valoir de ce qui se trame d’humanité au fond de MacCabe. Mais c’est la famille, cette institution tellement portée à son pinacle dans la mentalité étatsunienne, qui se détache en relief sur ce fond bigarré. Il suffisait d’ailleurs d’entendre les premières paroles de MacCabe, dans sa première scène du film, pour y relever les germes qui ne feront que lever tout au long de l’histoire. MacCabe somnolant sous l’auvent du saloon de Belle Aragon (Annelle Hayes) y est réveillé par un employé mexicain du nom de Jésus qui lui annonce, en lui déposant prudemment un verre :

MacCabe : Merci, Jesus. Jesus : Senor, la veuve Gomez a accouché d’un fils ce matin, un garçon. MacCabe : Fiche moi la paix avec la veuve Gomez ! Jesus : Mais senor, ça fait plus d’un an que le Senor Antonio Gomez a été enterré à l’église.
MacCabe : Et bien, il y a des hommes à qui tu ne peux simplement pas te fier pour rester à la place où tu les as mis.

Ainsi, d’emblée tout est dit. La position de la famille et de l’enfant sous l’autorité religieuse suprême pour la plupart des étatsuniens, celle dont la puissance créatrice est justement dans le Verbe, dans l’annonce de la Bonne Nouvelle, ici de la bonne nouvelle que pourrait être celle d’une naissance. Mais simultanément cette bonne nouvelle prend une allure de catastrophe compte tenu des conditions de survenue de l’événement. Avec comme seules réactions du héros américain qu’est James Stewart, la négligence et la rodomontade. Face aux convenances, face à Jésus, un Jésus tremblant devant la prise de pouvoir de l’Homme libre sur une règle qui lui serait imposée de l’extérieur. Un homme qui ne sera jamais à la place qu’on attendait de lui, qui, Marshall, négociera la vie des prisonniers avec l’armée et les parents « au prix du marché » ; un homme qui, désigné comme cupide, libèrera la prisonnière que personne ne lui réclamait et sans en espérer de rétribution ; un homme qui, ramenant les prisonniers dans leur monde de départ, y proclamera la loyauté des Comanches n’ayant fait que les laisser vivre parmi eux et avec les mêmes règles et les mêmes contraintes, loin du mépris des langues de vipères se pensant civilisées.

Quelle famille est-ce là, cette famille américaine qui veut à tout pris récupérer ses enfants comme des biens patrimoniaux au nom d’un amour qui se moque du sens unique ? Et qui pose cette question ? John Ford, ce tyran des plateaux, ce despote domestique, ce patriote dont la tombe porte le grade d’Amiral acquis durant la guerre au nom de l’Amérique ! Question exprimée par un James Stewart à rôle renversé passant de son statut habituel de héros parfait à celui de roublard n’hésitant pas sur un jerrycan de whisky ! Au cours d’une mission accompagnée d’un Richard Widmark également à front renversé tant son rôle de joli cœur aux grands sentiments dénote parmi ses emplois habituels de sale type patenté ! Tout ça dans un film de commande quasi imposé à John Ford, où la figure attendue du western aux grands espaces, aux actions aventureuses et multiples, aux fusillades pétaradantes, se transforme sans qu’on y prenne garde en un film quasiment de dialogues, aux actions parcimonieuses, aux pétarades se limitant à un coup de feu, peut-être deux, sur toute la durée du film.

Est-ce que ce serait cette surprise là qui serait responsable de la mauvaise presse de ce film inattendu ? Peut-être. Mais c’est en tout cas la preuve encore une fois que sous l’emballage du classicisme westernien pouvait couver bien autre chose, et cela sans attendre la fin de l’âge des monstres sacrés.

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