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28 septembre 2008

L’ange des maudits (Rancho notorious)

Les perles de poussière

Un avantage du cinéma, c’est qu’on n’arrête jamais de se laisser surprendre par des perles inattendues. Bien sûr, il faut pour cela garder un œil ouvert par lequel, inévitablement, passent bon nombre de fadaises. Mais quand on tombe sur l’oiseau, on ne regrette subitement plus rien des tièdes brouets qu’on a dû ingurgiter pour en arriver là. Il faut aussi de temps à autre se replonger dans un fond aujourd’hui centenaire, y tremper les mains parfois jusqu’aux coudes, pour en ressortir une pépite souvent poussiéreuse étonnamment oubliée. Quelques repères aident évidemment épisodiquement à orienter le tâtonnement, bien qu’il n’y ait jamais réellement de certitude. Ainsi, si un jour un heureux hasard fait venir ensemble Marlène Dietrich, Mel Ferrer, Fritz Lang, et Arthur Kennedy, on se dit rapidement qu’on est sans doute tombé sur quelque chose. Si le tout est rangé dans la catégorie western, on a bien un petit temps de surprise avant de se dire qu’après tout, on pourrait jeter un œil. Et quand le titre apparaît après un bon coup de plumeau, « Rancho notorious » en VO, ou « L’ange des maudits » en VF, daté de 1952, on se dit qu’on ne s’est pas donné tout ce mal pour rien, et on s’installe face à l’écran, prêt à une plongée surprise.


Affiches USA (moviepsterdb.com)

L’histoire raconte le parcours de Vern Haskell (Arthur Kennedy) dont la fiancée, Beth Forbes (Gloria Henry), est assassinée à une semaine des noces par un bandit de passage. Criant vengeance, Vern se lance à sa poursuite. Il découvre le corps du complice du bandit, qui lui indique avant de mourir leur destination, le Chuch-a-Luck ranch, sans autre précision si ce n’est que c’est un havre pour hors-la-loi entre deux méfaits. C’est muni de ce seul indice que Vern poursuit alors sa quête durant laquelle il peaufine son habileté au tir et recueille des informations sur la tenancière du ranch, Altar Keane (Marlène Dietrich), une fille de bar ayant fait fortune au jeu de Chuck-a-Luck, et sur son compagnon, Frenchy Fairmont (Mel Ferrer), à la réputation de tireur le plus rapide de l’Ouest.


Affiche Australie (movieposterdb.com)

Il finit par trouver la piste de Frenchy, sous les verrous après une algarade de saloon, parvient à se faire emprisonner dans la même cellule et à gagner sa confiance. Les deux s’évadent ensemble et Frenchy emmène son acolyte au fameux Chuch-a-Luck ranch où ils rejoignent Altar Keane et toute une bande de mauvais garçons hébergés là en échange de 10% de leurs butins. Faisant mine de partager leurs penchants, Vern continue alors son enquête sur place pour identifier l’assassin de Beth parmi tous ces malfrats, allant même jusqu’à séduire Altar pour tromper sa vigilance et en apprendre à son insu une information capitale.


Affiche France (movieposterdb.com)

Comment décrire cet étrange objet qui tient autant du western que du film noir ? Tout au long du film, on ne peut s’empêcher de se dire que le film fonctionne à plusieurs niveaux, comme si Fritz Lang avait pris un parti a priori d’utiliser les codes du western, mais pour raconter une histoire qui n’entre pas dans les rails habituels du far west.

Affiches Espagne (movieposterdb.com)

D’ailleurs, si les acteurs choisis pour les seconds rôles sont des habitués du genre, avec un Jack Elam ou un Frank Ferguson sans surprise, on ne peut pas en dire autant des premiers rôles. Mel Ferrer, avec sa distinction de dandy british, est bien loin de l’image qu’on se fait d’un cow-boy roi du pistolet. Arthur Kennedy porte sur sa physionomie tant de personnages de gangsters qu’on a du mal à ne pas se demander quand il va enfin enfiler son costume de flanelle et son feutre au son d’une sirène de voiture de police. Seule parmi les trois, Marlène Dietrich parvient à enfiler la peau de l’ex-fille de bar, peut-être grâce à quelque chose entre une dignité et une gouaille naturelles.


