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23 septembre 2008

Serpico

Intermède

Un petit intermède dans les avant-premières et la compétition deauvillaise pour se replonger dans un aspect de la rétrospective Sidney Lumet qui y était présentée. D’autant que « Serpico », un film de 1973, passait ces jours-ci sur le satellite. Alors, c’était l’occasion de faire d’une pierre deux coups. Et comme on a déjà parlé ici de « 12 hommes en colère », de « Find me guilty », et de « 7h58 ce samedi-là », on dira que ça fait comme une petite série, ma petite rétrospective à moi, quoi. C’est pas beau, ça ? Et réservé à l’usage privé et très exclusif des abonnés de la Sylvain Etiret Company. Inutile de remercier, c’est normal. Si, si, …

Le film s’ouvre sur le visage de l’Inspecteur Serpico en sang suite à une plaie par balle à la pommette et qu’une voiture de police amène en trombe à l’hôpital où il est pris en charge et mis sous protection. Quelques visiteurs, dont ses parents et quelques policiers, sont autorisés à son chevet. Commence alors un long flash back remontant au début de la carrière du blessé.

On apprend ainsi que Frank « Paco » Serpico (Al Pacino), intégrant la police de New-York dès sa sortie de l’Académie, a commencé sa carrière en uniforme, avant de s’y sentir à l’étroit. Rapidement, il a du mal à concilier sa conception intègre du métier et les pratiques douteuses de nombre de ses collègues. Allant de commissariat en commissariat, il ne se sent à son aise qu’en solo et en civil, dans une tenue négligée lui conférant un statut d’original mais qui lui permet de se fondre dans le paysage. Confronté au règne du pot-de-vin, voire du racket, au sein même de la police, il refuse d’y prendre part en en restant d’abord à l’écart, puis en tentant, avec l’aide de Bob Blair (Tony Roberts), d’en informer les instances de la police, jusqu’au Prefet et au Maire, mais sans réponse de leur part..Il s’attire ainsi de solides inimitiés, se transformant en animosité de plus en plus ouverte lorsqu’il parvient à faire ouvrir une enquête interne des services. Néanmoins, l’enquête traîne en longueur et Serpico se résout enfin à porter l’affaire dans la presse. Dans cette ambiance délétère, sa vie privée est largement chahutée, avec la démission successive de deux compagnes épuisées, Leslie Lane (Cornelia Sharpe) puis Laurie (Barbara Eda-Young). Sa carrière est également chaotique, au gré des mutations dans des services de plus en plus durs, jusqu’à ce qu’il se trouve pris sous le feu d’un malfrat sans que ses collègues interviennent.

Le film, sorti en 1973, retrace des faits réels, l’histoire du vrai Frank Serpico se déroulant de 1959 à 1971. Tourné ainsi moins de 2 ans après la conclusion de l’histoire - autant dire à chaud -, il fait partie de ces réalisations, dont les étatsuniens sont friands, qui dramatisent quasiment dans la foulée les évènements marquants de la société. Après avoir fait ses classes en travaillant pour la télévision, Sidney Lumet s’est de son côté fait une spécialité du traitement des affres de la société étasunienne. Cette histoire de la corruption généralisée à l’intérieur de l’appareil policier d’un état dont le cheval de bataille est la vérité, l’honnêteté, la confiance, ne pouvait que faire vibrer chez lui une corde particulièrement sensible.

Que dire sur un monument comme « Serpico » qui n’ait pas déjà été dit ? Je ne sais pas. Et après tout tant pis si tout a déjà été dit. Qui se plaindra qu’on y insiste à nouveau ? La difficulté, évidemment, tient dans le fait que se mêlent intimement les enjeux de société et les aspects cinématographiques, le fait que la question soulevée par l’aventure du vrai Serpico est à la fois exemplaire de la déconfiture d’un système et des possibilités de corrections qu’il porte en lui-même, et le fait que le film est loin d’être un simple reportage mais possède des vertus de réalisation proprement dite. Et de ce seul point de vue, le voyage vaut le détour.

Je ne sais pas où on en était, à l’époque, de la mode du tournage caméra à l’épaule, mais on en a là un exemple frappant. Même si on a depuis été abreuvé de ce genre de sport, pour en arriver à des caricatures comme dans la fresque de Jason Bourne et de sa peau aux couleurs de mémoire, de mort, ou de vengeance. Ceci dit, si on n’aime pas le genre, autant prendre tout de suite une aspirine …

