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23 septembre 2008

La vengeance aux deux visages (One-eyed jacks)

L’autre côté du miroir

Dans notre match dominical, Madame avait tiré les blancs, donc le droit de jouer la première et de choisir le film du début de soirée. Je dois avouer que le coup n’était pas mal joué : un Sean Penn sur un condamné à mort qui se livre à une bonne sœur. Mais j’avais un atout ! Ce que Madame n’avait pas vu, c’est que j’avais fait une sieste dans l’après-midi. Et surprise, j’ai tenu jusqu’au bout sans m’endormir (en fait si, un peu par moments, mais ma technique est au point et c’est à peine si ça se remarque ; en tout cas elle n’y a vu que du feu). Résultat, c’était à mon tour de jouer. Et là, pas d’état d’âme à avoir. Pas de quartier. Si t’as pas un retour de service gagnant, t’es sûr de te faire avoir à la relance. Alors, il faut mettre le paquet, à l’instinct, sans réfléchir. Le choix a été immédiat. Western ! Le premier sur la pile de DVD : « La vengeance aux deux visages ». Et là, en prenant la boite, juste après qu’il soit trop tard pour revenir en arrière, un immense doute : mon Dieu, y’a Marlon Brando ! Je me suis tiré une balle dans le pied tout seul. Et du premier coup encore … Mais après tout, maintenant que c’est fait, il faut assumer mine de rien. Ne rien montrer, surtout ne pas trahir le doute face à l’adversaire. Un sourire, on s’installe, et banco ! Advienne que pourra …

Ca commence par une attaque de banque de Sonora. Le chef de la bande, Johnny Rio (Marlon Brando) est assis sur le comptoir pendant qu’un complice (Doc / Hank Worden, le pasteur de l’Alamo de John Wayne ; c’est à peine si on le reconnaît tant son rôle est court et quasiment muet, mais ça me fait tellement plaisir de citer le nom d’un de ces spécialistes des rôles de 23ème plan sans lesquels le western serait resté un genre stérile. Dans la même veine, on aura aussi plus loin les apparitions de Rodolfo Acosta en capitaine de la police mexicaine, ou de William Forrest au guichet d’une autre banque. Sans compter l’apparition de Timothy Carey en odieux macho fêtard - encore qu’avec Timothy Carey, on soit plus dans le lourd - ) se fait remettre la caisse. Rio surveille les clientes parquées sur le côté (les clients mâles sont couchés face au sol) pendant le braquage, un œil amusé par une d’entre elles qui tente de dissimuler une bague. Avant de sortir finalement, après que les complices (et on voit apparaître son second, Dad Longworth / Karl Malden) aient chargé les sacoches pleines du butin sur les montures garées devant la banque, dans une lenteur charmeuse et le sourire enjôleur, il prend le temps de récupérer la bague subtilisée en concluant d’un hochement du canon de son revolver qu’on a davantage l’habitude de voir effectué par le doigt d’une mère attendrie tançant son galopin de rejeton.

Puis les trois forbans montent sur leurs chevaux et se dirigent vers la sortie de la ville, cependant que les clients sortent de la banque et ameutent les passants puis la police montée. Les gredins atteignent la ville voisine pendant que la poursuite s’organise et ont le temps de s’y séparer : Doc et Dad vont faire un tour dans une maison close où Dad entreprend un tête-à-tête à l’étage tandis que Doc fait la fête avec les filles restantes dans la salle principale du rez-de-chaussée ; Rio va jouer le joli cœur auprès d’une jolie bourgeoise à mantille en lui servant un discours visiblement bien rôdé de ténébreux au cœur tendre offrant en gage de sa passion la bague que sa mère lui aurait léguée sur son lit de mort (eh oui, la bague de la cliente a vite trouvé un nouvel emploi). La police arrive sur ces entre faits et investit la maison close, laissant Doc sur le carreau tandis que Longworth parvient à s’enfuir et à foncer alerter Rio près de conclure. La bague est récupérée en une seconde au doigt de la belle et les deux compères s’enfuient au triple galop, la milice sur les talons.

La poursuite les mène aux portes du désert au sommet d’une colline où le cheval de Rio est abattu. Profitant de leur position en surplomb, les deux fuyards font une pose de réflexion et décident de se séparer : Rio restera pour soutenir le siège et Longworth ira à la ferme voisine récupérer des montures fraîches. Le choix des rôles se fait au tirage au sort, truqué cependant par Rio qui se sacrifie volontairement pour la position la plus ingrate. L’amitié des deux complices n’est donc pas à sens unique, Longworth n’ayant pas hésité à réduire ses chances d’échapper à la milice en allant prévenir Rio chez sa dulcinée, et Rio prenant la place la plus périlleuse sur la colline.

Arrivé à la ferme, Longworth obtient dans un premier temps les deux chevaux convoités, puis se ravise et détale vers la liberté en gardant le butin pour lui seul. Pendant ce temps, la Garde finit par se saisir de Rio à l’occasion d’un vent de sable aveuglant et se lance à la poursuite du fuyard. Arrivés à la ferme, ils constatent avec Rio la désertion de son ami, et cessent la poursuite en se contentant de leur seul prisonnier trahi.

Cinq ans plus tard, Rio parvient à s’évader en compagnie de Chico (Larry Duran), son compagnon de chaînes, de la prison de Sonora qui l’a retenu depuis sa capture. Un seul objectif le tient : retrouver la trace de Longworth et lui faire subir sa vengeance. Rio et Chico écument alors les endroits où Longworth pourrait être connu et finissent par tomber sur Bob Amory (Ben Johnson) et Harvey Johnson (Sam Gilman), une paire de gredins qui, impressionnés par la réputation de Rio, accepte de les mettre sur la voie en échange de leur participation au braquage de la banque de Monterey, la ville dont le traître est justement devenu sheriff.