Affiche Argentine (movieposterdb.com)

La musique elle-même est d’une tonalité indéniablement « western », mais avec un style récitatif inhabituel des paroles dont le refrain est repris à de nombreuses reprises dans le courant du film. Au bout du compte, la chanson du générique, répétant qu’il s’agit d’une histoire de haine, de meurtre et de vengeance (« A tale of Hate, Murder, and Revenge »), finit par devenir lancinante et parfois envahissante.

Affiches Italie (movieposterdb.com)
Malgré tout, on se laisse absorber dans cette histoire, et c’est aussi cela qui fait un étonnement du film. Les codes sont là, ou presque. Il ne manque peut-être que les thèmes de la religion et de la patrie pour en faire un western classique au sens de John Ford ou de Howard Hawk. Mais il règne une ambiance étrange de décalage qui retient l’attention. Il serait étonnant qu’elle tienne à une maîtrise aléatoire du genre par Fritz Lang. On pense bien vite à un phénomène de genre de « Johnny Guitar », sorti à la même époque (1954), où Nicholas Ray se sert ouvertement du western pour traiter autre chose.

Affiche Belgique (movieposterdb.com)
Là, derrière un habillage de chevaux et de pistolets, Fritz Lang se plonge en réalité dans les tourments de l’âme d’un homme blessé, dans les affres de la haine, de la violence, de la vengeance. Contrairement à la trame classique qui ferait probablement que le coupable serait abattu par le vengeur avant que l’histoire finisse sur une cicatrisation par onguent de bons sentiments, il y a là une confiance étonnante dans l’institution, dans la police, dans la justice. Et c’est finalement comme par accident que survient le dénouement.

Affiche Suède (movieposterdb.com)
La place du trio femme / compagnon / séducteur n’est par ailleurs pas un classique du genre mais tient bien davantage du film policier ou du film noir de années 50. De même pour le travail sur la duplicité, celle de Vern qui est un autre visage de l’obstination admirable, face à la sincérité et à la franchise d’Altar Keane qui pose d’emblée les règles d’une ligne de conduite et qui s’y tient. Et c’est lorsqu’enfin ces règles sont violées presque à son insu que se noue le drame. Comme si la confrontation entre le bon droit de Vern et la marge sociale dans laquelle évolue Altar ne pouvait trouver de résolution que dans la violence d’un dilemme explosif et délétère.

Affiche Allemagne (movieposterdb.com)
Comme souvent, les noms des personnages ne sont pas innocents. Celui de Vern, Haskel, qui prend une dimension très explicite dès qu’on en réarrange l’orthographe en Ask Hell, celui qui fait alliance avec l’enfer, un genre de Dark Vador qui plonge du côté sombre de la force, même avec les intentions les plus justes au départ. De même celui d’Altar Keane, dès lors qu’on comprend qu’ « Altar » désigne en anglais l’autel sur lequel se donne la communion, et que Keane, ré-écrit « Keen » désigne quelque chose d’aigu, de pointu, de très bon, aussi bien qu’une lamentation. Il y a ainsi d’emblée dans cette femme, malgré sa façon de vivre, quelque chose de droit, de sincère, de pur. La rencontre de Vern et d’Altar est finalement une lutte du bien contre le mal, mais d’un bien teinté de mal contre un mal teinté de bien. On comprend alors que les destins de chacun étaient noués dès le départ, scellés dans le marbre d’une destinée tragique, et que la réplique d’Altar à Vern : « Je voudrais que tu partes et que tu reviennes il y a dix ans » n’est pas un simple effet de style mais une prière désespérée contre la fatalité inexorable de la vie.

Quand je vous disais qu’on trouve des perles sous la poussière …

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