Pour le reste, on n’en était pas encore arrivé à l’ère du flash back perpétuel avec allers et retours saccadés entre le présent, le passé, parfois le futur. Il y a encore ici un souci de la narration linéaire qui permet de suivre un tantinet l’action. Et pourtant, on reste scotché devant l’écran de bout en bout. Comment a-t-on pu l’abandonner au profit de l’espèce de la lessiveuse temporelle qui vous ballade et vous noie comme dans « 7h58 ce samedi-là » ? Si vous tombez sur Lumet un de ces jours, posez lui la question de ma part ; moi je n’ai toujours pas compris. C’est tellement plus satisfaisant, en tant que spectateur, de se sentir embarqué dans une histoire qui vous emmène d’un point à un autre plutôt que de se sentir ballotter sans trop comprendre ce qui se passe. Mais la logique du réalisateur n’est peut-être pas celle du spectateur. En tout cas, Lumet n’était, en 1973, pas tombé dans cette marmite là et le résultat est bluffant. Tout au plus a-t-on une introduction suivie du flash back que sera le reste du film. Introduction qui sera reprise presque à l’identique, et avec le même Al Pacino, dans « L’impasse » (« Carlito’s way ») de Brian de Palma en 1993, sur le thème très analogue de l’homme seul face à tout un système dont il tente de se séparer. Est-ce réellement par hasard ou n’est-ce pas plutôt le tribut de de Palma à son aîné ?

Evidemment, il y a bien déjà un petit côté course de fond, avec des sauts dans le temps, marqués par les changements de coiffure, de vêtements, et si on n’y faisait pas attention, par les changements de la taille du chien de Serpico, adopté jeune chiot peu après le début du film, et qui grandit au fil du temps. Il faut dire que ce chien, un genre de berger landais à poil long, est un véritable baromètre de l’avancée du temps et de l’humeur du personnage central. Non seulement sa taille, mais aussi celle de sa tignace qui croît parallèlement à celle de Serpico et de son festival de galurins. Mais aussi cet aspect d’ours mal léché, hirsute et négligé, les poils lui barrant le regard comme Serpico se cognant comme un aveugle aux murs de la corruption généralisée. Mais aussi cet aspect de boulle de poils d’animal en peluche comme l’est ce Serpico avec son cœur de collégien, bardé d’idéaux au risque de ne pas voir s’éloigner ces deux femmes qui le quittent à force de trop l’aimer. Et tous ces repères, ultime prévenance pour le spectateur, font comme une bouée de sauvetage pour celui qui se sentirait un peu perdu dans le temps haché du film, même s’il reste linéaire.

Dire que le film repose sur les épaules d’un Al Pacino omniprésent est d’une banalité frappée d’évidence. Et pourtant, comment ne pas le signaler ? Ils ne sont pas si nombreux, les comédiens qui auraient pu porter le film de cette façon. Ceux qui auraient été capables de faire même oublier le vrai Serpico pour incarner et identifier à ce point le mythe du justicier rédempteur. De fait, près de 35 ans après les faits, qui se souvient du vrai, et qui a oublié l’image ? Quand Olivier Marchal explique que c’était la photo d’Al Pacino qui trônait derrière son bureau à ses débuts dans la police, qui s’étonne qu’il n’y ait pas accroché celle du vrai policier ?

Car c’est bien de justice, de rédemption, d’idéal, qu’il est question. Mais pas sous la forme d’un compte de fée édulcoré. Plutôt sous la forme d’un de ces héros modernes qui ne montent aux branches de l’arbre de la morale qu’en se couvrant d’écorchures, qu’en en glissant sans cesse tant ils ont trempé les mains dans le cambouis et l’huile de vidange issue du carter fissuré d’une société tourmentée. Une société où le bien et le mal se mélangent à ce point qu’il faut en sentir les coups pour enfin accepter de ne plus en tolérer les vicissitudes. Serpico est cet homme couturé et couvert de boue, humain dans sa révolte timide avant de tourner à l’obsession, dont l’éclat est essentiellement intérieur.

Et c’est de la rencontre improbable d’une histoire, d’un réalisateur, et d’un acteur, à un moment donné, que prend source le caractère si particulier du film.

Malgré tout, revoir « Serpico » aujourd’hui, c’est aussi se replonger dans une époque fortement datée. Il y a quelque chose de désuet dans la forme, dans l’image, dans les décors, dans les costumes, jusque dans la tendance manichéenne du combat du policier. Les doutes sont bien sûr là, la tentation de « vivre et laisser mourir » aussi, mais l’idéal libertaire des années 70 imprègne chaque image, chaque seconde du film. Les nostalgiques diront qu’on retrouve l’âge d’or d’avant la décadence libérale et égocentrée actuelle. Les autres qu’on a décidément bien avancé aujourd’hui par rapport au mythe d’une justice immanente, qu’on a bien mûri par rapport au rêve post-soixante-huitard d’un être humain potentiellement honnête et juste.

Quoi qu’il en soit, « Serpico » marque pour le moins une époque, pour le plus une conscience.

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