Le centre de l’histoire est ainsi atteint, avec le déroulement des retrouvailles, la mise en place de la vengeance de Rio, l’organisation de la défense de Longworth. Là se situent les deux seuls vrais rôles féminins du film : Maria (Katy Jurado, « la » femme mexicaine du cinéma américain des années 50), la femme de Longworth, et Louisa (Pina Pellicer et sa magnifique voix grave et chaude dans un corps si frêle et si fluet) sa belle-fille.

C’est à ce moment là que Madame finit par s’extraire de son fauteuil et se diriger vers la chambre à coucher. J’avais gagné la manche de ce dimanche soir. Encore qu’on avait frôlé la catastrophe, parce que pour un western, on était un peu loin des cavalcades habituelles et des caractères tranchés. Diable, cet animal de Brando m’avait fichu la trouille. C’est que non seulement il nous la jouait ténébreux et « j’en pense pas moins » comme il sait (ou plutôt savait) tant le faire, mais en plus, après la défection de Stanley Kubrick qui avait entamé le travail, il s’était mis lui-même à la réalisation pour la première et seule fois de sa carrière.

Et de fait, outre l’histoire qui n’est pas des plus mauvaises, on a droit à une étude de caractères à laquelle le western de genre ne nous avait pas habitués. La plupart des personnages principaux sont à facettes multiples. Nul n’est bon ou mauvais. Chacun porte une part d’ombre et une part de lumière. Et les caractères sont rendus presque davantage par les expressions, les silences, que par les discours et les actes. Les bagarres sont quasiment stylisées, chorégraphiées, voire même au-delà du crédible. Rio s’emporte contre Amory, et c’est un gladiateur qui se dresse de sa chaise et renverse la table de poker, qui recule à pas lents en envoyant promener d’une ruade la chaise renversée qui gène son déplacement, qui se retourne comme dans un pas de danse dans la continuité du mouvement pour enfin sortir de la pièce. Rio corrige un ivrogne rudoyant une prostituée, et c’est à peine si l’on croit que les coups sont effectivement portés tant ils suintent l’amplitude théâtrale jusqu’au décoiffé excessif. Les paysages sont majestueux dans leur nudité, fait d’abord de désert de sable desséché balayé par un vent aveuglant, puis de plage de sable plantée ça et là de pins et bordée d’une houle furieuse. Une plage quasi méditerranéenne qu’on s’attendrait à voir se peupler de jeunes hellènes en toge et sandales. Mais autant le désert de sable est un paysage récurent du western, autant le bord de mer est une exception, et le passage de l’un à l’autre entre le début et la fin du film souligne la transmutation du film de genre en tragédie grecque. De même, la traversée initiale du désert minéral fait-elle entrer les protagonistes dans l’univers tragique en les isolant du monde commun, comme la traversée inverse d’un sable alors devenu fertile les fait ressortir du drame et rejoindre la vie ordinaire où la rédemption referme l’écrin de silice qui les avait enfermés. Ils étaient passés de l’autre côté du miroir, avant de le retraverser au retour. Miroir qui justement est construit de métal plaqué sur du verre, silice fondue, comme la violence des armes de fer est ici bornée par le sable, silice soumise au feu de la tragédie.

Mais quelle est la nature de ce drame ? Un jeune homme (que Longworth appelle « Kid » tout au long du film, référence évidente à Billy The Kid, mais également à un statut d’enfant, ou mieux à une position de fils) se révolte contre la faute commise par un père (le prénom de Longworth est ici « Dad »). Le nom du jeune homme est Rio, en référence à la tempétuosité et à la fertilité de la rivière, porteuse de vie et d’espoir, alors que celui de son adversaire est Longworth (littéralement « utilité de la durée »). La force et l’espoir de la jeunesse contre la faute de l’âge qui transige, qui négocie, qui échoue. La vengeance passe ainsi par la réfutation de l’autorité de mâle de l’adversaire sur les femmes de sa maison. La mère, Maria (et le prénom marial n’est pas ici un hasard), est intouchable par principe. Mais la jeune vierge de la maison du père (du beau-père en fait, ce qui permet une distance préservant les apparences de la parabole) est par contre accessible. Et c’est à travers elle que viendra le châtiment, puis le pardon, la rédemption, et finalement la vie. Le rapt des vierges aurait été encore plus clair si Louisa s’était appelée Sabine, mais a-t-on réellement besoin qu’on nous offre toutes les clés ? L’allégorie du conflit d’Œdipe et de son roi de père est déjà suffisamment transparente pour donner à penser.

Quand le mot fin apparut sur l’écran (en fait le mot « The End » ; ce n’était quand même pas parce que Madame était partie se coucher depuis un bon moment que j’étais allé jusqu’à revenir à la VF), je me disais que j’avais peut-être gagné la partie un peu injustement. Et puis surtout que finalement, je ne l’avais pas tellement gagnée : je m’étais tapé plus de deux heures de tragédie grecque théâtrale en diable, codée de bout en bout, en VO de surcroît, et qu’en plus j’avais aimé ça ! Madame ne le savait pas, mais en fait elle avait encore gagné cette manche. Mais je veux bien manger une pleine assiette de légumes au wok si un jour je le lui dis. Ah les femmes !...
(Egalement publié sur Cinemaniac.fr)

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